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L’influence du mythe de la « People’s War » sur les représentations de la

1. Le mythe identitaire de la Seconde Guerre mondiale en Grande-Bretagne

1.2. Les représentations de la Seconde Guerre mondiale de 1945 à nos jours en

1.2.1. L’influence du mythe de la « People’s War » sur les représentations de la

La Seconde Guerre mondiale est souvent considérée comme ayant été l’heure de gloire de la Grande-Bretagne – « Britain’s finest hour » - au cours de laquelle la division des classes fut effacée au profit d’un effort collectif qui contribua à faire tomber les barrières sociales. Les représentations traditionnelles de la guerre continuent aujourd’hui encore à présenter le conflit comme un grand moment d’unité nationale.

C’est après la débâcle de Dunkerque et le début du Blitz que l’expression « People’s War » apparut dans l’imaginaire collectif britannique. Celle-ci fut une construction mise en avant par les médias (presse, radio, télévision), et qui fut élaborée par la propagande de guerre officielle et non officielle77. Elle s’inspira et adapta le récit d’une longue histoire britannique teintée de populisme, avec ses traditions de radicalisme populaire de la fin du XVIIIème siècle et du XIXème siècle78. Elle reprit également le discours de classe qui émergea à gauche dans les années d’entre-deux-guerres sur fond de crise économique dans le pays et de fascisme en Europe continentale.

Lorsque la Grande-Bretagne entra en guerre en 1939, elle sortait à peine d’une longue période de crise économique caractérisée par un taux de chômage élevé. Il n’est donc pas surprenant que le slogan « égalité de sacrifice » (« equality of sacrifice »), qui apparut très tôt dans la guerre en tant que « mesure morale » (« moral measure ») prise par le Gouvernement, ait été largement adopté dans les débats pendant le conflit. L’idée que la guerre nécessitait une égalité de sacrifices contribua à sa construction en tant que « People’s War ». Bien que certaines personnes aient pu se dérober à leur devoir ou tirer un avantage financier de la guerre, l’opinion populaire britannique approuva l’idée d’une moralité qui s’appliquait à tous, et condamna ceux qui ne s’y pliaient pas79.

Le message d’« égalité de sacrifice » fut véhiculé de plusieurs façons dans les médias. L’une d’elles fut de présenter les élites, souvent symbolisées par la royauté, prenant activement part à la « People’s War ». À titre d’exemple, le Glasgow Herald publia une photographie du fils du Duc de Buccleuch accompagnée d’une légende expliquant que celle- ci représentait l’héritier du Duc, étudiant à Eton, travaillant à l’usine pendant les weekends80. La rhétorique antiaristocratique, qui par le passé avait dénoncé les privilèges, fut retravaillée pendant la guerre pour dénoncer ceux qui demandaient et obtenaient des

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Angus Calder, The People’s War. Britain 1939-1945, Londres : Pimlico (1992), p.138.

78

James A. Epstein, Radical Expression. Political Language, Ritual, and Symbol in England, 1790-

1850, Oxford : Oxford University Press (1994), pp.3-28.

79

Paul Addison, The Road to 1945. British Politics and the Second World War, édition révisée, Londres : Pimlico (1994), pp131-132.

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traitements de faveur. Pendant l’hiver 1940, par exemple, le Sunday Pictorial publia une série d’articles sur « l’Autre Moitié » (« The Other Half »), c’est-à-dire ceux qui faisaient passer leurs propres intérêts avant ceux des autres. D’après Peter Wilson, l’auteur des articles,

Les distinctions de classe ont toujours existé, mais aujourd’hui nous sommes en guerre, et nous devons retrousser nos manches ensemble, les riches comme les pauvres. C’est ainsi que nous gagnerons81.

Dans ses articles, Peter Wilson s’intéressait particulièrement aux « mauvais » éléments des classes aisées (« the BAD [en majuscules dans le texte] among the rich »), qu’il présentait ainsi : « [I]l y a ceux qui perdent inutilement leur temps et leur argent. Les gentlemen qui mangent trop. Qui boivent trop. Et qui ne dorment pas assez. »82 La condamnation des privilèges fut constante à travers le pays tout au long de la guerre.

Le rationnement alimentaire fut une mesure populaire annoncée par le gouvernement de Chamberlain à la fin du mois de novembre 1939, et qui fut mise en place au début de 1940. Un sondage réalisé en novembre révéla que six personnes sur dix estimaient que le rationnement était nécessaire83. Et effectivement, comme l’ont démontré de nombreux universitaires, le rationnement était populaire auprès des classes ouvrières, de même que Lord Woolton, qui fut ministre de l’Alimentation d’avril 1940 à novembre 1943. Cependant, l’historien Angus Calder précise que si le rationnement alimentaire était une mesure populaire, elle n’était pas juste84. Calder s’appuie sur le fait que le système de rationnement ne prêtait aucune attention aux besoins nutritionnels différents des individus. La consommation alimentaire se retrouva au cœur d’un sentiment de classe.

Au mois de janvier 1941, par exemple, le Sunday Pictorial publia un article intitulé « Cheap Meal Cheats » dans lequel le comportement de certaines personnes aisées était dénoncé85. De nombreuses lettres de plainte furent publiées dans les journaux à ce sujet, pointant du doigt les abus des plus riches. La sensibilité des classes sociales moins aisées à cette question est évidente dans un article du Daily Sketch, dont le lectorat était essentiellement conservateur :

La plupart des lecteurs […] seront surpris d’apprendre qu’il existe une certaine forme d’« alimentation de luxe ». Cela les surprendra car très peu en ont été témoins, et

81

Peter Wilson, « The Other Half ! », Sunday Pictorial, 28 janvier 1940, p.8.

« There have always been class distinctions but there’s a war on now, and we have to pull together – rich and poor. That’s how victory will be ours. »

82

Ibid.

« [T]here are those who uselessly squander their money – and their time. The gents who eat too much. Drink too much. And don’t sleep enough. »

83

Calder, The People’s War, op. cit., p.71.

84

Ibid., p.405.

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très peu en ont effectivement été témoins puisque c’est une pratique très peu répandue. Les riches et les pauvres ont scrupuleusement honoré le principe d’égalité de sacrifice. Les exceptions déshonorantes sont insignifiantes86.

Cet article contribua à la construction de la nation comme étant une communauté de différentes classes sociales unies, bien qu’il semble quelque peu teinté d’une attitude politique défensive.

L’historien britannique Charles Loch Mowat écrivit en 1955 que la déclaration de guerre de 1939 fut un moment de rédemption nationale et de renaissance du peuple britannique :

Alors que [les Britanniques] attendaient la bataille d’Angleterre, ils se révélèrent à eux-mêmes, après vingt ans d’indécision. Ils tournèrent le dos aux regrets du passé et affrontèrent l’avenir sans crainte87.

Dix ans plus tard, l’historien A.J.P. Taylor présentait 1945 comme un tournant dans l’histoire britannique :

Les valeurs traditionnelles perdirent de leur attrait, et furent remplacées par d’autres. La grandeur impériale, contrairement au welfare state, n’était plus à l’ordre du jour. L’Empire britannique était sur le déclin, alors que les conditions de vie de la population s’amélioraient. Très peu chantaient « Land of Hope and Glory » désormais ; encore moins entonnaient « England Arise ». Pourtant, l’Angleterre s’est bel et bien relevée88.

Cette analyse présente la coalition de guerre, Beveridge et le welfare state comme étant au centre de la « People’s War », ayant triomphalement remplacé l’Empire britannique comme institution nationale définitoire.

Les travaillistes et les conservateurs interprétèrent différemment le mythe de la guerre à la fin des années 1940 et au début des années 1950. Les interprétations de gauche soulignèrent l’effondrement de la « vieille garde » de la politique britannique (symbolisée par Chamberlain) éclipsée par la personnalité de Clement Attlee qui mena le Parti travailliste vers une victoire retentissante en 1945, le triomphe face à l’adversité des Britanniques, et le

86

Daily Sketch, 9 janvier 1941, p.5.

« To most people […] it will come as a surprise to learn that a certain amount of « luxury feeding » is going on. It will be a surprise because few have seen it ; and few have seen it because there is very little of it. High and low, rich and poor, have faithfully honoured the principle of equality of sacrifice. The dishonourable exception are insignificant in number. »

87

Charles Loch Mowat, Britain Bewteen the Wars, 1918-1940, Londres : Methuen (1955), p.657. « As they awaited the Battle of Britain, they found themselves again, after twenty years of indecision. They turned away from past regrets and faced the future unafraid. »

88

A.J.P. Taylor, English History 1914-1945, Oxford : Oxford University Press (1965), p.600.

« Traditional values lost much of their force. Other values took their place. Imperial greatness was on its way out ; the welfare state was on its way in. The British empire declined ; the condition of the people improved. Few now sang « Land of Hope and Glory ». Few even sang « England Arise ». England had arisen all the same. »

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welfare state. Les interprétations de droite, en revanche, firent la part belle au profond patriotisme des Britanniques, à la grandeur de la Grande-Bretagne et à la stature de Winston Churchill89.

Pour les travaillistes, le mythe de 1940 était lié à la façon dont les travailleurs (la « working class ») s’étaient révélés, résistant aux bombardements des villes britanniques et développant les outils pour vaincre le fascisme, menés par des ministres travaillistes qui montrèrent qu’ils étaient compétents. Les travaillistes firent ainsi mentir ceux qui, dans les années 1920 et 1930, les avaient accusés d’être incapables de gouverner. Bien que le gouvernement de coalition pendant la guerre n’ait compté que peu de ministres travaillistes, Herbert Morrison (alors ministre de l’Intérieur) et Ernest Bevin (ministre du Travail) avaient davantage marqué la vie de tous les jours sur le Home Front que Churchill, ce dernier étant davantage un militaire. Vue sous cet angle, la victoire des travaillistes en 1945 semble avoir été l’expression de la confiance des Britanniques accordée à ceux qui avaient dirigé le pays pendant les cinq années précédentes.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la consommation de la population civile de nourriture, de vêtements et de produits divers fut réduite considérablement alors que les ressources économiques furent redirigées vers l’effort de guerre. Afin de faire des économies sur les matières premières et sur la main d’œuvre, un système généralisé de contrôles fut mis en place pour réguler les importations, la production et la distribution, de même que la demande. Pendant cette période de privations, le mécanisme des prix cessa de fonctionner ; pour l’historien A.S. Milward, le contrôle des prix, le rationnement et le marché noir déterminèrent l’expérience sociale de la guerre de la plupart des Britanniques90. Les contrôles furent nécessaires pour réduire la consommation personnelle, mais aussi pour redistribuer les ressources de manière équitable entre les populations civiles et militaires, et ainsi maintenir l’efficacité des civils sur le Home Front.

Le rationnement et les contrôles furent maintenus après la guerre par la politique économique du gouvernement travailliste. Après 1945, seuls les aspects négatifs des contrôles, c’est-à-dire la suppression délibérée de la consommation civile, demeurèrent. Étant donné que les besoins du gouvernement cessèrent d’être prioritaires face à ceux du secteur privé, cette politique devint de plus en plus controversée. Le processus de suppression des mesures de contrôle économique fut entamé par les travaillistes à la fin des années 1940, mais il s’accéléra au début des années 1950, c’est-à-dire après que le gouvernement conservateur – attaché à une fin rapide des restrictions – fut élu.

89

Mark Connelly, « ‘We Can Take It !’ Britain and the Memory of the Home Front in the Second World War », dans Jorg Echternkamp et Stefan Martens, Experience and Memory. The Second World War

in Europe, Londres : Berghahn Books (2013), p.60.

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En 1948, les dépenses de consommation alimentaire revinrent à leur niveau d’avant- guerre, mais l’industrie de biens de consommation durables, du textile et de l’automobile atteignirent à peine leur niveau de 1938 en 1950. Les restrictions alimentaires furent étendues après la guerre avec l’introduction du rationnement du pain en juillet 194691 ; la plupart des rations étaient moins importantes qu’elles n’avaient pu l’être pendant le conflit, et le niveau de consommation alimentaire d’avant-guerre ne fut atteint qu’en 1954 avec la fin du rationnement92. De nombreux Britanniques se plaignirent du rationnement d’après-guerre, comme en témoignent les propos de mesdames Olive Newton, Pat Durston et Brenda Harington, toutes trois âgées d’une vingtaine d’années à l’époque, qui parlent d’une seule voix pour en évoquer la difficulté93. Mme Harington écrit dans ses mémoires :

Si l’on faisait attention, il était tout à fait possible d’être en bonne santé et de manger à sa faim avec les rations alimentaires pendant la guerre. Le pain gris, qui n’était pas très bon, ne fut rationné qu’une fois le gouvernement socialiste en place après la guerre. Ils rationnèrent le pain, les pommes de terre et le charbon, si bien que le premier hiver en temps de paix fut pire que toutes les années de guerre réunies94.

Mme Sandra Ward, enfant à l’époque, parle de son expérience en ces termes :

Je n’étais certes qu’une enfant à l’époque, mais je n’ai pas vu de grande différence entre les années de guerre et la période d’après-guerre. Nous avions toujours des tickets de rationnement, de même qu’un régime alimentaire très limité95.

L’une des personnes chargées par l’organisme Mass Observation de rédiger ses impressions sur l’austérité fit la remarque suivante en 1947 :

Il est surprenant […] d’entendre que la ration de confiseries allait être réduite, et cela à un moment où l’approvisionnement en sucre est tellement important que certains pensent qu’il pourrait ne plus être rationné. Quand l’austérité va-t-elle cesser96 ?

91

Le rationnement du pain dura deux ans (de 1946 à 1948) en Grande-Bretagne.

92

Ina Zweiniger-Bargielowska, Austerity in Britain. Rationing, Controls, and Consumption 1939-1955, Oxford : Oxford University Press (2000), p.10.

93

Propos recueillis au mois de mai 2014.

94

« About British Women in Wartime », texte non publié de Mme Brenda Harington.

« If one was careful and a good manager, it was possible to survive and be healthy and not go hungry on the war-time rations. The not-very-nice grey bread was never rationed, until the Socialist government got in after the war ; they rationed bread and potatoes and coal, and that first peace-time winter was worse than all the war years put together. »

95

Propos recueillis au mois de mai 2014.

« Although I was only little at the time, I didn’t really see any difference with the war years. We still had coupons and a very limited diet. »

96

Rebecca Bramall, « Memory, meaning and multidirectionality : ‘Remembering’ and austerity Britain », dans Lucy Noakes et Juliette Pattinson (éds), British Cultural Memory and the Second World

War, op. cit., p.199.

« It is surprising […] to hear that the sweet ration was to be reduced. And this at a time when the sugar supply is so ample that some think it might be taken off the ration altogether. When will austerity cease ? »

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Beaucoup de Britanniques semblent avoir associé l’austérité au rationnement, à tel point que les deux devinrent indissociables dans le débat public.

La réduction de la consommation fut sans précédent dans l’histoire moderne de la Grande-Bretagne en termes d’ampleur et de durée. Christopher Dow, économiste britannique, parla d’un véritable système de verrouillage économique exercé par les contrôles, qui eux-mêmes mirent fin à la demande97. Les contrôles directs furent un élément essentiel de la politique anti-inflationniste puisqu’ils contribuèrent à réduire la demande, très forte en raison du plein emploi. Le rationnement, conjugué aux subventions et aux contrôles des prix, promut une plus grande égalité sociale, et la consommation devint plus égalitaire en comparaison avec les inégalités des années d’entre deux guerres. La politique de partage équitable joua un rôle clé dans le maintien du moral des populations civiles pendant la guerre.

Les contrôles en temps de guerre furent dans l’ensemble acceptés par les Britanniques comme étant nécessaires pendant la période de transition, et les travaillistes entamèrent le processus de suppression des contrôles économiques à la fin des années 1940. Il est traditionnellement accepté que la suppression des contrôles était inévitable, alors que la situation de la demande et de la balance des paiements était en train de s’améliorer98. Cette analyse semble trompeuse ; les travaillistes et les conservateurs étaient en profond désaccord quant à la continuation des mesures prises pendant la guerre et au rôle que devait jouer l’état dans la politique économique. L’historien britannique Neil Rollings, qui fut le premier à proposer cette interprétation révisionniste, affirme que les travaillistes souhaitaient que les contrôles économiques s’étendent sur le long terme contrairement au gouvernement conservateur élu en 1951 qui, une fois les effets de la guerre de Corée et du réarmement dissipés, entreprit de les supprimer99. Rollings s’intéresse en particulier au contrôle des prix, qui ne commença à être supprimé qu’à partir de 1951. Il conclut :

[I]l y eut un net changement dans la politique des deux gouvernements, et leurs attitudes envers les contrôles des prix étaient très différentes. Le gouvernement travailliste souhaitait maintenir une forme de contrôles économiques permanents, y compris dans l’investissement, les prix et les importations. Ils étaient considérés comme jouant un rôle central dans la gestion économique, en conjonction avec d’autres outils moins directs, tels que la politique budgétaire et la politique de crédit. En revanche, le gouvernement conservateur ne voyait pas l’intérêt de contrôles permanents, se reposant sur des outils plus indirects100.

97

Christopher Dow, Management of the British Economy, Cambridge : Cambridge University Press (1964), p.146.

98

Ibid., pp.164-167.

99

Neil Rollings, cité dans Ina Zweiniger-Bargielowska, Austerity in Britain, op. cit., p.26.

100

Ibid., pp.26-27.

« [T]here was a clear break in policy between the two governments and their attitudes towards price control were considerably different. The Labour governments were committed to the maintenance of some permanent economic controls, including ones over investment, prices and imports. These were

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La question de l’arrêt du rationnement alimentaire illustre les approches différentes des deux partis : la préférence des travaillistes pour le partage équitable et leur réticence à accepter des augmentations de prix contrasta fortement avec la politique des conservateurs, qui souhaitaient revenir aux prix du marché libre.

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