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Les outils et leurs architextes en présence : questions d’autorité et de responsabilité

1. Pour une discipline du vol : emboitement et durcissement des règles et leur équipement par les outils

Ø Comment le nouveau système technique vient-il équiper ou non les activités de

pilotage et de contrôle ?

Ø Comment s’insère-t-il dans des pratiques pré-existantes et quelles sont les nouvelles

pratiques qu’il rend possible ?

En retraçant la trajectoire socio-techno-historique des activités de la navigation aérienne, nous avons pu constater que celles-ci se sont très rapidement inscrites dans une dynamique de rationalisation des activités, des méthodes et des outils. Soucieux de maintenir un haut niveau de sécurité tout en satisfaisant des logiques de performances économiques de plus en plus exigeantes, les acteurs de ce système ont très rapidement développé une série de règles et de normes très formalisées qui régissent les médiations matérielles et sociales au sein et entre les systèmes d’activité de pilotage et de contrôle. Pour un vol donné, pilotes et contrôleurs sont ainsi soumis à des règles spécifiques, standardisées et très protocolisées qui cadrent et précisent la façon dont doivent être menées à la fois leurs activités propres (chacun dans leur système d’activité) et leurs activités de coordination (donc la façon dont ils doivent communiquer entre eux). Nous avons montré, dans le chapitre précédent, comment le système technique AGDL a été intégré afin de soulager les tensions issues de la contradiction secondaire c’est à dire, à la fois soutenir les enjeux de densification du trafic en créant de la capacité et maintenir un niveau de sécurité socialement acceptable ; le tout en proposant des dispositifs techniques conçus « comme fonctionnels par essence, et donc comme

essentiellement tournés vers l’efficacité » (Feenberg, 2004, p14). Le choix qui s’est opéré

porte sur un modèle d’informatisation et d’automatisation supposé transférable à tout type de situation et à même d’accompagner et d’équiper une logique de contrôle rationnel et d’efficacité.

1.1. Le « plan » du vol : pour une maitrise de la trajectoire du vol

L’élément le plus représentatif, de prime à bord, de cette volonté de rationalisation de la pratique de vol concerne le plan de vol. En effet, il nous semble que le terme de « plan de vol » retenu dans le langage « indigène » professionnel pour désigner la façon dont doit être mise en œuvre la pratique de vol, traduit bien une volonté de discipliner la conduite de vol sur la base d’éléments pré-définis ; éléments qui par ailleurs, reflètent la dimension économique d’optimisation du vol relativement aux exigences des compagnies aériennes. Le terme de plan de vol est communément assimilé à la route que doit suivre un avion pour aller d’une destination A à une destination B. Mais que révèle t-il (vraiment) sur la façon dont est conçue, organisée, mise en plan, la pratique de vol ? Comme nous l’avons évoqué à plusieurs reprises, le dépôt d’un plan de vol auprès des services de la circulation aérienne est obligatoire. Il peut s’effectuer sous plusieurs formes ; en général, tout du moins en ce qui concerne les vols commerciaux, les plans de vol sont formalisés dans le cadre de formulaires standardisés (par l’OACI). Ces architextes définissent les éléments du vol que la compagnie aérienne doit renseigner pour que ce vol soit pris en charge par les services de la circulation aérienne : aéroport de départ, d’arrivée, immatriculation de l’aéronef, vol IFR ou VFR, type d’aéronef, équipement à bord, etc. Il existe 3 types de plan de vol : le plan de vol répétitif (qui décrit les vols réguliers et qui est établi tous les 6 mois par les compagnies aériennes), le plan de vol déposé (qui décrit la totalité du vol et qui est communiqué aux services de contrôle avant le vol) et le plan de vol réduit (qui est une modification, au cours d’un vol, d’un élément du plan de vol initial et qui nécessite une clearance de la part du contrôleur). Le plan de vol déposé (qui peut être répétitif ou non), c’est à dire à celui qui sera effectivement déposé auprès du centre de contrôle en charge de l’activation du vol (et qui sera programmé dans le système sol et le système bord), contient tous les éléments relatifs au vol : les caractéristiques du vol tels que précisés par les standards OACI que nous avons évoqué plus haut ; ainsi que les éléments ajustés le jour du vol et qui viennent détailler le déroulement du vol : la trajectoire de l’avion et les différents points de passage, les niveaux de vol, le nombre de passagers, le carburant, etc. Ces derniers éléments sont préparés par le « jet planner » de la compagnie aérienne qui va déterminer la RTM (Route à Temps Minimum). A partir de là, le jet planner édite un « Operational Flight Plane » (OFP). Environ 2 h avant le début du vol, le commandant de bord pour le vol concerné consulte l’OFP et y apporte, si nécessaire et dans le respect des règlementations (ex : carburant minimum obligatoire) des modifications : il vérifie ainsi que les paramètres du vol correspondent au vol qu’il s’apprête à effectuer en tenant compte des

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dernières informations relatives à la météo, à une surcharge éventuelle (nécessitant l’emport de carburant supplémentaire), à la route empruntée, etc. Une fois l’OFP actualisé et validé, le contrôleur « prévol » (en charge de l’activation du vol) y aura accès depuis une banque de donnée. Un plan de vol dit « machine » ou « technique » (FDR : Flight Data Recording) sera ensuite enregistré dans le FDP (Flight Data Processor). Ce même plan de vol sera également disponible (par interrogation du système sol) dans le FMS (Fligth Management System) du système bord des pilotes. Durant toute la durée du vol, les pilotes devront suivre le plan de vol déposé tout en ajustant la trajectoire du vol aux contingences de la situation pour le vol concerné mais sans que cela n’interfère trop avec le plan initialement calculé.

Nous proposons, ci-dessous, d’analyser un premier extrait d’entretien effectué auprès d’un pilote-instructeur qui nous raconte comment se déroule le traitement du plan de vol. Cet extrait nous semble particulièrement intéressant pour saisir la façon dont les normes et les règles sont mises au travail par les pilotes et comment elles sont incorporées et traduites par ceux qui sont au cœur même de l’action.

Extrait 1 :

« Les opérations via le jet planer édite l’OFP qui est assez précis et dedans y’a

tout ce qui est optimum : les vents en moyenne, les températures moyennes, l’altitude, etc. Et nous on essaye de se coller le plus possible à l’OFP pour que ça marche. Donc notre rôle dans un avion commence à diminuer (…) On a l’OFP qui est édité, on arrive aux opérations 2h avant et on valide l’OFP : il nous propose un carburant minimum, un déroutement, il nous propose des choses et nous on vérifie qu’il ne s’est pas trompé c’est à dire que le déroutement est accessible, que le pétrole est suffisant. On peut rajouter notre petite touche par exemple pour une traversée de l’Atlantique ; des fois il nous fait changer de niveau pendant la traversée pour la route optimum : non dans la pratique c’est pas possible, c’est à dire qu’on va voler plus bas et donc qu’on va consommer plus. Des fois quand tu montes - comme on essaye de te mettre dans les vents –tu rattrapes un vent arrière plus fort, un jet stream. Mais des fois quand tu montes, le vent diminue et des fois, quand tu descends, le vent augmente. On a intérêt à rester, par exemple, au niveau 340 et l’ OFP te dis de monter au niveau 360. (…) Ca c’est la petite touche perso, c’est pas grand chose. On essaye de valider l’OFP. Et quand on signe l’OFP on s’engage, si y’a un accident on va nous demander pourquoi on a mis moins de pétrole que ce qui est dit sur l’OFP, pourquoi pourquoi pourquoi (…) Ce papier est agréé par l’aviation civile, tu peux pas faire n’importe quoi (…) La réserve minimale de carburant est imposée par la règlementation, on peut pas faire n’importe quoi. Nous on est payé pour appliquer la loi.

(…) Dès que l’OFP est validé, c’est parti (…) quand on arrive [dans l’avion] on rentre le vol qui est planifié (…) On a une masse au décollage et là on calcule les paramètres au décollage (…) donc je calcule tout ça et en général, l’ordinateur, il fait mieux que moi (…) Sur Air3 on part lentement, on utilise une puissance

faible. C’est comme avec la voiture quand tu accélères, 1ère...2ème…3ème… 4ème …,

Moi avec la voiture, je vais accélérer un tout petit peu pour pas consommer de carburant, lentement. Donc on calcule une puissance minimale de décollage mais qui permet de respecter la réglementation. Donc on calcule une puissance minimale de décollage en fonction de la météo et de l’OFP. On rentre les paramètres dans l’ordi et il nous donne les paramètres de décollage. On pourrait décoller plein pot mais ce qui se passe c’est qu’on abime les moteurs et donc on touche à la longévité des moteurs » (Francis, pilote-instructeur d’Air3 – accentué

par nous).

Cet extrait nous renseigne, plus en détail, sur le cadre fortement prescrit de la pratique du vol. Les éléments qui y figurent nous semblent révélateurs des tensions qui prennent forme entre l’activité planifiée (et économiquement satisfaisante) et l’activité réelle en situation ; le rôle des pilotes étant de faire tenir ensemble ces deux facettes de l’activité de pilotage. Nous allons poursuivre plus avant l’analyse de ce cadre de prescription et la façon dont les pilotes s’y conforment, composent et recomposent leurs pratiques. Puis, dans un deuxième temps, nous verrons dans quelle mesure le système technique déployé participe à renforcer les règles relatives à la tenue de ce plan de vol.

1.1.1. Le traitement du plan de vol : un travail de mise en conformité

Pour les pilotes, le début d’un vol consiste à prendre connaissance du plan de vol qui a été planifié en amont par leurs compagnies aériennes de rattachement. Comme nous l’avons indiqué plus haut, ce plan de vol est actualisé par le jet planner de la compagnie aérienne (environ cinq heures avant le début du vol) et précise la quantité de fuel, la route, l’altitude ; le jet planner récupère des informations sur les aéroports en route et à destination, sur les espaces aériens traversés et sur la météo (carte des vents et des phénomènes significatifs, ainsi que des précisions sur les aéroports). Sa mission consiste à définir la route à temps minimum en pré-inscrivant dans le plan de vol les paramètres du vol qui permettront un déroulement optimum de ce vol (« et dedans y’a tout ce qui est optimum »). Et comme le souligne notre interlocuteur, c’est un « OFP qui est assez précis » ; ce qui participe à renforcer la logique de prescription et à réduire la part d’action des pilotes dans le calcul du plan de vol (« Donc

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apportent, si nécessaire, des modifications en fonction de ce qu’il savent être possible ou non pour la pratique réelle du vol relativement aux éléments du contexte (météo, emport d’une charge supplémentaire, etc.) qui auront un impact sur la mise en œuvre de ce vol ; mais tout en se conformant au plus près du « plan » (« Et nous on essaye de se coller le plus possible à

l’OFP »). C’est dire si le respect de ce « plan » relève d’un objectif normé à atteindre. Le

cadre est dès lors défini et la marge d’initiative des pilotes limitée à des micro-ajustements (« ça c’est la petite touche perso, c’est pas grand chose ») qui consistent alors à « vérifier

qu’il [le jet planner] ne s’est pas trompé » ; et ce, afin de s’assurer de la cohérence du plan

aux contraintes spécifiques de la situation pour le vol concerné.

Pour les pilotes, il s’agit également, lors de ce travail de vérification, de s’assurer que ce qui est défini dans l’OFP ne contrevienne pas aux règles plus générales qui encadrent l’activité de pilotage (règles de l’air et règles de la circulation aérienne) : « La réserve

minimale de carburant est imposée par la règlementation, on peut pas faire n’importe quoi », « nous on est payé pour appliquer la loi ». Nous ne sous-entendons pas ici que le plan de vol

compagnie déroge à ces règles, mais seulement qu’en fonction de la situation, certains paramètres réactualisés ne permettront plus de garantir le respect de certaines normes réglementaires tout en respectant l‘ensemble des contraintes du plan de vol. Il s’agit là de rendre compatible différents cadres prescriptifs : les exigences de la compagnie aérienne d’une part, et les règlementations internationales d’autre part dont les contrôleurs et les pilotes sont en quelque sorte les porte-paroles. Ce travail de mise en conformité qui consiste à faire tenir ensemble des normes qui sont hétérogènes et qui relèvent d’instances normatives distinctes, nous semble particulièrement saillant lorsque le pilote nous raconte que pour suivre la route optimum, l’OFP indique un changement de niveau au dessus de l’Atlantique ; changement qu’il n’est en fait pas possible de réaliser (« non dans la pratique c’est pas

possible ! »), quitte à déroger aux exigences de la compagnie (« on va voler plus bas et donc on va consommer plus ») ; la sécurité du vol restant leur priorité. Cela se remarque également

lorsqu’il nous raconte qu’il doit ajuster les règles spécifiques de la compagnie en matière de procédures de décollage (dont la dimension économique est prégnante : « je vais accélérer un

tout petit peu pour pas consommer de carburant ») aux réglementations OACI sur la

puissance minimale requise pour décoller (« on calcule une puissance minimal de décollage

mais qui permet de respecter la réglementation »), tout en se conformant à l’OFP et aux

« Quand on arrive [dans l’avion] on rentre le vol qui est planifié » ; plan qu’il s’agira de suivre pendant toute la durée du vol. Une fois le plan de vol enregistré dans le FMS, l’ordinateur de bord de l’aéronef calcule, sur cette base, l’ensemble des paramètres opérationnels pour maintenir l’avion dans une configuration de vol conforme au plan ; « et en

général l’ordinateur, il fait mieux que moi », relayant ainsi le pilote à un statut de

« surveillant ». Le plan de vol, architexte de la mise en forme du vol, est programmé dans un

Flight Data Processor, terme et pratique qui nous semblent révélateurs d’une réelle volonté

de modélisation du vol en différentes séquences d’activité avec des actions élémentaires correspondant à chaque étape. Cette mise en œuvre d’un process informatisé du plan de vol participe à réduire les territoires d’intervention des pilotes dans le calcul et la mise en action du vol.

« On est obligé de suivre un papier, que l’on peut programmer. Cet OFP, quand

on arrive dans l’avion, on va le programmer dans le FMS : on rentre le numéro de l’OFP (exemple 7321), le plan de vol est dedans. Notre rôle est donc limité »

(Francis, pilote-instructeur d’Air3 – accentué par nous).

« Avec le plan de vol technique, plus un petit livret spécifique à chaque

compagnie, à chaque réseau, de rappel des consignes de navigation et d’autres pour effectuer le vol dans ces zones là, on sait très précisément au départ d’ici

[Tahiti] que pour remonter, par exemple, sur Los Angeles, hé bien ça va être

Tahiti d’abord avec le code 4 lettres et après au milieu du Pacifique, ça va être contactez Oackland de l’autre côté de la baie de San Francisco et ainsi de suite. Donc ça nous donne le déroulé de nos actions à faire à tel moment et puis voilà, ça déroule comme ça tout simplement » (Maxime, pilote d’Air2).

A chaque étape du vol, les actions à réaliser sont encadrées par une série de règles qui déterminent les procédures à effectuer, l’ordre des tâches à réaliser (check list), le rôle et le statut hiérarchique de chacun des membres de l’équipage, etc. L’ensemble est soumis à une règlementation stricte avec autant de normes à respecter de la part des pilotes, qui sont soumis à des contrôles en vol.

« Il y a une distribution des tâches, c’est un rituel qui est rodé. On définit un PF [Pilot Flying] et un PNF [Pilot Not Flying] parce que dans la hiérarchie, y’a le

commandant de bord et le co-pilote voire 2 co-pilotes mais là dedans, y’a un PF et un PNF qui ont des actions à faire : une répartition des tâches : tu en as un qui met en route et y’en a un qui prend en compte la météo, c’est un rituel qui est standardisé, pas question de le changer. C’est réglementé, contrôlé par les contrôles en vol, les simulateurs, par tout ça et c’est approuvé par l’aviation civile, on fait pas n’importe quoi. Pendant tout le vol, on est obligé de suivre des

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