• Aucun résultat trouvé

Penser l’articulation technologie-organisation au travers de la théorie de l’activité

1. Vers des workplace studies

1.2. La cognition distribuée

L’approche distribuée de la cognition étudie la cognition humaine dans son habitat naturel “in the wild” (à la différence des études de laboratoire où la cognition est étudiée “en captivité”) et l’appréhende comme un phénomène « socio-techno-culturel » (Ollagnier- Beldame, 2006, p.18). C’est en combinant ses antécédents en tant qu’anthropologue et ses connaissances de la navigation qu’Edwin Hutchins (1995) propose une nouvelle approche des sciences cognitives que l’on appelle « cognition distribuée ». Il se démarque des autres approches issues des sciences cognitives du fait qu’il considère que l’objet d’étude ne se situe plus seulement dans la tête du sujet mais que l’individu fait partie d’un système fonctionnel plus large incluant son environnement matériel et social. Dans cette perspective de la cognition humaine, l’accent est mis sur l’importance du rôle cognitif des artefacts comme prolongements des capacités de cognition. Hutchins propose donc d’inclure dans un seul système les individus et les artefacts avec lesquels ils interagissent ; il s’agit donc de décrire les propriétés cognitives en termes de structure et de traitement des représentations internes du système et non internes aux individus.

Dans son article Comment le cockpit se souvient de ses vitesses, Edwin Hutchins (1994) montre ainsi que pour une étude de l’activité de pilotage, là où d’autres approches de la cognition porteraient leurs analyses sur les représentations internes des individus dans le cockpit (pilote, co-pilote, …), le courant de la cognition distribuée considère que le niveau d’analyse pertinent doit se porter sur le système dans lequel le pilote, le co-pilote, les autres

personnes présentes (techniciens, personnels navigants) ainsi que les systèmes techniques interagissent, à savoir, le cockpit dans son ensemble. Ce glissement de l’unité d’analyse de l’individu vers le système fonctionnel permet de saisir le caractère distribué de la cognition. En étudiant le processus de mémorisation des vitesses, Edwin Hutchins considère que les pilotes utilisent deux types de représentations : celles qui naissent des supports techniques ou de la parole et les représentations mentales internes. En effet, nous dit-il, « la mémoire du cockpit » n’est pas le seul fait de la mémoire des pilotes. Il met ainsi en évidence le fait que « les dispositifs technologiques affectent invariablement le flux de l’information dans le cockpit. Ils peuvent déterminer les trajectoires possibles de l’information ou les types de transformations structurelles de l’information nécessaires à sa propagation » (ibid., p.471). Les artefacts sont appréhendés en ce qu’ils permettent de faciliter la distribution et l’échange d’information et le partage de représentation.

Edwin Hutchins considère que les différents composants du système, c'est-à-dire les individus et les artefacts, stockent chacun à leur manière une représentation des données circulant dans le système ; ils sont aussi nommés « médias de représentation ». Et selon lui, l’état des différents médias de représentation est modifié au fur et à mesure que ces données se propagent dans le système. La communication est alors ici envisagée comme une forme de cognition dans la mesure où cette propagation s’effectue par divers canaux (visuels, verbaux, non-verbaux, l’action d’un individu) et va modifier l’état de représentation de ces médias. Au cours de sa propagation dans le système, l’information sera stockée, traitée, transformée et coordonnée avec d’autres informations. Edwin Hutchins met ainsi en évidence que la cognition humaine est distribuée de part et d’autre du système fonctionnel entre les acteurs du système et les autres composants externes qui composent leur environnement.

« The consequences of this property of individual cognition for the cognitive capabilities of groups of humans depend almost entirely upon how the group distributes the tasks of cognition among its members » (Hutchins, 1995, p.240).

Dans son ouvrage Cognition in the Wild (1995), Edwin Hutchins illustre ses concepts en présentant l’étude comparative qu’il a menée sur la différence des états représentationnels des navigateurs micronésiens et des navigateurs occidentaux. Il montre ainsi comment les techniques de navigation sont des projections d’une structure externe (ex : la disposition des étoiles dans le ciel pour les navigateurs micronésiens ; la carte maritime pour les navigateurs occidentaux) et d’une structure interne de l’image du monde (ex : la capacité, pour les micronésiens, à identifier les constellations ; la capacité, pour les occidentaux, à lire la carte

Chapitre 3 – Penser l’articulation technologie-organisation au travers de la théorie de l’activité

maritime). Selon lui les processus cognitifs sont des processus culturels et les artefacts portent en eux les traces de cette culture ; ils cristallisent les connaissances et les pratiques des hommes, ce qu’Hutchins nomme « les régularités du monde ». Pour les marins, ces régularités sont les mouvements des marées et des étoiles. Elles sont inscrites dans la structure même de l’artefact (au travers d’icônes puis de codes alphanumériques) et agissent comme des éléments de repère qui orientent l’action humaine selon une configuration particulière qu’il nomme syntaxe (Groleau, 2008). Il introduit ainsi la notion de « syntaxe des artefacts » (1995, p.50).

Carole Groleau (2008) se réfère à cette notion pour s’interroger sur la nature des régularités inscrites dans les artefacts technologiques en milieu organisationnel. Comme nous l’avons montré dans le chapitre 2, elle observe notamment, dans un service de comptabilité, le passage d’un système manuel de gestion des comptes à un système informatisé. Elle montre que les régularités proviennent à la fois des pratiques professionnelles et des pratiques organisationnelles ou culturelles plus larges qui sont identifiables par la façon dont ces régularités sont organisées, hiérarchisées dans les artefacts et participent à réinventer les pratiques de travail (Groleau interviewée par Bonneau, 2010).

« L’activité humaine prend forme à la jonction de différentes logiques dont les repères se matérialisent dans les artefacts (…). La manière dont ces régularités s’articulent à même les artefacts habilite tout en contraignant ceux qui les manipulent. Nous avons observé que les différentes configurations d’une même série de régularités modifient le rapport qu’entretiennent les commis avec leur environnement de travail (…). Penser les technologies à partir de la syntaxe des artefacts nous aide ainsi à percevoir le changement comme une reconfiguration des logiques d’action, lesquelles prennent forme dans les interactions et les artefacts, qui eux-mêmes soit reproduisent d’anciennes façon de faire, soit voient nouvellement le jour au sein des membres de l’organisation » (Groleau, 2008, pp.26-27).

La théorie de la cognition distribuée nous aide ainsi à penser la construction collective de la cognition qui oriente nos actions. Comme le souligne Carole Groleau, « si on fait le parallèle entre les actions collectives et le travail, et si parmi les artefacts, on regarde ceux qui sont technologiques, il est possible de prendre les concepts de la cognition distribuée et de les mettre à notre service » (Groleau interviewée par Bonneau, 2010, p.90).

Outline

Documents relatifs