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Reformulation de savoirs, discours de vulgarisation

Si l’on ouvre encore l’éventail des pratiques de reformulation, il convient (pour finir) de faire un sort à une de ses formes particulières, la reformulation scolaire. Citons C. Fuchs (1994a, p. 10 sq.) à propos du « résumeur » :

Tout comme l’exégète ou le vulgarisateur, le résumeur joue le rôle d’un « entre-deux » – selon l’expression anglaise « go-between » désignant le « messager ».

Fuchs cite à cet endroit ces mots de M.-F. Agnoletti et de J. Defferrard (1992, p. 135), parlant du « résumeur » :

Il s’approprie la pensée de l’auteur en vue de la soumettre à un tiers dont il connaît ou postule les capacités d’entendement.

Description assez exacte d’une des activités de l’enseignant. De fait, enseigner, c’est

reformuler2 : en situation magistrale d’explication, l’enseignant se présente comme détenant un savoir qu’il doit transmettre, usant pour cela de reformulations diverses du savoir qu’il détient. La reformulation peut être en amont de la classe (dans le travail de

préparation de l’enseignant3), elle peut s’opérer dans le moment même de la

production du discours magistral : la répétition d’un même contenu en d’autres termes (reformulation d’une reformulation, donc), l’explicitation ou l’exemplification4 en sont les réalisations les plus fréquentes. Mais on peut dire aussi qu’apprendre, c’est

reformuler : « “Apprivoiser” un concept doit être une démarche active de

reformulations successives », note C. Brey (1984, p. 72), qui décrit la mise en place,

1. Autre manifestation de l’interaction lecture-écriture que met en lumière Portine (1998) à propos des exercices

de paraphrase en français langue étrangère.

2. Il s’agit là du sous-titre du compte rendu d’une table ronde organisée dans le cadre de la préparation d’un

numéro de Langue française (Peytard et al., 1984, p. 10).

3. Ce savoir lui-même ayant été élaboré à partir d’un processus (qui échappe en général à l’enseignant lui-même)

de « transposition didactique », fondé sur un « ensemble de transformations adaptatives » (Yves Chevallard, 1985, p. 39). On n’abordera pas ici ce problème, bien que le processus de « textualisation du savoir » (ibid., p. 59) repose lui-même sur la reformulation (Halté, 1992, p. 55), et suppose une « chaîne de reformulation des savoirs », pour emprunter l’expression de Garcia-Debanc (1998, p. 136) dans sa contribution au numéro double de Pratiques sur la Transposition didactique en français.

4. « L’exemplificaton apparaît, en tant que “fonction interactive”, comme un cas particulier de l’activité de

auprès d’étudiants de l’I.U.T. de Ville-d’Avray, de « Travaux pratiques de reformulation ». En plus de sa vertu explicative, il faut accorder à la reformulation une fonction appropriative.

Il est remarquable que Ducrot et Schaeffer, dans leur Nouveau dictionnaire des

sciences du langage (1995, p. 477, s.v), au tout début de la définition de la paraphrase,

avant d’aborder les savantes questions liées à la question de l’identité sémantique en linguistique, fassent référence, comme en passant, aux situations de reformulations orales en cours ; je reproduis l’ouverture de la définition :

La compréhension d’un énoncé implique qu’on sache lui faire correspondre d’autres énoncés réalisant des phrases différentes, mais qui, dans la même situation, diraient « la même chose. » Ainsi, pour vérifier qu’il a été compris, le professeur demande à ses élèves de répéter « en d’autres termes » ce qu’il a dit.

Le cours est lui-même l’objet de reformulations successives à l’écrit1, dont les plus importantes sont la prise de notes (qu’elle soit spontanée ou encadrée par un dispositif pédagogique2), et la restitution du savoir sous forme d’interrogation écrite3. La prise de notes est depuis longtemps perçue comme un moyen efficace de compréhension : on peut rappeler la tradition des « rédactions » ayant cours aux XVIIIe et XIXe siècles, où les élèves devaient en fin de journée reformuler les cours de mathématiques ou d’histoire, à partir des notes prises en cours4. Si cette forme de « rédaction » a disparu, du moins comme exercice canonique, la prise de notes, envisagée comme « écrit intermédiaire », comme « écrit pour penser » (Bucheton & Chabanne, 1997, p. 4), reste un élément important des pratiques d’enseignement, et est en général présentée comme un outil important de compréhension du discours magistral – dans les classes supérieures de lycée et à l’université5. Telle est du moins sa justification dans les manuels qui lui sont consacrés, comme l’attestent ces deux exemples typiques6 :

1. Barthes, dans son article « Écrivains, intellectuels, professeurs » (Tel Quel, 1971, repris dans Barthes, 1984,

p. 345-368), écrit : « Statutairement, le discours du professeur est marqué de ce caractère : qu’on peut (ou qu’on puisse) le résumer (c’est un privilège qu’il partage avec le discours de parlementaires » (Barthes, 1984, p. 347).

2. Dans cette catégorie entre la pratique pédagogique du compte rendu de cours : cf. C. Normand (1987). Cf.

encore l’article de R. Delamotte (1996), « Polyphonie dans l’écriture », où elle analyse « l’intertextualité et le dialogisme inhérents à la pratique scripturale dans un cadre didactique ».

3. M. Charolles et D. Coltier (1986, p. 59) ont attiré l’attention sur l’importance, pour la réussite de ce type

d’écrit scolaire, de la maîtrise de ce qu’on peut appeler des micro-reformulations paraphrastiques (au niveau de la phrase).

4. Voir A. Chervel (1987, p. 23). Cf. R. Bouchard (1988, p. 49). J.-M. Wipf (1979, p. 72) cite C. Bénard qui, en

1872, critiquait cet exercice en philosophie, n’y voyant « qu’un travail servile, presque mécanique, qui n’apprend qu’à entretenir la diffusion du style. […] Si elle est utile dans une classe d’histoire, de physique, son extension est funeste dans une classe où il s’agit d’apprendre à penser soi-même et à trouver pour sa pensée une expression convenable, nette et précise. » Cette citation est intéressante, entre autres, pour l’opposition qu’elle établit entre des disciplines où l’on apprend à « penser soi-même » et les autres, où l’acquisition de savoirs peut se faire par reformulation. Cette condamnation implicite de la paraphrase s’appuie là sur un aspect important, la conception d’une pensée personnelle.

5. Encore que cela puisse faire l’objet d’un apprentissage spécifique dès les plus petites classes, combiné avec

celui de la prise de notes à partir de textes à lire : pour l’école primaire, voir Garcia-Debanc (1990, p. 93-135) ; pour le collège, voir Bessonnat (1995).

6. Il s’agit respectivement d’extraits de L. Timbal-Duclaux (1988, p. 22) et de G. Hoffbeck et J. Walter (1987,

Comprendre vraiment, intégrer vraiment, suppose que nous soyons capables de reformuler l’idée émise avec nos propres mots, selon notre propre visée. Vous devez traduire l’énoncé, selon une démarche qui s’apparente à celle du résumé. Cette traduction est la seule façon efficace de vous approprier personnellement le message : vous donnez la preuve que vous l’avez compris.

D’une manière générale, la diffusion du savoir en milieu scolaire est (par nature ?) tributaire de la reformulation1. Ces pratiques scolaires de reformulation d’un

discours de savoir2 trouvent leur répondant dans les discours de vulgarisation, qui peuvent être finalement entendus, pour détourner quelque peu la notion de J.L. Martinand, comme la méta-pratique sociale de référence de toute situation didactique

où l’élève ou l’enseignant est amené à reformuler un discours de savoir3. Le discours

de vulgarisation « produit une paraphrase des discours scientifiques » (Mortureux, 1982, p. 54), dans ce que D. Jacobi (1986, p. 18) appelle le « paradigme du troisième homme » (ibid., p. 16) :

Le vulgarisateur se trouve très exactement entre le spécialiste et le non spécialiste, virtuose des deux registres, il interprète le discours de la science en usant du seul registre commun à la pluralité des destinataires : la langue moyenne.

Il ne s’agit pas de dire que le discours d’enseignement et celui de vulgarisation sont les mêmes, mais de noter qu’ils se rejoignent dans le fait qu’ils se fondent sur la reformulation de savoirs par un « médiateur ». Cette reformulation se caractérise par sa « visée explicative » : selon C. Fuchs (1994a, p. 8 sq.), elle

opère du moins connu au plus connu (des termes techniques ou inconnus aux termes familiers), et du moins clair au plus clair (levée d’ambiguïtés, explicitation d’implicites, détection de significations cachées, dévoilement de significations allégoriques, etc.).

Cette dernière remarque fait ressortir clairement que la paraphrase ne peut être définie comme simple réduplication du même : la paraphrase, quelles que soient ses conditions de production, est un discours autre4. C’est sans doute d’ailleurs la visée explicative de la paraphrase qui lui donne son importance dans les activités scolaires, qu’elle soit produite par l’enseignant ou par l’élève.

général oscillent entre deux conceptions de la prise de note, envisagée à la fois comme activité de

compréhension et comme activité de stockage en vue d’une compréhension ultérieure.

1. Il n’est pas banal que l’un des textes fondateurs de la linguistique contemporaine, le Cours de linguistique

générale de Saussure, soit une reformulation du cours du « Maître » par ses étudiants, comme le rappelle A.

Pétroff in Peytard et al., 1984, p. 8.

2. Cf. le concept de « texte du savoir » introduit par Chevallard (1985, p. 65 sq.).

3. Cf. Martinand (1981), où est développée la notion de « pratiques sociales de références ».

4. F. Boch (1998, p. 81, n. 1) : « Un rapide état des lieux des études centrées sur l’altération (ou la reformulation)

[…] montre que leur point commun relève de la prise de position […] que le sens se construit sans cesse, qu’il se modifie, se crée au gré du discours (écrit ou oral), et n’est pas la traduction en mots d’un projet préexistant. » Cf. encore J. Kohler-Chesny (1981).