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Penser l’articulation technologie-organisation au travers de la théorie de l’activité

Figure 7 : The Structure of Human Activity (1987) 73

3. Positionnements conceptuels

3.1. Pourquoi choisir la théorie de l’activité ?

3.1.1. L’unité d’analyse

Comme nous l’avons évoqué au cours de ce chapitre, un des premiers points qui nous semble pertinent dans la théorie de l’activité, et qui la différencie des approches de l’action située et de la cognition distribuée, concerne l’unité d’analyse qui est privilégiée. Précisons, avant de spécifier ces différences, que nous allons dans le sens de Carole Groleau (2010) lorsqu’elle nous dit que le choix de l’unité d’analyse est fonction du type d’approche qui paraît le plus « parlant » :

« Si on me demande : est-ce que les phénomènes technologiques s’explorent mieux dans le niveau micro ou le niveau macro ? Je réponds : c’est plutôt une question de lentille, une approche n’est pas mieux que l’autre. Ce sont des lunettes différentes qui expliquent des choses différentes » (Groleau interviewée dans Bonneau, 2010, p.9).

Notre démarche consiste ainsi à identifier une unité d’analyse adéquate en fonction de l’objet de recherche que l’on s’est fixé. La théorie de l’action située et celle de la cognition distribuée se centrent principalement sur le niveau de l’action, tandis que la théorie de l’activité propose de considérer le niveau de l’activité. Les situations de travail que Lucy Suchman étudient, en particulier dans ses premiers travaux, se limitent à une situation délimitée (exemple de l’interaction entre une photocopie et deux personnes) où les dimensions de temps et d’espace sont réduites. Sa focale se centre principalement sur les processus organisants à un niveau très « micro » et en cela, ne tient pas forcément compte de ce qui sous-tend la construction des artefacts. Notons néanmoins que dans des travaux plus récents (dont notamment son article intitulé Do categories have politics, publié en 1994) Lucy Suchman « traite des catégories qui organisent les données dans les logiciels de l’institutionnalisation du pouvoir et d’autres questions qui relèvent davantage d’une logique organisationnelle au sens classique du terme » (Groleau, interviewée par Bonneau, 2010, p.9). De façon convergente à la théorie de l’action

Chapitre 3 – Penser l’articulation technologie-organisation au travers de la théorie de l’activité

située, l’unité d’analyse de la cognition distribuée place sa focale à un niveau micro en se concentrant sur le système fonctionnel fait de personnes et d’artefacts. Dans son étude sur

comment le cockpit se souvient de ses vitesses (1994), par exemple, Edwin Hutchins ne

s’intéresse ainsi pas aux dynamiques organisationnelles qui ont lieu au delà de ce système. Or il nous semble important de considérer la place de la hiérarchie, de la division du travail et des statuts des acteurs engagés dans l’activité afin de mieux comprendre de quelle manière le travail s’opère ; cela pouvant également permettre de mieux saisir l’influence que ces derniers exercent sur la façon dont les dispositifs techniques sont utilisés. Tout en tenant compte des apports de ces deux approches, l’objet de recherche que nous avons choisi de traiter va nous amener à interroger des transformations d’activité en interaction avec des évolutions économiques, techniques et règlementaires à un niveau qui dépasse largement les situations tout en contribuant fortement à les configurer ; d’où la nécessité de trouver un cadre d’analyse plus adéquat pour traiter de notre objet de recherche.

3.1.2. Lier les niveaux situationnels et socio-historiques

La théorie de l’activité nous semble être une bonne alternative dans la mesure où elle nous permet de lier les niveaux situationnels et socio-historiques. En effet, selon Engeström, ce qui se passe dans « l’ici et le maintenant » est souvent en continuité avec les logiques socio-historiques préexistantes. En situation, les sujets agissent en fonction de leur environnement immédiat mais également selon les expériences et interprétations de leurs actions passées. Comme nous l’avons évoqué, les outils avec lesquels les individus agissent sur leur environnement intègrent et véhiculent des savoirs et des expériences socio- culturels qui ont été historiquement accumulés par les générations précédentes : « par ce qu’il intègre, l’outil place l’activité dans un cadre spatio-temporel qui dépasse la situation immédiate » (Groleau et Mayère, 2007, p.151). En cela, il nous est possible de comprendre ce qui se passe en situation en retraçant les logiques socio-historiques préexistantes. Dans le cadre de notre recherche, penser l’articulation technologie et organisation au travers de la théorie de l’activité nous permet de saisir cette imbrication de systèmes techniques de plus en plus normés et normalisants, et qui sont établis à des niveaux internationaux, nationaux et mis en œuvre localement. Il nous faut comprendre suffisamment cette « biographie » des systèmes techniques en les resituant dans les différents espaces-temps dans lesquels ils ont été configurés. C’est au travers du concept de contradiction qu’Engeström nous invite à identifier les dynamiques conflictuelles qui participent du changement ; celles-ci étant considérées comme le moteur du changement. En cela, la théorie de l’activité nous permet de positionner

les enjeux contemporains tels qu’ils se nouent autour des activités de production d’information et de communication des pilotes et des contrôleurs en nous permettant d’articuler le niveau local et global.

3.1.3. Articuler les médiations matérielles et sociales

Enfin, la théorie de l’activité nous permet également d’articuler les médiations matérielles et sociales. Comme nous l’avons montré dans le chapitre précédent la prise en compte de la place de la matérialité dans les interactions sociales est essentielle dans la mesure où elle nous permet d’appréhender ce qui favorise ou limite les actions. Mais pour ce faire, il est nécessaire d’une part d’étudier la façon dont les gens travaillent et d’autre part d’étudier les propriétés matérielles de la technologie afin d’identifier ce qu’elle permet de faire ou non, ainsi que les contournements opérés par les individus. Notons, sans rentrer dans un débat qui nous semble déjà ancien, qu’il ne s’agit nullement ici de souscrire à un déterministe technique mais de reconnaître le pouvoir structurant des outils dans l’accomplissement des actions. En effet, en s’intégrant dans la relation entre le sujet et sa visée, les outils structurent le développement humain.

S’agissant d’étudier le déploiement de systèmes techniques informatisés complexes et intégrés, nous considérons que la notion d’outil telle qu’appréhendée par Engeström est trop simple pour le type de technologie que nous sommes amenée à étudier dans le cadre de notre recherche. Pour décrire les propriétés matérielles des systèmes techniques informatisés tels que ceux actuellement développés dans le domaine aérien, il nous faut mobiliser un cadre d’analyse plus adapté pour travailler les imbrications entre les outils et les règles, et entre les outils et la division du travail. Au fur et à mesure de l’informatisation des outils, les règles ne sont plus distinctes mais sont mises en formes dans les outils. L’outil participe également à redéfinir ce qui est fait par les acteurs et ce qui est confié au système technique. Avec la montée en puissance de ce qui est automatisé, ou en bonne part automatisé, il nous faut nous munir d’un outil analytique plus adéquat qui nous permette de caractériser les propriétés physiques de ces systèmes qui prennent la forme « d’écrits d’écran ». En cela, nous proposons de nous équiper de la notion d’architexte développée par Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier (1999), que nous présentons plus en détail maintenant.

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