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Conclusion : la Seconde Guerre mondiale, mythe britannique ou mythe anglais ?

1. Le mythe identitaire de la Seconde Guerre mondiale en Grande-Bretagne

1.7. Conclusion : la Seconde Guerre mondiale, mythe britannique ou mythe anglais ?

Il semble que l’appartenance à l’Union européenne menace la vision que la Grande- Bretagne a d’elle-même de façon plus profonde. Les concepts de subsidiarité et de mise en commun de la souveraineté ont des répercussions sur le caractère sacré et l’utilité du

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Geoffrey Field, « Social patriotism and the British working class : appearance and disappearance of a tradition », dans International Labor and Working-Class History, volume 42 (1992), p.27.

« In an effort to break through the impeding layers of nostalgia and demythologize the war years, historians have paid growing attention to aspects of life ommitted from the « orthodox » heroic version, such as looting, black market activity, absenteeism, strikes, cynicism and low morale. Some imply that the average person often has few opinions worth the name – and caution that the idea of a popular wartime consensus for reform was largely a myth manufactured by intellectuals. » Field lui-même ne partage pas cet avis. Tout en remettant en question l’idée d’une unité nationale basée sur l’harmonie sociale, il insiste sur le collectivisme de la solidarité de la classe ouvrière (« working class »).

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The Telegraph, « Beer posters can mention the war, rules watchdog », le 14 mars 2001. <http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/europe/germany/1326257/Beer-posters-can-mention- the-war-rules-watchdog.html>

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Royaume-Uni. Les ambitions écossaises, par exemple, sont peut-être plus à même d’être défendues par l’Union européenne que par le Royaume-Uni, ce qui, à son tour, a des répercussions importantes sur l’Angleterre. Cette dernière semble avoir été touchée plus durement par le déclin du monde d’après-guerre. En effet, l’Angleterre, en tant que nation traditionnellement dominante du Royaume-Uni, n’a jamais eu à se définir aussi clairement que l’Irlande, le pays de Galles ou l’Écosse. L’Angleterre a pu se permettre de se cacher derrière la Grande-Bretagne (« Britain ») en raison du fait que ces deux étiquettes ont longtemps semblé interchangeables. Le déclin de la Grande-Bretagne a peut-être été principalement celui de l’Angleterre. Alors que les années 1990 furent caractérisées par une vaste interrogation sur la nature de l’identité britannique (« Britishness »), elles soulevèrent également la question de la nature de l’identité anglaise (« Englishness »). De nombreux travaux furent alors publiés sur ce sujet, comme par exemple Anyone for England. A Search

for British Identity de Clive Aslet en 1997, In Search of England. Journeys into the English Past de Michael Wood en 1999, Nor Shall My Sword. The Reinvention of England de Simon

Heffer en 1999 ou encore England. An Elegy de Roger Scruton en 2000.

En tant que nation sur le déclin, incertaine de ce qui la différencie de ses voisins celtes (en dehors du fait qu’elle-même n’est pas celte), l’Angleterre a dû se raccrocher à certains repères. Le plus important de ces repères est la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci a prouvé l’importance de l’Angleterre sur l’échiquier international. L’Angleterre se raccroche au passé parce qu’il est rassurant et qu’il rappelle un temps où le fait d’être Anglais ou Britannique ne posait pas de problème de définition. L’amitié avec d’anciens ennemis n’est alors pas perçue comme une évolution positive des relations internationales, mais comme la résurgence d’ambitions étrangères diaboliques. Si l’Angleterre a toujours l’impression d’être assiégée comme en 1940, alors les Français sont toujours des traîtres collaborationnistes et les Allemands sont toujours d’infâmes nazis. C’est cet esprit qui anime la revue délicieusement excentrique, This England. Créée en 1967, et vendue chaque trimestre à plus de 250 000 exemplaires, This England est un véritable phénomène d’édition. Bien que son caractère pittoresque soit souvent tourné en dérision, la revue a un tirage que lui envient d’autres magazines, pourtant jugés plus en vogue195. Le thème le plus présent dans This England est celui d’une Angleterre menacée : la campagne (« our green and pleasant land », comme le rappelle le sous-titre de la revue) est en proie aux bulldozers ; la BBC, obsédée par le politiquement correct, manque de patriotisme, etc. La préoccupation centrale de This

England demeure la menace de l’Europe, qui ne cherche qu’à imposer son autorité

centralisée et antidémocratique. Le numéro de l’été 2000 marqua l’anniversaire de Dunkerque et de la bataille d’Angleterre, dont l’exemple fut utilisé comme mise en garde :

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Il y a soixante ans, alors que le printemps de 1940 se transformait en ce qui aurait dû être un nouvel et glorieux été anglais, notre pays, ainsi que le reste du monde, retint son souffle. Car le monde civilisé se tenait au bord du gouffre, menacé de la destruction totale de la démocratie par l’agression de l’Allemagne fasciste.

Ce qui allait devenir « La bataille d’Angleterre » fut sans aucun doute le moment le plus décisif de la longue histoire de notre île, car en seulement quelques semaines, elle posa les fondations de la victoire finale qui arriva cinq ans plus tard. Aucune autre bataille de ce terrible conflit ne fut aussi cruciale pour préserver l’avenir de notre nation indépendante et la liberté dans le monde. Cependant, alors que nous approchons son 60ème anniversaire, nous constatons avec tristesse que nombreux sont ceux qui, curieusement, ignorent encore quelle fut le rôle joué par l’Angleterre dans la victoire. En effet, revenir sur les détails d’un tel triomphe contre la tyrannie est depuis longtemps devenu trop embarrassant pour nos ‘partenaires européens’. C’est peut-être pour cela qu’il n’existe toujours pas de monument à Londres en l’honneur de ceux qui ont joué un rôle crucial dans ce que Churchill appela fort justement notre « heure de gloire »196.

Cet extrait est un parfait exemple du sentiment de chauvinisme lié à la Seconde Guerre mondiale : l’aide des Alliés n’est pas mentionnée, et personne ne semble reconnaissant pour les libertés dont ils jouissent grâce aux sacrifices concédés par les Anglais. Dans un vers de son poème « Little Gidding », publié pour la première fois en 1942, T.S. Eliot écrivait : « L’histoire, c’est aujourd’hui et c’est l’Angleterre » (« History is now and England »)197. Ce vers lapidaire sur l’Angleterre de 1940 symbolise bien le statut privilégié dont bénéficie la bataille d’Angleterre, à la fois dans l’histoire et dans la mémoire.

À partir des années 1980, le déclin national et la volonté des gouvernements thatchériens d’identifier les « ennemis » de la Grande-Bretagne – que ceux-ci soient les syndicats ou les nations étrangères – engendrèrent une forme de chauvinisme plus poussée. Par ailleurs, les mouvements nationalistes écossais et gallois redonnèrent une certaine fierté à des régions du Royaume-Uni qui étaient sous-représentées et sous-estimées par les gouvernements conservateurs de Thatcher. Pourtant, la concentration d’intérêt sur l’Angleterre n’enraya pas son déclin apparent. Dans un contexte où les certitudes du passé étaient remises en question, les Anglais se réfugièrent dans le passé, et plus particulièrement dans le souvenir de la Seconde Guerre mondiale. Il est à ce propos

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This England, Numéro 33, Volume 2 (été 2000), p.40.

« Sixty years ago, as the springtime of 1940 began turning into what should have been the blissful days of another glorious English summer, our country, and indeed the whole world, held its breath. For civilisation was standing on the brink of disaster, threatened with the total desrtuction of democracy by the aggressive might of fascist Germany.

Without doubt, what came to be called ‘The Battle of Britain’ proved to be the most critical moment in our island’s long history, for in a few short weeks it laid the foundation of our ultimate victory almost five years later. No other battle during that bitter conflict was so crucial to our future as an independent nation and the cause of freedom everywhere. Yet sadly, as we approach the 60th anniversary, many members of the general public are still strangely unaware of its tremendous significance in the outcome of the war, for to recount the details of such a triumph over tyranny has long been deemed too embarrassing for our ‘European partners’. That is perhaps why there is still no national monument in London to those who played a vital part in what Churchill aptly described as our ‘Finest Hour’. »

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intéressant de remarquer que le terme « Battle of Britain » est traduit en français par « la bataille d’Angleterre », et non pas par « la bataille de Grande-Bretagne ». Ce hasard lexical met pourtant en lumière le fait que le souvenir de la guerre semble être davantage associé à l’Angleterre dans l’imaginaire collectif français, analyse qui semble pouvoir s’étendre au Royaume-Uni en général.

La topographie des musées et des mémoriaux consacrés à la Seconde Guerre mondiale est particulièrement révélatrice. Nous avons recensé les principaux musées consacrés à la guerre en Angleterre ; sur un total de 44 musées198, 27 se trouvent dans le sud de pays (soit 61,4% du total), neuf dans les Midlands (20,4%) et huit dans le nord

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Liste des musées :

- 100th Bomb Group Memorial and Museum (RAF Thorpe-Abbotts) dans le Norfolk - Bassingbourn Barracks (Cambridge) dans le Cambridgeshire

- Battle of Britain Bunker (RAF Uxbridge) dans le Greater London District - RAF Battle of Britain Memorial Flight (Coningsby) dans le Lincolnshire - Battle of Britain Museum (Stanmore) dans le Hampshire

- Bletchley Park (Milton Keynes) dans le Buckinghamshire - Churchill War Rooms (Londres) dans le Greater London District - Clifford Air Shelter (Ipswich) dans Suffolk

- RAF Davidstow en Cornouailles

- D-Day Museum (Southsea) dans le Hampshire

- De Havilland Aircraft Heritage Centre and Mosquito Aircraft Museum (Londres) dans le Greater London District

- RAF Digby (Scopwick) dans le Lincolnshire

- Eden Camp Museum (Malton) dans le North Yorkshire - German Submarine U-534 (Birkenhead) dans le Merseyside

- RAF Harrington Carpetbagger Aviation Museum (Harrington) dans le Northamptonshire - Imperial War Museum (Londres) dans le Greater London District

- Kent Battle of Britain Museum (Hawkinge) dans le Kent

- La Valette Underground Military Museum (Saint-Pierre-Port) à Guernesey - Lincolnshire Aviation Heritage Centre (East Kirby) dans le Lincilnshire - Liverpool War Museum (Liverpool) dans le Merseyside

- Military Wireless Museum in the Midlands (Kidderminster) dans le Worcestershire - RAF Millom Aviation and Military Museum dans

- RAF Museum (Londres) dans le Greater London District - Museum of Lancashire (Preston) dans le Lancashire

- The Museum of Technology (Hemel Hampstead) dans le Hertsfordshire - National Army Museum (Londres) dans le Greater London District - National Maritime Museum (Londres) dans le Greater London District - Norfolk and Suffolk Aviation Museum (Fixton) dans le Suffolk

- North Weald Airfield Museum (Epping Forest) dans l’Essex - Parham Airfield Museum (Framlingham) dans le Suffolk

- Polish Institute and Sikorski Museum (Londres) dans le Greater London District - The Second World War Experience Centre (Walton) dans le West Yorkshire - Shoreham Aircraft Museum (Shoreham) dans le Kent

- Solway Aviation Museum (Carlisle) dans le Cumbria - Southwick House (Portsmouth) dans le Hampshire

- Spitfire and Hurricane Memorial Building and Museum (Ramsgate) dans le Kent - Stockport Air Raid Shelters dans le Lancashire

- Sywell Aviation Museum dans le Northamptonshire - The Tank Museum (Bovington Camp) dans le Dorset - Thurleigh Museum dans le Bedfordshire

- RAF Twinwood Farm (Bedford) dans le Bedfordshire - Wellesbourne Mountford Airfield dans le Warwickshire - Winston Churchill’s Britain at War Experience (Londres)

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(18,2%)199. Sans surprise, c’est à Londres que l’on trouve la plus grande concentration de musées dédiés à la Seconde Guerre mondiale : huit au total, soit autant que dans le nord du pays. Nous pouvons faire un constat similaire avec la topographie des mémoriaux en souvenir de la guerre. Le site War Memorials Archive de l’Imperial War Museum recense tous les mémoriaux dédiés à la guerre (monuments, plaques commémoratives, sculptures, jardins du souvenir etc.) au Royaume-Uni. Si l’on en croit les chiffres annoncés, l’Angleterre compte au total 18 060 mémoriaux (militaires et civils) de la Seconde Guerre mondiale, parmi lesquels plus de la moitié – 9457 – se trouvent dans le sud du pays, 4313 dans le nord et 4290 dans les Midlands. Encore une fois, c’est à Londres qu’ils sont le plus nombreux, avec 3 050 mémoriaux recensés dans la capitale seule200.

Doit-on pourtant conclure que le sud de l’Angleterre se préoccupe davantage du souvenir de la guerre que le nord ? Il semblerait plutôt que l’imaginaire collectif britannique associe plus généralement le souvenir de la guerre au sud de l’Angleterre. Cela est très certainement dû à ce que l’on pourrait appeler la sur-représentation du Blitz londonien, de la bataille d’Angleterre et des images qui leur sont traditionnellement associées dans la culture populaire en Grande-Bretagne. Pour la majorité des Britanniques – ou tout du moins pour la majorité de ceux qui s’y intéressent – la Seconde Guerre mondiale évoque davantage les vaillants pilotes de la RAF survolant les falaises de Douvres et les images de Londres en flammes sous les bombardements que les ouvriers des usines d’armement dans le nord du pays. Pourtant, les représentations admises très « locales » et « localisées » ne reflètent pas l’expérience de la guerre, qui a été bien plus globale en Angleterre. À titre de comparaison, le total des mémoriaux de la Seconde Guerre mondiale recensés au Royaume-Uni est infiniment moins important : l’Écosse en compte 1467, le pays de Galles 1412 et l’Irlande du Nord 241.

Ce constat soulève la question suivante : si les représentations de la Seconde Guerre mondiale en Grande-Bretagne sont plus généralement associées à l’Angleterre, qu’en est-il alors des autres pays du Royaume-Uni ? Comment leur expérience s’inscrit-elle dans le récit du souvenir de la guerre ? Ce questionnement fera l’objet de l’analyse de la deuxième partie de cette étude.

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Ces statistiques se basent sur la carte des comtés en Angleterre de l’Office for National Statistics de 2009. Cette carte est disponible à l’adresse suivante : ukctyua_tcm77-188210.pdf, sur le site de l’Office for National Statistics : <http://www.ons.gov.uk/ons/guide-method/geography/beginner-s- guide/administrative/england/counties/index.html>

Page consultée le 8/05/2014.

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Chiffres disponibles sur le site « War Memorials Archive » de l’Imperial War Museum, <http://www.ukiwm.org.uk/server>

Page consultée le 8/05/2014.

Note : Les chiffres du site ne correspondent pas exactement à ceux exprimés ici en raison du fait que les comtés sont référencés sur www.ukiwm.org selon les frontières administratives de 1974 ; les chiffres de la présente étude s’appuient sur la carte administrative de 2009.

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2. La représentation de la Seconde Guerre mondiale en Écosse, au pays de Galles, en Irlande et dans les anciennes colonies britanniques

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