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Les accusations de paraphrase à travers les âges

3.2. LE JUGEMENT TRANS-HISTORIQUE DE PARAPHRASE

3.2.1. Les accusations de paraphrase à travers les âges

Un exemple un peu grossier servira de première illustration à ce phénomène. On se rappelle sans doute ce qu’écrivait E. Valton1, à propos de l’explication française :

Vous avez à expliquer un passage au hasard ; c’est-à-dire à en déterminer le sens ; ce qui n’est pas toujours aussi facile que vous pourriez le croire. Les grands écrivains laissent souvent beaucoup à faire à la pensée de leurs lecteurs ; c’est cela même qu’on vous demandera ; un développement, la traduction en langue vulgaire d’une proposition exprimée en termes énergiques et concis.

Valton n’appelle pas paraphrase la pratique qu’il décrit – il n’utilise d’ailleurs pas ce mot dans son court traité ; mais pour les auteurs de deux ouvrages récents qui citent ce passage, il s’agit bien là d’une paraphrase. P. Caglar, dans un article sur « Les origines de l’explication de texte » (1995) met clairement en lumière l’origine de la pratique de Valton, héritée de la prélection, dont notre passage décrit l’une des étapes, qui consiste en « un développement, sorte d’amplification ou de paraphrase » (p. 47). Cette remarque de Caglar est incontestable, si l’on entend paraphrase dans son sens strict2. Mais É. Ravoux-Rallo et S. Guichard, auteurs d’un ouvrage sur L’explication

de texte à l’oral des concours (1996), s’emparent de cette référence pour affirmer

(p. 8) :

Nous voyons aussi dans cette description les principaux défauts des explications entendues trop souvent aux oraux du CAPES : paraphrase, traduction en français « moderne » de ce que l’auteur a déjà écrit, beaucoup mieux […].

Il n’est pas indifférent de savoir que Caglar, Ravoux-Rallo et Guichard ont été membres de jurys de concours et à ce titre non seulement habilités à juger les

candidats, mais encore à écrire des rapports qui parlent de paraphrase3… Que des jurys

récents condamnent comme paraphrase ce que prônait un auteur de manuel il y a un siècle et demi, rien de vraiment scandaleux – encore qu’il soit surprenant de considérer comme un défaut une pratique textuelle perçue comme autrefois légitime : on voit là poindre l’idée du progrès « scientifique » que représenterait l’introduction de modes de discours différents dans l’analyse littéraire : cette idée n’est pas le moindre ressort de la « croyance littéraire » actuelle4.

Mais ce qui est plus étrange est de se dire qu’à la même époque, la paraphrase était déjà condamnée, comme en témoigne un rapport de 1845 (deux ans avant la parution de l’opuscule de Valton) qui regrettait l’« oiseuse paraphrase » (AG 1945,

1. Valton (1847, p. 20). Ce passage a été cité in extenso et étudié supra, p. 59 (1.3.3.).

2.C’est-à-dire au sens de reformulation où les voix de l’auteur et du commentateur se mêlent : c’est ainsi que je proposais de circonscrire le sens de paraphrase dans le premier chapitre de ce travail (voir supra, p. 88 sq.), ce qui permet de rendre compte du sens premier et de la pratique discursive d’origine. Sur la paraphrase dans la prélection, voir supra, section 1.2.

3.Cf. le rapport de Caglar (CLM[E] 1994, p. 178) et ceux de Guichard (CLM[E] 1988, p. 31 ; ALM[E] 1997, p. 217) qui stigmatisent tous la paraphrase.

p. 527)… On dira que Valton est un simple agrégé et que le rapporteur de 1845 n’est pas redevable de ses propos. Certes, mais le même rapporteur ne dit rien sur l’explication de texte et l’on doit supposer qu’il ne savait pas formuler lui-même très clairement ce qu’il attendait1 : la représentation de l’épreuve s’est construite peu à peu, par la pratique ; dès lors, l’avis de Valton est intéressant en ce sens qu’il donne une certaine représentation de cette époque, la seule finalement formulée2. Et il ressort de cette confrontation que l’on peut nommer aujourd’hui paraphrase une pratique ancienne dans laquelle on croit reconnaître un défaut actuel, quand le mot à l’époque désignait déjà un défaut – mais un autre… On voit bien dans cette tentative d’archéologie par Caglar et Ravoux-Rallo des discours métatextuels comme un écho à celle de Branca-Rosoff, qui faisait de Batteux, on s’en souvient, l’ancêtre des « mauvais élèves, ceux dont on dit “qu’ils paraphrasent le texte”3. »

L’explication de texte traditionnelle est souvent qualifiée de paraphrastique dans des raccourcis historiques audacieux… A. Rouxel (1996, p. 93) peut ainsi affirmer :

La paraphrase est une pratique problématique […]. Elle représente pourtant une des formes les plus anciennes du commentaire de texte […]. Jusqu’à la fin des années soixante, elle a façonné le discours scolaire sur les textes. Depuis, la prise en compte des travaux de la linguistique et de la Nouvelle Critique a contribué à la faire reculer.

Voilà exprimée ce qu’un autre auteur, V. Houdart-Merot (19984), appelle la « fracture

des années 1960 »… Anne-Raymonde de Beaudrap la situe précisément, dans son ouvrage sur Le commentaire de texte en français (1994), à l’année 1969, où l’exercice de commentaire composé est introduit aux épreuves du baccalauréat5, une année de rupture. Esquissant une « histoire scolaire de la paraphrase », elle écrit (p. 105) :

L’influence de la critique de Sainte-Beuve (ou d’une déformation de celle-ci) est probablement à l’origine d’un certain type de lecture des textes. Les travaux de Lanson ont surtout permis un renouveau de l’analyse des textes dans les milieux universitaires alors que la pratique scolaire restait marquée par l’amplification héritée de l’explication des textes latins. Commenter un texte jusqu’en 1969, c’était d’abord en expliquer le « fond », c’est-à-dire le paraphraser puis en étudier la forme pour en souligner l’adéquation au fond. Cette méthode d’analyse expliquant ou paraphrasant le texte initial a donc une longue histoire scolaire. Il faut, en effet, attendre la définition du commentaire composé en 1969 pour que cette pratique soit explicitement condamnée.

1.Cf. Chervel (1993, p. 233), à propos des conseils en matière d’explication française dans les rapports des jurys des agrégations de grammaire et de lettres, avant 1880 environ : « Ce qui frappe, c’est que, tout en critiquant sévèrement les candidats, les deux jurys se montrent longtemps incapables de leur fixer une ligne de conduite précise. »

2.C’est d’ailleurs en ce sens que Caglar et Ravoux-Rallo et al. le citent.

3. Branca-Rosoff (1990, p. 149). Cf. supra, p. 51 (1.2.5.). 4.C’est le titre de la troisième partie de son ouvrage.

Préalablement, commentant une circulaire de l’Inspection générale datant de 1957 qui rappelait la finalité morale de l’explication de texte1, Beaudrap affirmait (p. 12) :

Un tel texte est, bien sûr, la porte ouverte à une régression de l’exercice, puisque celui-ci devient prétexte à une analyse morale. On peut se demander si cet amalgame n’est pas à l’origine d’une pratique fréquente chez nos élèves : commenter un texte, c’est le paraphraser, c’est-à-dire le raconter en louant ses mérites (comme le demandent certains libellés) et en montrant son importance pour la formation personnelle.

La rupture est donc franche, pour Beaudrap, qui l’éclaire ainsi (p . 105) :

Cette évolution s’explique, bien entendu, par un développement des méthodes d’analyses textuelles à cette époque. Cependant, nous ne pouvons pas considérer la paraphrase aujourd’hui comme une simple procédure erronée alors que pendant des siècles, les élèves ont été formés à bien la réaliser. Nous devons comprendre qu’elle est une phase normale dans la lecture des textes et que seul un enseignement précis des outils d’analyse donne les moyens à un élève d’aller plus loin dans sa lecture.

J’ai reproduit ces longues citations parce qu’elles sont à mes yeux significatives d’un discours assez répandu actuellement dans certains cercles didactiques, qui veut voir à tout prix des ruptures épistémologiques2 là où s’opèrent souvent de simples adaptations3. Passons d’ailleurs, parce que là n’est pas l’essentiel, sur les approximations historiques concernant les « travaux de Lanson4 », sur l’oubli des

1.Extrait : « commentaire moral et commentaire littéraire se soutiennent mutuellement. Ce n’est pas assez dire. Bien souvent ils ne font qu’un, du moins à leur point d’origine, à ce moment où la réflexion s’exerce à la fois sur l’expression et sur la pensée. Le besoin de clairvoyance et de lucidité que cette réflexion développe est déjà un progrès moral. »

2. Le discours de rupture a été réactivé dans les années 1980 à propos des nouveaux programmes de 1981 (cf.

par exemple Chanfrault-Duchet, 1997, p. 5) ou de la lecture méthodique, présentée souvent comme l’anti-explication de texte : cf. les écrits typiques et désormais canoniques – sur lesquels je reviendrai plus loin (voir

infra, p. 157, n. 5) – de Descotes (1989), Descotes (1995), Pagès (1989), Pagès (1990).

3.L’exemple donné ici, pour être caricatural, n’en est pas moins représentatif, quand il accorde à une instruction ministérielle (celle de 1969) le pouvoir de marquer une rupture franche avec un pratique présentée comme

multi-séculaire… Simone Delesalle, dès 1970, avait bien prévu qu’avec le commentaire composé nouvelle manière, il

était possible de « se réfugier dans les techniques nouvelles sans les insérer dans une interrogation globale sur les textes » ; et, de fait, le « renouvellement technique » qu’opère le commentaire composé ne règle pas le « problème idéologique » qu’elle décèle dans les fondements de l’explication de texte (1970, p. 94).

4.Que Lanson ait plus marqué l’université que le secondaire est une idée fausse qui résulte de la confusion des deux apports de Lanson aux études littéraires : la promotion de l’explication de texte et de l’histoire littéraire – cette dernière étant à ses yeux réservée au supérieur, comme il le dit explicitement (1903, p. 178) : « Aussi peu d’histoire littéraire que possible. Je la réserverais à l’enseignement supérieur. » Mais l’explication de texte en a fait en réalité le « pape du secondaire » (Compagnon, 1983, p. 75) : le secondaire est bien redevable, de façon même très marquée, à Lanson, et jusqu’à une époque récente, d’autant que Clarac et Desjardins, Inspecteurs généraux des années 1950, ranimeront la flamme qu’ils croyaient voir faiblir (cf. l’hommage appuyé de Clarac [1957, p. 8] à Brunot et à Lanson). Ajoutons que la pratique de l’explication de texte à l’Université, sanctionnée par les épreuves des concours de recrutement, était considérée comme homologue à celle pratiquée dans les classes : voir supra, p. 16 (introduction générale).

« outils d’analyse » que se donnait l’explication de texte traditionnelle1, et sur la place donnée à la finalité morale de l’enseignement des lettres, qui n’a jamais disparu2.

L’important est ailleurs : dans sa volonté, sinon de réhabiliter, du moins d’expliquer la paraphrase dans les travaux d’élèves3, A.-R. de Beaudrap en vient à qualifier de paraphrastique toute pratique métatextuelle antérieure à la pratique actuelle, en se fondant non sur des critères objectifs, mais sur une conception implicite de la bonne explication, selon laquelle un commentaire qui ne mettrait pas en œuvre

les outils d’analyse aujourd’hui dominants est nécessairement paraphrastique4. Et l’on

voit bien comment, subrepticement, s’établit une hiérarchie entre un discours de « régression » et un discours qui va « plus loin » (je cite Beaudrap) : l’idée sous-jacente est que le mode actuel de lecture littéraire, marque d’une « évolution » historique, est un progrès ; c’est ce qui permet de poser qu’elle doit être le point ultime de la formation de l’élève, la paraphrase étant un passage obligé mais à dépasser : résurgence assez répandue du mythe qui fait coïncider le processus d’acquisition des savoirs par l’élève et la construction historique de ces mêmes savoirs, reportant sur le terrain de l’apprentissage une hypothétique reproduction de la phylogenèse par l’ontogenèse5

Il faut ici se rappeler, bien entendu, que la paraphrase est unanimement condamnée par tous les manuels de méthodologie, à tous les niveaux d’enseignement et par les rapports des jurys des concours de recrutement, depuis maintenant un siècle et demi. Cela fait assez clairement apparaître que le mot paraphrase ne désigne pas un mode de discours métatextuel objectivement définissable, mais bien plutôt un discours perçu comme ne réalisant pas les attentes du moment. C’est d’ailleurs ce qui rend étrange la permanence des définitions du mot, puisque l’on peut qualifier aujourd’hui

1.Rappelons que l’explication française s’est appuyée, pour s’imposer, sur le développement des études philologiques : d’où l’exigence de « précision » et de « méthode » qui caractérise tant les rapports de jurys que les Instructions officielles, comme on l’a vu à la section précédente.

2.Voir supra, p. 71 (1.4.3.).

3.Et il faut ici souligner, car c’est assez rare, cette intention, explicitée par l’auteur elle-même (p. 105) : « Cette mise au point historique semble nécessaire pour ne pas faire de la paraphrase un signe rédhibitoire de la “stupidité” de nos élèves ! »

4.Un autre exemple de ces simplifications historiques qui envisagent comme paraphrastiques (et comme non méthodiques) les pratiques métatextuelles qui se caractérisent par des conceptions qui contredisent celles qui sont affichées aujourd’hui : commentant le titre de l’ouvrage de B. Veck (d’ailleurs plus prudemment interrogatif que son contenu), La Culture littéraire au lycée : des humanités aux méthodes ? (1994), M. Lebrun (1999, p. 403

sq.) écrit : « La formule de Veck, “des humanités aux méthodes” s’applique au lycée mais peut résumer aussi

l’évolution de la conception de l’enseignement de la poésie dans les Instructions officielles du primaire et du collège. De façon sommaire, on peut dire que l’on est passé du fond à la forme […], de la glose au refus du commentaire, tout au moins de la paraphrase et du discours panégyrique. »

5.Un autre exemple du même ordre : dans une enquête où des élèves sont invités à poser des questions sur un texte, B. Veck (1992, p. 38), repère quatre catégories de questionnements dont l’un consiste à « juger » ; voici ce qu’il en dit : « Des questionnements mettant en œuvre des jugements normatifs d’ordre esthétique ou moral

relèvent d’un stade antérieur dans l’évolution des savoirs et des pratiques régissant la lecture des textes,

justifiée par la positivité des valeurs qui s’y expriment. Cette attitude consiste, une fois mis en relation, sans solution de continuité, le monde réel et celui de la fiction, à tenter d’évaluer le texte, conçu comme reproduction transparente de la réalité, par rapport à une norme d’ordre esthétique ou moral censée opérer elle aussi dans le réel et fournir une grille de référence, relevant de l’évidence du bon sens, à tout sujet conscient. » On est là, bien sûr, dans une « lecture non disciplinaire » pour Veck (ibid., p. 20).

de paraphrastique une production métatextuelle dont les promoteurs qualifiaient de la

même manière ce qui ne correspondait pas à leurs critères de réussite1

Il s’agit bien là de représentations mouvantes d’un fait en apparence stable : c’est ce qui permet, lorsque l’on interroge des professeurs sur leur formation scolaire, de voir la méthode d’explication traditionnelle des textes louée pour sa rigueur ou critiquée comme paraphrase, si l’on en croit l’enquête faite par D. Manesse et I. Grellet (1994, p. 84)2 :

On la soutient pour sa « rigueur », pour ses vertus de « solide formation méthodologique ». On la critique parce qu’elle ne constituait qu’une « paraphrase » « sans méthode » des textes, qu’elle les approchait de manière « uniforme ».

Sans s’attarder davantage sur ces accusations trans-historiques de paraphrase3, il convient de conclure en pointant la charge argumentative du mot, masquée précisément par l’apparence d’objectivité de sa définition (rendue possible par la permanence des termes définitoires employés).