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L’intention de l’auteur

3.2. LE JUGEMENT TRANS-HISTORIQUE DE PARAPHRASE

3.2.3. L’intention de l’auteur

Le premier contrepoint à la doctrine actuelle qu’il convient d’analyser est un postulat important de l’explication traditionnelle, dont on a vu plus haut les implications1, et dont j’emprunte ici la formulation à Michel Charles (1978, p. 137 ; 1985, p. 256) : « Le texte a un sens, qu’il s’agit précisément d’expliquer, c’est-à-dire de déployer ou de déplier2. » Ce postulat a un corollaire, rappelé en ces termes par Antoine Compagnon (1998, p. 51) : « Le sens d’une texte, c’est ce que l’auteur de ce texte a voulu dire3. » Citons les trois grands promoteurs de l’exercice au début du siècle ; Rudler, en 1902 (p. 6) :

Ressusciter la pensée, les sentiments, les points de vue de l’écrivain. […] Une pensée, un sentiment, dans l’esprit de leur auteur, a un sens, et n’en ont pas deux.

Cahen, en 1909 (p. 111) :

Le but précis de notre explication […] est de pénétrer la pensée et le sentiment de l’écrivain4.

Lanson, en 1925 (p. 41) :

Le postulat, évidemment, est que les textes ont un sens en eux-mêmes, indépendamment de nos esprits et de nos sensibilités, à nous qui lisons5.

Voici l’expression de ces principes dans les Instructions officielles de 19386 :

Le but de l’explication française est de reconstituer, à l’aide des mots, les idées, les sentiments, les intentions qui animaient l’auteur. C’est de rendre vivant le texte en retrouvant en lui une pensée vivante. Toutes les remarques, tous les commentaires, tous les rapprochements qui ne servent pas à éclairer la pensée de l’auteur, à nous faire entrer dans ses sentiments, à préciser ses intentions, à nous faire mieux apprécier la qualité de son expression sont

1.Voir supra, p. 66 (1.4.1.).

2.C’est là le sens étymologique du mot, auquel il est souvent fait appel, dans les rapports ou dans les manuels : Gazier (1880, p. 4), Baconnet (1923, p. 7), Carrière (1928, p. 11), Bergez (1986, p. 11) ; il prolifère depuis quelques années dans les rapports de jurys : CLM(I) 1987, AG 1988, ALM(I) 1989, CLM(E) 1990, ALM(E) 1994, ALM(E) 1997, CLC(E) 1998. Cette référence étymologique a toujours pour but évidemment de condamner la paraphrase, qui ne s’y conforme pas… Mais l’inverse est possible aussi : CLM(I) 1987 renvoie à l’étymologie pour justifier la paraphrase d’un texte… non littéraire.

3.« L’intention d’auteur est le critère pédagogique ou académique traditionnel du sens littéraire. Sa restitution est, ou a longtemps été, la fin principale, ou même exclusive, de l’explication de texte. » (ibid.).

4.Du même Cahen, cet extrait de rapport de concours : « Expliquer, c’est rendre compte de la pensée et de l’art d’un grand écrivain, de ce qu’il a voulu dire et de ce qu’il a voulu faire » (CL[F] 1911, p. 374).

5.Précisément à cet endroit, Lanson ajoute en note : « Je l’ai cru longtemps. J’en suis moins sûr aujourd’hui » ; suit une longue réflexion, inspirée par le lecture de Proust, qui remet en cause ce qui pourtant fondait sa démarche critique… M. Charles analyse ce passage et en montre les implications épistémologiques : Charles (1978, p. 138 sq.) et Charles (1985, p. 257 sq.).

superflus, sans intérêt et ne doivent pas trouver place dans l’explication française1.

Clarac, qui se fera véritablement l’exégète de ces Instructions officielles, écrira à son tour, en 19632 (p. 10) :

Nous avons à trouver sous les mots ce que l’auteur a voulu dire, à dégager les moindres nuances de ses émotions et de ses pensées3.

Les rapports de jurys de concours, les manuels ou les articles sur l’explication de texte sont presque unanimes pour inviter à retrouver, dans le texte, les intentions, les idées, les pensées, les sentiments et les émotions de l’auteur4. Pour ne pas multiplier les citations, j’ai sélectionné les références où ce principe coexistait avec l’interdit de la paraphrase5 :

On consent à voir, avant tout, dans un morceau, la pensée de l’auteur ; on la dégage, on l’étudie, on l’analyse ; on en fait comprendre les idées selon leur enchaînement et leur valeur spéciale ; on pénètre dans les

1.On trouve cette idée que l’explication donne vie aux textes dans les rapports de concours rédigés par Cahen (incontestablement l’un des inspirateurs des Instructions officielles de 1938) : « Expliquer un texte […] c’est enfin restituer au texte la vie dont il débordait sous la plume de l’auteur et que le livre a comme figée » (AL[F] 1921) ; « Expliquer, c’est faire comprendre, en essayant de restituer au texte quelque chose de la vie dont son auteur l’avait animé) » (AL1931, p. 301). Clarac, se fondant sur ce texte de 1938, filera la métaphore de la vie : « Pour eux [les élèves], au départ les textes sont morts. Les leur faire expliquer, c’est essayer de faire que, pour eux, ils deviennent vivants . » (p. 2) ; « Oui, expliquer un texte, c’est faire que les mots qui sur la page sont morts, retrouvent leur sens et leur couleur, et soudain se remettent à vivre » (p. 3) ; « Présenter les personnages, les décrire, indiquer leur âge, les rendre vivants, faire que les élèves aient l’impression de les voir évoluer devant eux. » (p. 6).

2.Ce texte (dont sont extraites les citations de la note précédente) condense la pensée de Clarac sur l’explication de texte : il reprend l’essentiel d’une conférence de 1957 et sera réutilisé en grande partie dans son ouvrage pédagogique qui date de 1964, L’Enseignement du français.

3.Cf. cette remarque de l’Encyclopédie pratique de l’éducation en France (1960, p. 617) : « L’explication

française. En quoi l’exercice consiste-t-il dans le premier cycle ? Comprendre exactement la pensée, deviner les

intentions, sentir l’art d’un écrivain dans un texte court et dont l’unité soit réelle. » Il en est de même pour le second cycle (ibid., p. 620) ; cf. cette remarque à l’issue d’un exemple d’explication d’un extrait de Verlaine : « Ce disant, nous n’aurons rien inventé qui n’ait été manifestement voulu et médité par le poète. » La conception des textes officiels est la même à cette époque (1962) dans les programmes de l’enseignement moyen catholique en Belgique, où il faut « rechercher ce que l’auteur a voulu dire et comment il l’a dit » sans « s’évader hors du texte en des paraphrases verbeuses » (Fédération de l’enseignement moyen catholique (Programme et

directives. Français, 1962, cité par Dufays et al., 1996a, p. 22).

4.C’est d’ailleurs, soit dit en passant, ce qui justifiait l’explication linéaire du texte, puisque celle-ci peut être considérée « comme une sorte de mime verbal qui accompagne le texte à commenter » (Encyclopédie pratique

de l’éducation en France, 1960, p. 620). Pourtant, un rapport note : « On se leurre grandement en croyant que

l’explication linéaire peut se réduire […] à un mot à mot qui ne fait que mimer ou redire le texte – ô

paraphrase ! » (CLC[I] 1987, p. 69), ce qu’un autre appelle le « mimétisme pusillanime de la paraphrase,

échappatoire d’une pure description linguistique ou rhétorique » (ALM(E) 1997, p. 217). Rien de neuf donc dans l’énoncé d’un des principes de la lecture méthodique : « Elle ne mime pas, passivement, le développement linéaire du texte » ; le reproche était fait aux candidats même quand on exigeait d’eux une explication linéaire, qui est considérée comme à distinguer de la paraphrase : « On suit passivement le texte, on y accroche tant bien que mal des remarques-clichés, on l’étouffe sous la paraphrase » (ALM[F] 1965, p. 38] ; car si la logique était de « suivre la pensée de l’auteur », l’un des « défauts à éviter » était « la paraphrase » (Guéry, 1943, p. 46

sq.), laquelle est l’envers de la bonne explication linéaire, qui « doit être analytique, c’est-à-dire qu’elle doit

suivre le mouvement de la pensée et du style de l’auteur » (ALM 1960, p. 46).

sentiments intimes de l’écrivain, on essaie de s’identifier avec lui et de vivre de son âme [AL(F) 1890, p. 86].

[…] les paraphrases et les commentaires verbeux au lieu d’observations nettes et précises ; une absence complète de sens littéraire qui, en pénétrant dans la pensée d’un auteur, découvre les ressources propres de son génie et de son art, et reconnaît, avec ses intentions, les effets produits [AL(H)1892, p. 6].

[…] pénétrer dans l’intention essentielle de l’auteur [Pichon (1895), p. 405].

Ce qui est important, c’est de faire ressortir le côté littéraire1, les idées, les sentiments, les caractères, la personnalité de l’auteur et l’art qui lui est propre [AL(F) 1919, p. 12].

Expliquer, c’est chercher les causes, trouver et dire pourquoi l’auteur a pensé de telle façon et non pas autrement, imaginé, senti, exprimé de telle façon et non pas autrement [Le Meur (1923, p. 4)].

La paraphrase semble à certaines [candidates], et elles ne sont pas en petit nombre, un moyen suffisant de connaître la pensée et la forme de l’auteur [AL(F) 1947, p. 14].

Il faut saisir le texte au plus vite et tâcher de lui arracher son secret, c’est-à-dire d’éclairer les intentions de l’auteur et de juger les moyens qu’il a mis en œuvre [AL(H) 1948, p. 9].

Le bon commentaire d’un texte ancien, comme le bon commentaire d’un texte français va à l’essentiel, retrouve l’intention de l’auteur, fait ressortir le caractère de son génie ou de son talent [AL(F) 1948, p. 18].

Découvrir le sens profond [d’un texte] et les intentions de l’auteur [Abraham, Chardet (1955), p. 1].

Pourtant il est si facile, n’est-ce pas, devant un texte, de se demander : « Qu’est-ce que l’auteur, ici, a voulu faire ? Par quels moyens a-t-il réalisé son dessein ? Dans quelle mesure a-t-il réussi, ou échoué ? » [Saint-Denis (1955, p. 133)]2.

C’est en étudiant avec probité la langue et le style qu’on arrivera à saisir les idées ou à éprouver les sentiments que veut suggérer un auteur [ALM 1961, p. 47 sq.].

Nous ne pouvons que nous répéter : une explication n’est pas paraphrase, le délayage insipide d’un beau texte, il ne suffit pas d’indiquer le sens général des phrases, il faut savoir découvrir dans celles-ci les intentions de l’auteur et les procédés de son style [ALM(H) 1964, p. 36].

À partir de la fin des années 1960, une telle injonction devient hérétique3 et

l’intentionnalité de l’œuvre ne se confond plus avec la préméditation de l’auteur1, ce qui amène à parler plutôt des intentions de l’œuvre2.

1.Noter en quoi consiste, comme le fait également apparaître la citation précédente, l’aspect littéraire de l’explication (cf. supra, p. 57, note 3 [1.3.2.]).

2.Il s’agit d’un article sur l’explication latine.

3.Dans le relevé que j’ai fait des rapports de concours, l’expression « intentions de l’auteur » est utilisée constamment jusqu’en 1964 : la dernière utilisation se trouve dans ALM(H) 1964. Elle réapparaît parfois après cette date, par exception, dans des rapports où l’on parle (à propos de Valéry d’ailleurs) de « l’intention, à la fois profonde et formelle, du poète » (ALC[F] 1975, p. 30) ou des « “intentions” du texte, expression écrite d’un certain projet de l’auteur » (CLC[F] 1975, p. 22) ; en 1970 encore, on peut inviter les candidats à « accueillir ce que l’auteur a écrit, discerner ce qu’il voulait dire, ce qu’il voulait faire, puis apprécier, dans un jugement littéraire, les moyens mis en œuvre et la qualité du résultat » (ALC 1970, p. 28). Mais il faut noter que ces trois dernières citations sont des exceptions notables, alors que de telles remarques sont banales avant les années 1970. Notons d’ailleurs que le mot même d’auteur se spécialise dans le sens de signataire ou garant d’un corpus,