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pour une approche communicationnelle des processus organisant

1. Informatisation et “pensée-ingénieur”

1.1. Retour sur un processus de mathématisation du monde

La mathématisation et la technicisation de la Société occidentale, débutées il y a déjà plusieurs siècles, ont progressivement pris la forme d’une « Société de l’information » (Scardigli, 2001). Loin de considérer ce monde numérique comme un processus inéluctable imposé par l’évolution des techniques, Victor Scardigli, dans son ouvrage un anthropologue

chez les automates, cherche à comprendre « qui crée la Société de l’information ? ». En

faisant le constat que « la numérisation conquiert, de proche en proche, toutes les dimensions de la personne humaine, tous les domaines de la vie en Société, par un recours généralisé aux technologies de l’information et de la communication » (ibid., p.9), Victor Scardigli s’interroge sur le système de pensée et d’action inscrit dans ces technologies. Afin de comprendre ce que font et pensent les concepteurs de la modernité au cours d’un projet d’automatisation, le domaine de l’aviation s’est avéré tout à fait pertinent pour cet auteur – ainsi que pour les autres membres du groupe « aéronautique et société » – dans la mesure où, de part la généralisation progressive des objets et systèmes techniques complexes, il illustrait un devenir possible de la Société de l’information. Pour traiter de cette question, il propose d’étudier la conception d’un avion fortement informatisé et automatisé et plus spécifiquement, le système informatique FMS38 (Flight Management System) qui est l’automate de gestion de l’ensemble du vol. La mise en fonctionnement de cet automate volant, souvent source de conflit entre ses concepteurs et ses utilisateurs, était pour lui l’occasion d’étudier les tensions caractérisant deux visions de l’activité de pilotage : celle des pilotes et celle des ingénieurs du bureau d’étude chargés de la conception de cet automate. Sans entrer dans le détail de son analyse, nous proposons de prendre appui sur son travail en ce qu’il nous permet de mieux saisir d’où vient et de quoi est constituée la « pensée-ingénieur » qui prédomine dans le

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Notre choix de traiter de cette étude n’est pas anodin, le système FMS au travers duquel Victor Scardigli propose de saisir la pensée-ingénieur est celui-là même qui permet aujourd’hui la mise en œuvre du système technique AGDL que nous étudions et qui vient s’interconnecter avec le FMS. C’est l’époque où les deux grands avionneurs mondiaux commencent à réaliser le Futur Air

domaine aérien, quelle vision de l’activité, de son organisation est mise à l’œuvre. Et quelles sont les tensions qui émergent lorsque cette « pensée-ingénieur » tente de produire un humain sans défaut, placé dans un univers épuré de tout danger et conflit (puisque mathématisé) et ignore, en cela, l’expérience des pilotes dans le temps, l’espace et le risque vécu en situation.

Comme le formule Victor Scardigli, « la formalisation de la Société comporte quatre composantes : mathématisation, technicisation, informatisation proprement dite et automatisation » (2001, p.9). Bien que ces termes soient relativement voisins, cet auteur nous renseigne sur les questionnements anthropologiques qui leurs sont associés. En se référant à Descartes pour qui « la mathématique – ordre et mesure – devait fournir l’instrument universel de compréhension du monde et d’action sur le monde » (ibid.), Victor Scardigli montre que ce modèle de pensée a débouché, notamment dans le domaine aérien, sur l’informatisation et l’automatisation. La technicisation, nous dit-il, fait référence à des choix, le cas échéant, entre « l’action d’un être humain ou une solution machinique » (ibid., p.10) ; choix qui traduisent la forme que l’on veut donner à la Société. L’informatisation ou digitalisation ou encore numérisation, « est la forme la plus visible prise à notre époque par la mathématisation associée à la technicisation » (ibid., p.11). Elle renvoie aux différents dispositifs techniques (ordinateurs, systèmes de traitement des données ; de plus en plus mis en réseaux, etc.) ; lesquels « postulent que tout le réel est transformable en “informations” quantifiables » (ibid.). Enfin, l’automatisation, nous dit Victor Scardigli, « cumule les trois aspects précédents, mais en y ajoutant une dimension supplémentaire : une grande distance

entre l’action et l’homme qui a pensé cette action » (ibid., p.12 – mis en italique par l’auteur).

Là où certains voient un cas particulier de technicisation, nous allons dans le sens de Victor Scardigli lorsqu’il soutient qu’il s’agit en fait de « l’objectif ultime de la mise en place de la Société de l’information » (ibid.), tout du moins, en ce qui nous concerne, dans le domaine aérien.

Cette formalisation mathématique s’est constituée en tant que modèle de pensée des ingénieurs ; « une pensée logique et ordonnée, dit-on » (Jean Dhombres, 1984). L’influence des penseurs du XIXème siècle tels que Saint Simon et Auguste Comte a largement contribué à « assimiler le progrès des sciences et techniques au progrès de l’homme et des Sociétés » (Scardigli, 2001, p.22). En diffusant l’idée selon laquelle l’évolution technique et la mise en œuvre de réseaux de communication seraient les conditions de félicité des hommes et des Sociétés, ils ont largement participé à forger cette philosophie de pensée. Comme l’a montré le mathématicien Jean Dhombres (1984), ces modèles de pensées postulent que les

Chapitre 2– De la pensée-ingénieur à la pensée organisationnelle…

mathématiques sont à même de traduire le réel et d’organiser le monde à venir. Le postulat est celui « d’une continuité entre la nature et la connaissance mathématique puisque le raisonnement mathématique est [serait] le raisonnement naturel » (Gras et al., 1994, p.239). Jean Dhombres souligne que ces modes de raisonnements se sont imprégnés au cœur des formations d’ingénieurs faisant ainsi prédominer une lecture logico-mathématique du monde. Les premières écoles d’ingénieurs, au milieu du XVIIIème siècle se sont appuyées sur cet esprit mathématique pour appréhender le monde ; comme le montre une préface de Georges Darmois au cours de mathématiques de Jean Bass (relayée par Gras et al., ibid.) :

« Les mathématiques ont toujours été l’instrument normal employé pour parvenir, en même temps qu’à l’intelligence du monde concret, à la construction de modèles efficaces qui représentent convenablement de larges pans de la réalité » (p.240).

Selon Alain Gras et al. (1994), les ingénieurs évoluant dans le domaine aéronautique se sont en partie forgés sur cette vision du monde. Souvent établis à des postes décisionnels ou au sein de l’administration ou encore parmi les concepteurs chargés d’organiser la gestion des flux d’aéronefs ou participant aux réflexions sur les postes de travail, ce sont eux qui vont accompagner le développement des projets d’automatisation de la navigation aérienne (Scardigli, 2001). Le postulat étant que « la mathématique – disons aujourd’hui les sciences exactes et quantitatives – peuvent et doivent décrire tous les rapports entre l’homme et son environnement, depuis la physique du vol jusqu’aux facteurs humains » (Gras et al., 1994, p.239). Elle est, pour ces ingénieurs, l’outil universel de compréhension et d’action sur le monde.

« La science est un instrument, et l’ingénieur s’identifie totalement à son instrument. Il est mathématicien, donc il est en quelque sorte la mathématique, il pense et développe son action selon les principes de cette discipline. On comprend qu’en retour il pense honorer l’utilisateur de ses créations en lui imposant d’être à son tour un reflet de ces objets, d’inscrire ses usages dans leur prolongement » (Gras et al., p.240).

La mise en équation du vol et de sa sécurité serait ainsi la solution pour construire, maitriser et optimiser un univers aérien idéal, sans danger, sans imprévu, sans défaut ; car mathématisable. Les ingénieurs évoluent dans des espace-temps très différents de ceux des pilotes dans la mesure où leur activité a pour support de pensée l’abstraction et la modélisation. En travaillant depuis un simulateur, c’est au travers de chiffres et de nombres

« La mathématisation du monde consiste à introduire la quantité et l’ordre, donc le nombre, comme principes de description d’un domaine et comme outil d’une action de transformation de ce domaine. Le principe fondamental de ce nouveau

Discours de la méthode39, c’est que la science peut tout comprendre, puis tout

résoudre, en décomposant la complexité du monde en éléments simples, puis en reconstruisant de la complexité ; mais une complexité que le scientifique maitrise cette fois, puisqu’il en est le grand organisateur » (Scardigli, 2001, p.138).

C’est au travers de ce filtre cartésien que les ingénieurs analysent les actants humains ou non humains et leur configuration, de manière à pouvoir calculer, prévoir et organiser avec la plus grande précision, la plus grande sécurité et la plus grande efficacité le déroulement de l’activité. La vision est fondamentalement pragmatique (au sens commun du terme) : « comment faire au mieux, avec les moyens dont on dispose pour obtenir le résultat désiré ? » (Girin, 2001, p.168).

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