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Penser l’articulation technologie-organisation au travers de la théorie de l’activité

Figure 7 : The Structure of Human Activity (1987) 73

3. Positionnements conceptuels

3.2. Pour une prise en compte des architextes

Comme nous l’avons souligné dans le chapitre précédent, les technologies actuellement déployées dans les organisations s’articulent de plus en plus autour d’écrits d’écran qui, si

Chapitre 3 – Penser l’articulation technologie-organisation au travers de la théorie de l’activité

nous voulons saisir ce en quoi ils participent de la structuration des actions dans la conduite des activités, nécessitent d’être finement analysés. Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier (1999) nous propose pour cela de porter une attention particulière sur ce qu’ils nomment les « architextes ».

Yves Jeanneret s’est intéressé à la sémiotique de l'écriture. C’est un domaine de recherche qui s'est constitué sur la base d'une polémique entre une vision de l'écriture comme relevant uniquement de la transcription de la parole, et une autre vision qui considère l'écriture comme relevant d'un mode d'existence particulier de la langue dans la matérialité de l'image. Selon lui, "dans l'image, dans le visible, dans la matérialité de l'image, dans le mouvement d'interprétation du visible, il y a quelque chose qui s'exprime et qui est d'une autre nature que ce qui s'exprime dans la parole" (Jeanneret, 2005)79. En s'inspirant des recherches

menées par Anne-Marie Christin (2012), Yves Jeanneret (2005) considère que la notion d'écriture est un objet ouvert qui correspond aux différentes modalités utilisées par les hommes pour représenter le langage dans l'image (ibid.). En s'inspirant de la sémiologie, de l'histoire du livre, de l'anthropologie et de la philosophie, Yves Jeanneret s'intéresse à une forme particulière de l'écriture, celle des médias informatisés. Il tente ainsi d'identifier les problématiques et enjeux liés aux « écrits informatisés ». Avec le développement de l'informatique, l'écrit « s'élabore à travers un nouvel espace, celui de l'écran » (Jeanneret et Souchier, 1999, p.97) ; il s'agit là d'un « nouveau stade historique de l'écrit : « l'écrit d'écran » (ibid.). Yves Jeanneret propose ainsi une série d'études au travers desquelles il propose de saisir la façon dont le texte est mis en forme et la manière dont cela conditionne, oriente la mise en action des individus. La notion de texte est ici prise au sens large ; elle concerne, dans une des études de cas relative aux CD-Rom, « toute production signifiante articulée sur l'écran (…) L'ensemble des éléments signifiants entrant dans un cédérom (texte, image son) constitue donc le “texte” de ce cédérom » (1999, p.97). Selon lui, « l'analyse de l'écrit d'écran requiert tout à la fois une description précise de la matérialité des dispositifs techniques, une réflexion sur la nouvelle économie des signes (écrit, image & son), ainsi qu'une mise en perspective des processus sociaux d'appropriation, d'interprétation et de réécriture qui organisent cette nouvelle économie sémiologique » (1999, p.97).

79 Entretien avec Peter Stockinger, en ligne, http://www.archivesaudiovisuelles.fr/813/, consulté en

Pour mener ce projet d'une sémiotique des écrits d'écran, Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier (1999) se munissent, en autre, de la notion d'architexte, notion issue de la constatation « qu'on ne peut élaborer une structure textuelle ou produire un simple texte à l'écran sans outils d'écriture situés en amont. A partir de là, le texte est donc placé en abîme dans une autre structure textuelle, un architexte, qui le régit et lui permet d'exister » (1999, p.103). Une première définition est ainsi posée. Ils nomment architexte, « les outils qui permettent de représenter la structure du texte à l'écran et qui, non contents de représenter la structure du texte, en commandent l'exécution et la réalisation. Autrement dit, le texte naît de l'architexte qui en balise l'écriture » (ibid.). A cette première définition, Jeanneret précise en 2009 : « les architextes, ce sont des écritures de l'écriture. Quelqu'un a écrit en amont de vous les formes dans lesquelles vous allez écrire. (…) Architextes de la mise en forme (traitement de texte, logiciel de présentation visuelle), de l'échange de correspondance (messagerie, chat), de la recherche d'information (moteur de recherche), de l'intertextualité (fils RSS), etc. Les architextes sont des objets logiciels qui industrialisent la capacité des formes écrites à configurer des pratiques, (…) et instaurent à ce titre une nouvelle économie scripturaire » (p.88).

Les études menées par Yves Jeanneret se centrent principalement sur les écrits d'écran. Dans l'ouvrage collectif intitulé l'écriture des médias informatisé: espace de pratiques (2007) dirigé par Cécile Tardy et Yves Jeanneret, ce dernier propose, par exemple, d’analyser le rapport entre écriture et pratique au sein de la rédaction de France Inter. Il propose de s’intéresser à l’écriture radiophonique au travers d’un logiciel de « numérisation » (OpenMédia) et nous donne à comprendre comment se reconfigure l’espace d’écriture des journalistes : « il s’agit pour nous de saisir une pratique collective et organisée de communication, avec les espaces qu’elle accorde ou dénie aux personnes qui écrivent, et le rôle que joue en son sein l’architexte, notamment OpenMédia » (ibid., p38).

Nous proposons de nous munir de cette notion d’architexte pour analyser les outils actuellement en cours de déploiement dans les pratiques de travail des pilotes et des contrôleurs aériens. Nous posons que, notamment la mise en écran des échanges de la circulation aérienne via l’application CPDLC peut ainsi être considérée comme un architexte. En effet, l’application CPDLC propose un cadre d’écriture, sous la forme de messages préformatés, à partir duquel et dans lequel, pilotes et contrôleurs constituent leurs messages. De même, le passage du strip papier au strip numérique s’accompagne d’une mise en écran qui propose un nouvel espace d’écriture. En outre, il nous semble que la notion d'architexte

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peut largement dépasser les seuls « écrits d'écran », pour recouvrir d'autres outils qui viennent mettre en forme le texte et orienter les pratiques. Nous pensons, par exemple, que le formulaire du plan de vol, formulaire standardisé par l'OACI, et dans lequel les compagnies aériennes et/ou pilotes viennent inscrire les éléments du vol selon des standards prédéfinis, relève d'un architexte. De même, nous considérons que la phraséologie est un architexte langagier au sens où elle vient mettre en forme et pré(in)scrire la façon dont pilotes et contrôleurs doivent mener leurs activités de communication. A ce titre, il nous semble, qu’il y a des architextes plus ou moins ouverts, c’est-à-dire qui sont plus ou moins rigides. Nous verrons dans le chapitre 6 que l’architexte informatisé (CPDLC) transpose à l’écrit les formes de la phraséologie. L’informatisation des messages de la navigation aérienne redessine et renforce la mise en forme des activités de production d’information et de communication mais ne la crée pas, ou pas totalement.

Nous proposons de nous saisir de cette notion d'architexte pour décrire les nouvelles formes écrites qui accompagnent les outils mis à disposition des pilotes et des contrôleurs. En cela, nous entendons accéder au modèle de communication qui est inscrit dans ces architextes et à la façon dont cela tend à reconfigurer les pratiques de travail. Comme le souligne Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier, « situés au commencement et au commandement de l'acte d'écrire, les maîtres de l'architexte détiennent un pouvoir considérable sur la production du texte et par là même sur celle du sens et de l'interprétation » (1999, p106).

Avant de rendre compte de la manière dont ce cadre nous permet d’analyser notre objet d’étude, nous proposons, dans le chapitre suivant, d’expliciter la méthodologie de recherche que nous avons mise en œuvre, ainsi que les spécificités de notre terrain de recherche.

Chapitre 4

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