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Le « boom mémoriel » et la déconstruction du mythe de la Seconde Guerre

1. Le mythe identitaire de la Seconde Guerre mondiale en Grande-Bretagne

1.6. Le « boom mémoriel » et la déconstruction du mythe de la Seconde Guerre

Nous assistons à partir du milieu des années 1980 à ce que l’historien Geoff Eley appelle « a boom in memory », l’explosion de la mémoire187. L’historiographie à partir de cette période a contribué à repenser les rouages entre histoire et mémoire. Sur fond de changements politiques majeurs et de remise en question des postulats de la vie intellectuelle, l’effervescence des travaux menés par Carolyn Steedman, Ronald Fraser et Patrick Wright en Grande-Bretagne, Alessandro Portelli et Luisa Passerini en Italie, Lutz Niethammer en Allemagne et Pierre Nora en France ont permis d’ouvrir de nouvelles perspectives passionantes. Ces travaux furent eux-mêmes nourris par les développements plus généraux de l’art, de l’éducation, de la politique publique et de la culture populaire, ainsi que des nouvelles pratiques et pédagogies muséographiques, de la prolifération des sites historiques, de la construction de mémoriaux et de monuments, et de la nostalgie de la culture consumériste. Les controverses de longue date au sujet des événements historiques récents du XXème siècle ressurgirent de façon intermittente, pays par pays, et plus spécialement en Allemagne avec la notion de Vergangenheitbewältigung (l’acceptation du passé), mais aussi en Italie avec les rituels antifascistes et en France avec l’héritage de Vichy.

Les événements médiatiques attirent également de plus en plus l’attention sur les problèmes du début du XXème siècle, bien que cela soit souvent de façon simplifiée et sensationnelle. Le travail de mémoire et la « mémorialisation » des dernières décennies sont aujourd’hui devenus des objets d’étude à part entière. Depuis quelques années, cela est devenu la principale approche de l’impact et de l’héritage laissés par la Seconde Guerre mondiale, que ce soit dans les historiographies nationales ou dans l’histoire européenne plus générale. À titre d’exemple, l’ouvrage salué de Tony Judt, Postwar. A History of Europe

since 1945, fait de la mémoire l’axe central d’organisation de son étude188. L’ouvrage de Dominik Geppert sur la reconstruction entre 1948 et 1958 fut consacré à la « mémoire collective » (« collective memory ») et au « poids du passé » (« the burdens of the past »)189 ; une autre anthologie traitant des dimensions transnationales de l’histoire européenne

187

Geoff Eley, « Foreword », dans Martin Evans et Kenneth Lunn, War and memory in the Twentieth

Century, op. cit., pp.vii-xiv.

188

Tony Judt, Postwar. A History of Europe since 1945, New York : The Penguin Press (2005).

189

Dominik Geppert (éd.), The Postwar Challenge. Cultural, Social and Political Change in Western

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contemporaine fait de même et s’appuie sur la notion de « mémoires contestées » (« contested memories »)190.

Pour l’historien Tony Judt, la « mémorialisation » (« memorialising ») sélective des années 1950 à 1970 a contribué à la reconstruction sociale des sociétés, tout comme les années 1980 et 1990 ont permis d’aborder plus ouvertement certains aspects de la guerre :

La première Europe d’après-guerre a été délibérément construite sans tenir compte de la mémoire, et l’oubli devint un mode de vie. Depuis 1989, l’Europe s’est construite à la place autour d’un surplus compensatoire de mémoire, et la mémoire publique institutionnalisée devint le socle-même de l’identité collective191.

Il semble que nous puissions isoler trois courants principaux dans l’historiographie récente de la Seconde Guerre mondiale en Grande-Bretagne. Il convient de souligner tout d’abord l’importance aujourd’hui accordée à l’expérience populaire ordinaire, qui se détache des histoires officielles établies qui font la part belle aux récits patriotiques, à sa mythologie héroïque et à la grandeur churchillienne sacralisée par le « Dunkirk spirit » et les « Valiant years ». Si quelques années auparavant, l’ouvrage d’Angus Calder The People’s War avait déjà commencé à déconstruire la rhétorique de sacrifice patriotique partagé, les représentations d’une Grande-Bretagne unie dans l’effort demeuraient bien ancrées dans l’imaginaire collectif britannique. Toutefois, au cours de ces vingt dernières années, de nombreux travaux ont remis en question le lien consensuel entre la guerre et les changements politiques et sociaux d’après 1945. Les travaux de gauche tendent à mettre en avant le radicalisme populaire, prêt à aller plus loin que les réformes proposées par le gouvernement travailliste de Clement Attlee, alors que des approches plus sensibles à l’équilibre budgétaire soulignent l’inefficacité et le coût des réformes d’après 1945. D’autres historiens encore remettent en question l’étendue de l’intérêt populaire pour ces réformes, insistant sur le fait que les Britanniques ne soutenaient ni les interventions de l’État, ni les mesures altruistes du « social welfare »192. D’après Geoffrey Field :

Dans un souci de rompre avec les entraves de la nostalgie et de démystifier les années de guerre, les historiens se sont intéressés de plus en plus aux aspects de la vie laissés de côté dans la version « orthodoxe » héroïque, tels que le pillage, les activités du marché noir, l’absentéisme, les grèves, le cynisme et la démoralisation. Certains suggèrent que l’homme de la rue n’a pas d’opinion qui mérite d’être

190

K.H. Jarausch et T. Lindenberger, Conflicted Memories. Europeanizing Contemporary Histories, New York : Berghahn Books (2007), pp.23-77.

191

Judt, op. cit., p.829.

« The first postwar Europe was built upon deliberate mis-memory – upon forgetting as a way of life. Since 1989, Europe has been constructed instead upon a compensatory surplus of memory : institutionalised public remembering as the very foundation of collective identity. »

192

Rodney Lowe, « The Second World War, consensus, and the foundation of the Welfare State », dans Twentieth Century British History, volume 1, numéro 2 (1990), p.175.

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exprimée, et estiment que l’idée d’un consensus populaire en temps de guerre pour les réformes fut un mythe créé de toutes pièces par les intellectuels193.

Ces nouvelles approches sociales et culturelles vont au-delà des événements majeurs de la guerre afin d’étudier les dynamiques de l’expérience ordinaire, créant ainsi des connexions entre l’histoire à l’échelle nationale et locale.

Sur toile de fond de la montée d’un sentiment anti-européen et de la popularité des aspirations isolationnistes en Grande-Bretagne, les images de la Seconde Guerre mondiale demeurent constantes. Deux approches semblent se dessiner : celle du mythe de la « People’s War » et celle du mythe néoconservateur. Le mythe de la « People’s War » est étroitement lié à un sens de l’humour basé sur l’autodérision (généralement accepté comme étant typiquement britannique), tandis que le mythe néoconservateur semble davantage agressif et conflictuel. L’une des meilleures illustrations de cette dualité est peut-être celle de la marque de bière « Spitfire ». Cette touche d’humour apporte peut-être un soutien tacite à un sentiment anti-étranger (ici, essentiellement anti-allemand) en Grande-Bretagne. Les slogans de la marque (« The Bottle of Battle », « Downed all over Kent, Just like the Luftwaffe », et « No Fokker Comes Close »), s’ils peuvent prêter à rire, semèrent également la controverse. En 2001, des touristes allemands se plaignirent des affiches de la marque placardées dans le métro de Londres ; leur plainte ne fut cependant pas reçue par l’autorité de contrôle de la publicité au Royaume-Uni (Advertising Standards Authority)194. La campagne publicitaire de la bière « Spitfire » eut néanmoins un impact retentissant, qu’elle ait été de mauvais goût ou non.

1.7. Conclusion : la Seconde Guerre mondiale, mythe britannique ou mythe

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