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Seconde Guerre mondiale et commémorations

1. Le mythe identitaire de la Seconde Guerre mondiale en Grande-Bretagne

1.4. Seconde Guerre mondiale et commémorations

La commémoration est avant tout un processus. Il existe une différence subtile entre la mémoire et la commémoration : la mémoire peut être individuelle ou partagée par des communautés ou des nations, alors que la commémoration est un processus qui inclut sa construction et sa conservation. Ce processus peut incorporer le recueillement ou la célébration, ou bien les deux ; il peut faire appel à un sentiment de tristesse, de joie, de fierté, d’humilité, de colère ou de compassion. Il peut être individuel et solitaire, ou être partagé avec les autres172.

Dans toute l’Europe, les références à la Seconde Guerre mondiale semblent se multiplier. Les travaux historiques européens consacrés à la mémoire de la guerre sont de plus en plus nombreux. La pertinence du passé pour interpréter le présent, et à l’inverse, la façon dont l’actualité peut influencer les représentations du passé, sont au cœur de ces récentes études. Pour Regula Ludi, « les représentations du passé […] dépendent d’un cadre de référence nourri par les besoins actuels, les inquiétudes et les valeurs »173. De même, l’historien allemand Hannes Heer et la linguiste autrichienne Ruth Wodak voient l’histoire comme étant un « récit écrit rétrospectivement et doté de sens »174.

Peu d’événements historiques ont le pouvoir évocateur de la Seconde Guerre mondiale aujourd’hui en Grande-Bretagne. Malgré le passage des années, le conflit demeure très présent dans la culture populaire britannique. L’historien Geoff Eley note que la mémoire de la Seconde Guerre mondiale est de plus en plus visible et contestée depuis la fin de la guerre froide. Les actions diverses de « mémorialisation » et de commémoration depuis 1989 peuvent être interprétées comme la tentative d’établir une continuité entre un présent en perpétuel changement et un passé partagé. En même temps, en raison du caractère souvent difficile et contesté de ce qui est commémoré, ces actions peuvent être source de conflit. Dans certains cas, de façon peut-être plus visible – mais en aucun cas exclusive – en Europe de l’est, et comme le remarque le journaliste polonais Adam

172

Warwick Frost et Jennifer Laing, Commemorative Events. Memory, Identities, Conflict, Abingdon : Routledge (2013), p.1.

173

Regula Ludi, citée dans Christian Karner et Bram Mertens, The Use and Abuse of Memory.

Interpreting World War II in Contemporary European Politics, New Brunswick (NJ) : Transaction

(2013), p.1.

« [R]epresentations of the past […] depend on a frame of reference informed by present needs, concerns and values. »

174

Hannes Heer et Ruth Wodak, « Introduction. Collective Memory, National Narratives and the Politics of the Past – the Discursive Construction of History », dans Hannes Heer, Walter Manoschek, Alexander Pollak et Ruth Wodak (éds), The Discursive Construction of History. Remembering the

Wehrmacht’s War of Annihilation, Basingstoke : Palgrave Macmillan (2008), p.1.

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Krzeminski, la Seconde Guerre mondiale n’est pas finie175, mais elle se joue cette fois dans les musées et les mémoriaux et non plus sur les champs de bataille.

L’existence de mythes nationaux et de souvenirs de la Seconde Guerre mondiale n’est évidemment pas un phénomène récent. De nombreuses nations ont utilisé, dans différents contextes, des années de guerre comme repère dans la quête de leur identité nationale dans l’après-guerre. En France par exemple, la mémoire culturelle de la guerre s’est longtemps focalisée sur la Résistance ; elle ne fut véritablement remise en question qu’à partir de 1968, lorsque les questions liées à la collaboration commencèrent à apparaître. Dans les états satellites soviétiques d’Europe de l’est et d’Europe centrale, de même que dans les anciens pays de l’Union Soviétique, l’expérience et le souvenir de l’occupation soviétique se sont superposés à la mémoire de l’occupation nazie. Ces questions sont elles-mêmes dominées par la mémoire culturelle de l’Holocauste, qui est de plus en plus présenté comme le moment définitoire non seulement de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi du XXème siècle européen.

Pour l’historien Geoff Eley, il n’est pas nécessaire d’avoir eu une expérience immédiate de la Seconde Guerre mondiale pour s’en souvenir et la commémorer. Cela semble particulièrement vrai de la première génération d’après-guerre, née entre 1943-45 et le milieu des années 1950. Pendant les années formatrices de cette génération (jusqu’au milieu des années 1960 environ), le souvenir de la guerre se retrouva au cœur des cultures officielles et populaires, que ce fut au travers de citations, d’évocations, d’histoires et de commentaires. À la fois consciemment et inconsciemment, ce lien avec la guerre fit son chemin dans le débat public de façon durable et engendra un sentiment d’identification collective. Au-delà de la célébration des dates anniversaires, des discours, des rétrospectives et du souvenir des morts, la culture du divertissement devint un terreau fertile pour la production du souvenir176.

1.4.1. Les années 1990 : le boom des commémorations

Depuis la fin des années 1980, l’intérêt pour les aspects culturels et politiques du souvenir des épisodes de la guerre, de même que pour les pratiques commémoratives, n’a cessé de grandir à travers le monde. Cela peut en partie s’expliquer par la multiplication des célébrations des dates anniversaires marquant le début et la fin des conflits, ainsi que leurs épisodes-clé, à laquelle une plus grande importance médiatique est accordée. Ce « boom » commémoratif est en effet nourri et amplifié par les médias, qui se saisissent des

175

Cité dans Dan Stone, The Holocaust, Fascism and Memory. Essays in the History of Ideas, Basingstoke : Palgrave Macmillan (2013), p.172.

176

Geoff Eley, « Finding the People’s War : Film, British Collective Memory, and World War II », dans Martin Evans et Kenneth Lunn (éds), War and Memory in the Twentieth Century, op. cit., pp.818-819.

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événements pour stimuler diverses productions culturelles. Les cérémonies commémoratives et autres événements liés à la mémoire sont non seulement repris par les médias, mais le sens qui leur est accordé est à la fois scruté et célébré dans des publications spéciales, des reportages d’investigation et des documentaires dans lesquels les témoignages d’acteurs de l’époque donnent un sens politique et culturel plus vaste. En ce sens, la commémoration des guerres devient un événement médiatique177.

Cela est particulièrement vrai en Grande-Bretagne. Dans les années 1980 et 1990 en effet, toute une série de dates anniversaire de la Seconde Guerre mondiale fut mise en avant en tant qu’événements hautement médiatisés. Le déroulement de la guerre fut commémoré au moyen des dates des quarantièmes et cinquantièmes anniversaires des épisodes les plus marquants, comme par exemple la bataille d’Angleterre et le Blitz en 1980 et 1990, les cérémonies officielles du Débarquement en Normandie de 1984 et 1994, et la victoire finale en 1985 et 1995. Au-delà du fait que ces commémorations permettaient d’évoquer le mythe national de l’heure de gloire de la Grande-Bretagne (« Britain’s finest hour »), et de le faire découvrir aux jeunes générations, ces cérémonies se concentrèrent également sur le débat national au sujet de la trajectoire de l’histoire britannique depuis 1945, et notamment les relations entre le Royaume-Uni et ses partenaires européens.

Après la Seconde Guerre mondiale, les mémoriaux de guerre ne furent pas commandés à grande échelle comme ils avaient pu l’être à la fin de la Première Guerre mondiale. Certains historiens estiment que cela peut s’expliquer par le fait que le nombre de victimes était moins important en 1945 qu’en 1918 ; la construction de nouveaux mémoriaux ne fut alors pas jugée nécessaire. Pour honorer le souvenir des victimes de la Seconde Guerre mondiale, les noms des soldats tombés au combat furent en général inscrits sur une plaque commémorative apposée sur un mémorial déjà existant de la Première Guerre mondiale178.

Depuis les années 1990, une vague de mémoriaux en l’honneur des soldats de la Seconde Guerre mondiale furent construits en Grande-Bretagne alors que les anciens combattants commençaient à se faire moins nombreux. Parmi les mémoriaux les plus célèbres et les plus médiatisés, nous retrouvons le Battle of Britain Memorial à Capel-le- Ferne dans le Kent, inauguré par la Reine Mère en juillet 1993, le Monument to the Women of World War II à Whitehall (Londres), inauguré par la Reine Elizabeth en juillet 2005 ou encore le Battle of Britain Monument à Londres, inauguré en septembre 2005 par le Duc et la Duchesse de Cornouailles.

177

Timothy G. Ashplant, Graham Dawson et Michael Roper, « The politics of war memory and commemoration : contexts, structures and dynamics », dans Timothy G. Ashplant, Graham Dawson et Michael Roper (éds), Commemorating War. The Politics of Memory, New Brunswick (NJ) : Transaction Publishers (2004), pp.3-4.

178

Gill Abousnnouga et David Machin, The Language of War Monuments, Londres : Bloomsbury (2013), p.125.

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Cette vague de commémorations ne manque pas de susciter l’interrogation, et notamment au sujet des constructions du passé qui sont à l’œuvre aujourd’hui. Les historiens Eric Hobsbawm et Terence Ranger ont étudié dans leur ouvrage The Invention of

Tradition, publié en 1983, le rôle joué par les sociétés modernes dans la construction des

récits du passé afin de créer une cohésion sociale, de légitimer l’autorité et de rapprocher les populations au moyen d’une culture commune. Pour Hobsbawm, l’étude des « traditions inventées » (« invented traditions »)

est particulièrement pertinente dans l’analyse de cette innovation relativement récente qu’est « la nation », et des phénomènes qui lui sont associés : le nationalisme, l’état-nation, les symboles nationaux, les histoires et le reste179.

Cet argument rejoint celui de Benedict Anderson qui, dans Imagined Communities (1983) avance que « la nation » est une collectivité définie par la façon dont elle se perçoit elle- même, et par l’identité de ceux qui en font partie.

1.4.2. L’industrie de la commémoration de la Seconde Guerre mondiale

Le boom mémoriel de ces dernières années s’est accompagné d’une véritable industrie de la commémoration de la Seconde Guerre mondiale, qui multiplie les objets dérivés et autres marchandises. Ce phénomène semble s’inscrire dans celui, plus vaste, de la fascination britannique pour le passé et pour les représentations « rétro » de la Grande- Bretagne des années 1940180. Ainsi, des bals à thème pour lesquels les visiteurs sont invités à porter des vêtements d’époque sont régulièrement organisés afin de se replonger dans l’ambiance des années de guerre. Les restaurants et les tea rooms à thème se multiplient et sont également très populaires ; le Blitz Tea Room and Jazz Lounge à Kettering dans le nord de l’Angleterre a obtenu de nombreuses récompenses pour la qualité de ses prestations, et semble très apprécié par ses clients181.

La Seconde Guerre mondiale est désormais un marché particulièrement porteur en Grande-Bretagne. Il est aujourd’hui possible de se procurer toutes sortes d’objets sur lesquels figurent des images de la guerre, et tout particulièrement de la bataille d’Angleterre : carnets, stylos, tasses, ours en peluche, objets de décoration, t-shirts, etc. Les enfants

179

Eric Hosbawm et Terence Ranger, The Invention of Tradition, Cambridge : Cambridge University Press (1983), pp.13-14.

« [These invented traditions] are highly relevant to the analysis of ‘the nation’ with its associated phenomena : nationalism, the nation-state, national symbols, histories, and the rest. »

180

Edmund Cusick, « Religion and Heritage », dans Mike Storry et Peter Childs (éds), British Cultural

Identities, quatrième édition, Abingdon : Routledge (2013), pp.262-262.

181

The Blitz Tea Room and Jazz Lounge, Kettering (Northamptonshire). <http://www.the-blitz.com/>

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peuvent notamment se procurer des tickets de rationnement, des rations de chocolat ou encore des crayons de couleur en bois dont le design se veut très années 1940. La boutique de l’Imperial War Museum182 regorge de ces objets insolites qui, si l’on en croit les vendeurs,

sont très populaires auprès des visiteurs. Ces objets sont également en vente dans la plupart des boutiques de souvenirs (« gift shops ») du pays. Les objets les plus populaires semblent être ceux frappés du logo « Keep Calm and Carry On ».

1.4.3. Keep Calm and Carry On

En 2000, un poster de la Seconde Guerre mondiale fut « découvert » au fond d’une boîte de vieux livres achetée aux enchères par un libraire à Alnwick. Ce poster, dont le message était « Keep Calm and Carry On », conçu par le ministère de l’Information en 1939, était censé être affiché en Grande-Bretagne en cas de crise majeure, comme par exemple une invasion. Il fut probablement distribué dans tout le pays, comme tous les autres posters, aux bureaux de postes, aux gares etc. Les deux autres posters de la série, « Your Courage, Your Cheerfulness, Your Resolution will bring Us Victory » et « Freedom is in Peril, Defend it with all your Might » furent placardés à travers le pays. Cependant, étant donné que la Grande-Bretagne ne fut jamais envahie, le poster « Keep Calm and Carry On » ne fut jamais utilisé.

Aujourd’hui pourtant, le slogan de ce poster est partout en Grande-Bretagne : il figure sur des tasses, des carnets, des porte-clés et autres objets du quotidien, et a été détourné de multiples façons. Il semble que ce slogan n’ait jamais été aussi populaire que depuis le mois de novembre 2008, période à laquelle la crise économique frappa le plus violemment la Grande-Bretagne. Les Britanniques semblent se l’être approprié comme un mantra pour faire face aux difficultés du quotidien.

Le ministère de l’Information, officiellement créé à la déclaration de la Seconde Guerre mondiale, fut la machine publicitaire gouvernementale la plus importante. Son rôle était de dire aux Britanniques comment réagir et comment se comporter en temps de guerre. Ses messages, qui puisaient dans le sentiment de ce que signifiait être Britannique pendant la guerre, continuent à se vendre ; ils sont plus que jamais mis en avant, et plus particulièrement depuis le début de la crise économique. Les messages du ministère de l’Information furent repris à de multiples occasions : « Make do and Mend » pendant les périodes d’austérité, « Coughs and Sneezes Spread Diseases » pendant l’épidémie de

182

Boutique en ligne de l’Imperial War Museum. <http://www.iwmshop.org.uk/>

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grippe aviaire et, plus récemment, le slogan du « New Home Front » du Green Party, dont l’esthétique des posters évoque le style des années 1940.

Il semble tout-à-fait pertinent d’établir un lien entre l’interrogation sur la britannicité des années 1990 et le regain d’intérêt pour le souvenir et la commémoration de la Seconde Guerre mondiale en Grande-Bretagne. Peut-être pouvons-nous aller jusqu’à avancer que le boom mémoriel entourant la guerre est une des conséquences de la crise identitaire britannique. La Seconde Guerre mondiale semble en effet être une valeur refuge en temps de crise, avec son discours positif d’union dans l’effort et d’une Grande-Bretagne souveraine et victorieuse à une période où l’euroscepticisme grandit.

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