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pour une approche communicationnelle des processus organisant

1. Informatisation et “pensée-ingénieur”

1.2. Primat d’une vision fonctionnaliste

Pour les ingénieurs, nous dit Victor Scardigli, l’activité humaine (où dans ce cas, l’activité de pilotage), « c’est ce qui met en jeu un sous-ensemble d’éléments fonctionnellement associés pour répondre à des besoins » (2001, p.134). Cette approche de l’activité en plusieurs éléments à partir desquelles on construit un tout cohérent et maitrisable relève typiquement d’une vision fonctionnaliste dans laquelle l’organisation est vue comme une machine fonctionnelle. Dans cette approche, « tous les phénomènes, ou faits, qu’ils soient sociaux ou organisationnels, doivent être conçus comme autant de fonctions qui concourent à la stabilité de l’ensemble (la Société ou l’organisation) » (Bonneville et Grosjean, 2011, p.35). Le concept de fonction possède plusieurs significations et est utilisé tant en sciences de la nature (notamment en biologie) qu’en sciences sociales (économie, linguistique, politique, sociologie). En biologie, il fait référence à « la contribution qu’apporte un élément à l’organisation ou à l’action de l’ensemble dont il fait partie. [… L]a notion de fonction nous reporte au modèle organique ; la biologie s’est en effet élaborée en analysant d’abord les différentes fonctions des organes du corps humain ou animal : fonction du foie, du rein, du cœur, ou encore fonction digestive, fonction respiratoire » (Rocher, 1969, p.260 cité dans Bonneville et Grosjean, 2011, p.34). En mathématique, le terme de fonction renvoie à « la relation qui existe entre deux quantités, telle que toute variation de la première entraine une

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Victor Scardigli fait ici référence à (Descartes, Discours de la méthode pour bien conduire sa raison

Chapitre 2– De la pensée-ingénieur à la pensée organisationnelle…

variation correspondante de la seconde » (le Micro Robert, 1988, p.549). Par analogie à la biologie, il est ainsi considéré qu’un « tout » (une Société, une organisation, une activité) est constitué d’un ensemble d’éléments indissociables et nécessaires à son fonctionnement. Pour les ingénieurs, dominés par un engouement pour le calcul, l’opérationnalisation et la mathématisation, l’enjeu consiste à identifier puis à anticiper le plus possible l’ensemble des variables susceptibles d’influer sur le fonctionnement de l’organisation. Pour cela, ils procèdent par segmentation et par analyse des différents éléments – et de leurs fonctions – qui vont ou risquent d’intervenir et de perturber le bon fonctionnement de l’activité.

« L’ingénieur se met à découper le vol en segments et sous-segments, à dresser la liste de tous les modes possibles de gestion de chaque segment, à écrire toutes les fonctions qui concourent à la bonne conduite de l’avion. Puis il confie le déroulement cartésien du vol à des logiciels, qui emportent dans le ciel sa volonté, et la feront exécuter par une entité, machinique ou humaine. Enfin, il cherche à étendre cette démarche de formalisation et d’informatisation à l’ensemble des objets techniques et des êtres humains qui composent l’univers aéronautique » (Victor Scardigli, 2001, p.138).

Dans cette optique, chaque élément a une fonction précise, un rôle à tenir pour que l’ensemble soit viable. La méthode consiste ainsi à découper les tâches en éléments constitutifs et à rechercher la meilleure façon de les exploiter. Et ce qui prime, c’est la combinaison de ces différents éléments de façon à ce que l’ensemble soit le plus efficace et le plus performant pour conduire l’activité selon les dispositions, alors calculées.

« En somme, un avion [et par extension l’activité de pilotage] c’est un ensemble de fonctions assurées par des “entités ”. Il importe peu que ces entités soient des homme-exécutants ou des systèmes techniques : ces éléments sont totalement substituables entre eux (…) l’important est de trouver la configuration d’éléments, hommes ou techniques, la plus performante. Et dans ce Nouveau Monde peuplé d’entités volantes, on peut parier que la divinité Evolution sera invoquée pour guider le choix, parmi ces entités humaines ou machiniques, de celles qui seront le moins soumises à des erreurs ou des pannes, à des grèves ou des passions… » (Scardigli, 2001, p.134).

La recherche de performance ! Tel est l’objectif poursuivi par les acteurs de la navigation aérienne : une performance économique et sécuritaire (les deux étant étroitement imbriquées dans ce domaine). Depuis notamment la libéralisation du transport aérien, les valeurs de rentabilité sont fondamentales. Dans un environnement aussi “fragile ”40 que celui de

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l’aérien, où les erreurs peuvent rapidement devenir catastrophiques – tout particulièrement lorsqu’il s’agit des activités de pilotage et de contrôle où les vies de nombreuses personnes sont engagées – la volonté de réduire l’imprévisibilité des comportements est comme démultipliée et se traduit par l’imposition de règles, de normes, de pratiques, de façons de faire et de communiquer qui sont prédéterminées et qui laissent peu de place à l’improvisation. Car c’est justement cette improvisation qu’il faut éviter : si ce n’est pas prévisible, maitrisable, alors c’est dangereux ; dangereux pour la sécurité et dangereux pour la productivité. Au regard de ce que nous avons présenté dans le chapitre 1, on identifie assez aisément cette logique de rationalisation : un plan de vol qui décrit le vol dans ses moindres détails, un découpage des tâches strict et réglementé, des règles et des protocoles de sécurité qui s’immiscent dans tous les recoins de l’activité, des communications formalisées et encadrées par une forte réglementation, etc. Cette quête d’une maitrise totale, d’une organisation rationnelle et objective du travail n’est pas sans faire écho au modèle taylorien du XIXème siècle qui a longtemps prédominé et qui continue encore, sous des formes différentes, de se déployer dans les organisations. Sans rentrer dans les détails des principes tayloriens, notons que dans cette conception, « l’organisation est faite de petites unités, lesquelles exercent chacune des fonctions précises et bien distinctes les unes des autres, mais qui, du même coup, sont interdépendantes quant à l’accomplissement des objectifs généraux de cette organisation. Aussi à l’image d’une machine, l’organisation est gérée de manière linéaire et rationnelle, où il est attendu que la fonction A influence la fonction B, et ainsi de suite ; conséquemment, un maximum de supervision et de contrôle doivent être exercés pour éviter quelconque engrenage. Dans cette optique, la gestion, tout comme la communication qui en découle, est d’abord et avant tout une question de directives claires, dans l’émission comme dans la réception de ces directives » (Bonneville et al., 2007, p.173 cité dans Bonneville et Grosjean, 2011, p.39). Pour que « ça fonctionne », il faut avoir prise sur les différents éléments qui constituent l’ensemble, à l’image d’une machine que l’on pourrait pré- programmer. Dans cette conception de l’organisation, ce qui fait défaut, ce qui est source d’erreur provient de l’humain, par ses gestes approximatifs, son imperfection, son potentiel d’interprétations erronées ; tandis que la machine, elle, est modélisable. La machine- organisante, c’est l’objectif visé en aéronautique : « la machine est malléable, alors que le pilote résiste, veut suivre sa rationalité et utiliser ses compétences » (Scardigli, p.136).

« Si les constructeurs privilégient la recherche d’améliorations techniques, c’est que l’homme est pensé d’abord comme une cause potentielle d’accident. Inversement, la technique est toujours pensée comme source de progrès

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considérables dans la sécurité [et la rentabilité] » (ibid., p.115 – mis en italique par l’auteur).

Sur le plan des performances, l’automate s’avère donc plus docile, plus maitrisable et plus sûr que l’humain. Au nom de la sécurité, qui s’accompagne de la compétition économique, il est ainsi normal, dans cette optique, que l’être humain se soumette, s’adapte à cette machine- organisation.

Il convient, dans le cadre de notre étude, de s’interroger sur la conception de la communication qui découle de cette vision ingénieur, ce que nous abordons dans la partie suivante.

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