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La mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France

1. Le mythe identitaire de la Seconde Guerre mondiale en Grande-Bretagne

1.1.6. La mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France

L’expérience de la Seconde Guerre mondiale de la France fut à bien des égards très différente de celle de la Grande-Bretagne et des autres pays alliés. La France fut le théâtre des combats de 1940 et de l’invasion, et donc une victime directe de la Blitzkrieg. Une fois l’armistice signé, le gouvernement français, désormais dirigé par Pétain, entra dans la collaboration. Celle-ci fut de nature multiple avec la mise en place d’une collaboration d’État mais aussi d’une collaboration économique, policière et militaire qui s’étendit jusqu’à la participation de la France à la Shoah. La République se réinstalla en août 1944 et de Gaulle, fidèle à sa conception de la continuité républicaine qu’il incarne depuis le 18 juin 1940, et considérant que le régime de Vichy était illégitime, frappa ses actes de nullité61. Pendant la guerre, la France fut à la fois victime et complice des atrocités nazies ; cette dualité se retrouve dans la mémoire de la guerre et ses représentations.

En France, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale est problématique. Après le conflit, le nouveau gouvernement chercha à effacer au plus vite la honte de la défaite, de l’occupation et de la collaboration. Un discours résistancialiste se mit rapidement en place pour présenter l’image d’un pays uni contre l’occupant, faisant de l’histoire de ces années un enjeu politique. La mémoire de la guerre fut instrumentalisée par les gaullistes et les communistes qui firent le portrait d’une France entièrement résistante. L’ampleur de la collaboration fut minimisée, et on insista, par exemple, sur le fait que Paris avait été libéré par ses habitants. Le Parti communiste français chercha quant à lui à faire oublier qu’il avait soutenu le pacte germano-soviétique de 1939 et qu’il n’était réellement entré en résistance qu’après juin 1941. Il souligna son action dans la résistance intérieure et se présenta comme le parti des « 75 000 fusillés ». À titre de comparaison, 30 000 Français auraient été fusillés par les Allemands en représailles d’actions menées par la Résistance62. Cependant, malgré l’action résistancialiste, la mémoire de ces années noires demeura plurielle et conflictuelle, notamment en raison des divisions politiques. En 1951 et 1953 par exemple, deux lois d’amnistie en faveur des collaborateurs condamnés pendant l’épuration judiciaire furent adoptées. Plus tard en 1956, le film d’Alain Resnais, Nuit et Brouillard, fut censuré par les autorités en raison du fait qu’on y voyait clairement que les Juifs enfermés dans les camps étaient gardés par des policiers français63.

Dans les années 1970 et 1980, la mémoire fut revisitée, et les tabous entretenus sur Vichy sautèrent les uns après les autres. Le cinéma et la presse présentèrent une image plus nuancée des années d’occupation. Marcel Ophuls réalisa un documentaire, « Le

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Eric Ghérardi, Constitutions et vie politique de 1789 à nos jours, Paris : Armand Colin (2013), p.47.

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Bernard Legoux, 17 juin 1940, l’armistice était indispensable ? La fin d’un mythe, Seichamps : Esprit du livre (2010), p.360.

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Hélène Raymond, Poétique du témoignage. Autour du film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, Paris : L’Harmattan (2008), pp.20-22.

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chagrin et la pitié », sorti au cinéma en 1971, qui bouleversa l’hagiographie de la France unie dans la Résistance et remit la collaboration sur la sellette64. Le cinéaste Louis Malle réalisa en 1974 Lucien Lacombe, qui raconte l’histoire d’un fils de paysan qui se mit au service de la Gestapo. Plus tard, en 1985, Claude Lanzmann réalisa le documentaire « Shoah » sur l’extermination des Juifs par les Nazis pendant la guerre. Les films (documentaire et fiction) jouèrent un rôle important dans l’évolution des regards portés sur la Seconde Guerre mondiale en France. Ils montrèrent une image bien moins héroïque de la guerre, jusque là occultée par le discours gaulliste officiel et rassembleur. Quant aux historiens français, il semble qu’ils aient préféré travailler sur la guerre que sur la collaboration. Ce vide fut comblé par l’historien américain Robert Paxton qui publia en 1972 Vichy France, traduit en français en 1973 sous le titre La France de Vichy, dans lequel il exposa la participation active du gouvernement français à la Shoah65. Paxton évoqua également le programme de « Révolution Nationale » mis en œuvre par Vichy : pour lui, l’État français n’était pas un simple accident de l’histoire mais bien le résultat de diverses traditions françaises et des divisions franco-françaises des années 1930. Cette thèse fut reprise par certains historiens étrangers, et notamment américains, comme George Mosse66, ou encore l’israélien Zeev Sternhell qui affirme que l’idéologie fasciste prenait sa source dans l’idéologie nationaliste française des années 188067. Une nouvelle façon d’écrire l’histoire s’instaura qui, de l’affaire Dreyfus, ne retenait plus le dénouement et le triomphe de la justice mais le fait qu’un antisémitisme virulent se soit révélé à cette occasion en France68. La thèse de Paxton a bouleversé l’interprétation et les représentations de l’occupation allemande : le mythe d’une France résistante s’est effondré au profit d’une image beaucoup plus nuancée que certains désiraient masquer. Paxton a ouvert les yeux à toute une génération ; il fut même décoré de la Légion d’honneur en 2009 en récompense de son œuvre qui a permis de démontrer, entre autres, que la Révolution Nationale de Pétain n’avait pas été imposée par les Allemands. Ses travaux marquent un véritable tournant dans l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale en France, et furent ensuite approfondis et nuancés par les historiens français Henry Rousso, Jean-Pierre Azéma et Marc Ferro. Une distance semble être prise avec la mémoire et la Seconde Guerre mondiale devient objet d’histoire. Il faut toutefois souligner l’importante contribution des historiens étrangers dans l’étude de la France pendant la Seconde Guerre mondiale. L’historien britannique Roderick Kedward par exemple demeure

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François Niney, L’épreuve du réel à l’écran. Essai sur le principe de réalité documentaire, deuxième édition, Bruxelles : De Boeck et Larcier (2004), p.284.

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Robert Paxton, Vichy France. Old Guard and New Order 1940-1944, édition révisée, New York : Columbia University Press (2001).

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George Mosse, Toward the Final Solution. A History of European Fascism, New York : Howard Fertig (1978).

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Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire. Les origines françaises du fascisme 1885-1914, Paris : Fayard (2000).

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Edouard Husson, « Syndrome de Vichy ou crise de la démocratie ? », dans Stephan Martens (éd),

La France, l’Allemagne et la Seconde Guerre mondiale. Quelles mémoires ?, Pessac : Presses

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l’un des plus grands spécialistes de la Résistance française ; outre ses nombreux travaux sur le sujet, il porta le projet du Centre d’études sur la Résistance de l’University of Sussex, qui ouvrit ses portes en mars 2014.

La mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France fut principalement dominée par la mémoire de la Shoah dans les années 1990. Une demande sociale forte, portée par les médias et les militants de la mémoire, se forgea peu à peu, fondée sur la conviction que le sort des Juifs de France pendant la guerre était effacé de la mémoire officielle. Plusieurs procès pour crimes contre l’Humanité eurent alors lieu en France avec, notamment, celui de Klaus Barbie en 1987, Paul Touvier en 1994 et Maurice Papon en 1997. François Mitterand fut le premier président à assister en 1992 à la commémoration de la rafle du « Vél D’Hiv », et créa en 1993 une journée nationale – le 16 juillet – à la mémoire des victimes des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de l’État français. Ce décret, répondant au souhait exprimé par différents porte-parole de la mémoire de la Shoah, n’alla cependant pas jusqu’à la reconnaissance officielle de la responsabilité de l’État français dans les crimes perpétrés contre les Juifs pendant l’Occupation. C’est Jacques Chirac qui inscrivit définitivement la mémoire de la Shoah dans la mémoire collective française : le 16 juillet 1995, il reconnut la responsabilité et la complicité de l’État dans la persécution et la déportation des Juifs de France69. Depuis, les lieux de mémoire dédiés à la Shoah dessinent un nouveau paysage mémoriel en France70. Une place prépondérante est désormais accordée aux mémoires individuelles. Paul Schaffer, ancien déporté à Auschwitz, constate que « [l]e travail de mémoire par des témoignages s’est intensifié depuis une vingtaine d’années et la bibliographie de la Shoah s’est beaucoup étoffée » ; il ajoute cependant qu’il est « difficile de dire que cela soit suffisant »71, rappelant que la mémoire nécessite d’être entretenue et nourrie en permanence.

Dans les années 1990, l’expression « devoir de mémoire » apparaît qui, dans sa définition la plus large, désigne l’exhortation à ne pas oublier les crimes du passé afin que ces derniers ne puissent se rejouer dans nos sociétés contemporaines. L’expression-même fut débattue en France, certains regrettant la notion d’injonction à se souvenir impliquée par le devoir de mémoire. Paul Ricoeur, notamment, aborda les troubles contenus dans l’idée d’une mémoire obligée et abusivement convoquée, se référant à la frénésie commémorative qui a provoqué une prolifération de musées, monuments et mémoriaux consacrés à la Shoah. Ricoeur oppose au « devoir de mémoire » le « travail de mémoire », un concept

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Allocution de Jacques Chirac prononcée lors des cérémonies commémorant la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942, le 16 juillet 1995.

<http://www.jacqueschirac-asso.fr/archives-

elysee.fr/elysee/elysee.fr/francais/interventions/discours_et_declarations/1995/juillet/fi003812.html> Page consultée le 16/08/2014.

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Annette Wieviorka, « La représentation de la Shoah en France : mémoriaux et monuments », dans Jean-Yves Boursier (éd), Musées de guerre et mémoriaux, Paris : Editions de la Maison des sciences de l’homme (2005), p.49.

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dépourvu de toute déclinaison impérative72. Le philosophe Emmanuel Kattan estime quant à lui qu’il est nécessaire de trouver un équilibre entre « une remémoration obsessive d’un passé douloureux et les effets pervers de la négation de la mémoire »73 ; selon lui, la recherche de cet équilibre n’aboutirait en aucun cas à une mémoire aseptisée mais plutôt à une mémoire apaisée.

« Une mémoire apaisée » : c’est en ces termes que le programme de classe de terminale désigne la mémoire de la Seconde Guerre mondiale aujourd’hui en France74. Et en effet, l’opinion publique française, mieux informée, semble prête à accepter le changement de la mémoire officielle, qui inclut désormais les aspects les plus sombres de la guerre. L’historien Henry Rousso estime que « [d]ésormais, ce passé [Vichy] est passé ; non pas qu’il soit oublié, mais parce qu’il a enfin trouvé sa place »75. Pourtant, les années 1940 demeurent un enjeu dans le débat politique. Les controverses semblent porter aujourd’hui sur la façon d’enseigner et de transmettre ce passé aux générations futures. Les historiens, inquiets de l’inflation des lois dites « mémorielles » interdisant à quiconque de discuter un fait historique sous peine de poursuites, s’opposent au monde politique au sujet du devoir de mémoire76. Ils insistent sur le fait que leur rôle consiste à comprendre et expliquer les faits et non à commémorer le passé et diffuser le patriotisme ; le débat semble désormais centré non pas sur les faits – la collaboration, par exemple, n’est plus remise en question – mais sur la façon dont ceux-ci doivent être rapportés.

1.2. Les représentations de la Seconde Guerre mondiale de 1945 à nos jours en

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