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Selon Engeström, la contradiction tertiaire prend forme lorsque de nouveaux éléments sont introduits dans le système d’activité afin de résoudre les tensions issues de la contradiction secondaire. Nous nous intéressons donc ici, à la manière dont les acteurs du système d’activité de la navigation aérienne tentent de résoudre ces tensions en introduisant de nouveaux éléments dans leurs pratiques.

Afin d’accompagner l’augmentation de trafic et résoudre les problèmes relatifs aux capacités de secteurs, d’aéroports et aux saturations des fréquences radios, les choix se sont orientés vers la mise en œuvre d’une étape supplémentaire dans l’informatisation et l’automatisation des activités de pilotage et de contrôle et leurs inter-relations. Nous nous focalisons plus spécifiquement sur la mise en œuvre du nouveau système technique utilisant les liaisons de données numériques (Data Link) pour la transmission des données air-sol (AGDL : Air Ground Data Link). En Europe, il s’agit du volet technologique du projet « ciel unique Européen » (au travers du programme SESAR ou projet Eurocat-E) ; des systèmes similaires sont développés de part et d’autre du globe au travers de différents projets. Dans le cas de notre étude, il s’agit du système TIARE (ou Eurocat-X) qui a été installé au centre de

contrôle de Tahiti, tel que nous l’avons montré dans le chapitre 4. Les enjeux associés aux déploiements de ces systèmes techniques sont les suivants :

« Tout en conservant la même sécurité des vols, il va falloir réduire la distance de séparation des avions en vol, sortir des routes aériennes traditionnelles définies et des balises de radionavigation, multiplier les couloirs aériens, suivre les avions avec plus de précision, les identifier en toute certitude, planifier les vols en faisant abstraction des secteurs de contrôle et des frontières des Etats, donc des systèmes nationaux, prévoir et résoudre les conflits de trajectoires bien plus tôt qu’aujourd’hui, permettre des changements de routes faciles et prendre les décisions en collaboration avec les différents acteurs : contrôleurs, pilotes, compagnies aériennes, autorités aéroportuaires… » (revue professionnelle les

jaune et les rouge, 1998, en ligne)119.

Une des solutions retenue pour répondre à ces objectifs a ainsi été le développement d’un maillage informatique entre le sol et le bord. Avec les évolutions des télécommunications, des techniques satellitaires et de l’informatique, l’enjeu consiste à développer de nouveaux systèmes qui permettront de créer de la capacité en automatisant une partie des tâches liées à la transmission des données entre le sol et l’air.

Il s’agit là d’un projet d’harmonisation des technologies et des méthodes à l’échelle européenne et mondiale120. Comme nous l’avons évoqué dans le chapitre 1, ce projet s’articule autour du programme CNS/ATM : Communication, Navigation, Surveillance for

Air Traffic Management. L’idée qui avait été émise au début des années 1980 par le comité

« Futur Air Navigation » (FANS) créé par l’OACI était d’utiliser des protocoles d’échanges de données informatiques afin de libérer de l’espace sur les fréquences. Le principe étant ainsi d’utiliser les liaisons de données pour transmettre un certain nombre d’informations entre le sol et le bord. La région Pacifique Sud a été la première à mettre en œuvre le programme

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www.lajauneetlarouge.com/article/evolution-du-contrôle-du-trafic-aerien-en-europe, consulté en septembre 2012.

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Notons « qu’il est bien évident que si les européens développent SESAR aussi vite que possible et les américain leur système, et qu’ils se causent un peu au travers de l’organisation internationale de l’aviation civile, c’est parce qu’ils veulent aller assez vite pour développer un système qui devienne le standard mondial ou l’un des deux standards mondiaux mais qui soit compatible ou capable de converser ensemble pour que les autres pays émergents soient obligés d’adapter les mêmes procédures, les mêmes méthodes et on va dire, d’acheter les mêmes matériels. Si nous ne le faisons pas nous-même et vite avec notre manière de concevoir le futur du transport aérien, nous serons condamnés à nous plier aux procédures et aux méthodes des autres et à acheter leurs méthodes de formation, leurs formations et leur matériel » (extrait du documentaire « le ciel sous contrôle, en ligne sur le site du ministère l’écologie, du développement durable et de l’écologie,

Chapitre 5 – Les tensions à l’œuvre dans le système d’activité de la navigation aérienne

CNS/ATM, lieu de notre recherche empirique. Les communications entre pilotes et contrôleurs se font désormais par liaison de données pilotes/contrôleurs CPDLC via le satellite. L’application CPDLC permet l’envoi de messages informatisés de façon à soulager les pilotes et les contrôleurs d’une transmission radiotéléphonique HF bruyante et souvent parasitée ; celle-ci n’étant alors plus utilisée que comme moyen secondaire pour la transmission des messages (les échanges CPDLC entre pilotes et contrôleurs ne s’appliquent cependant pas à tous, ils ne concernent que les avions équipés du système FANS). En Europe, l’application CPDLC est perçue, quant à elle, comme une réponse possible à des exigences croissantes, à savoir, augmenter les capacités des secteurs de contrôle en environnement continental grâce à une diminution du volume d’échange sur les fréquences VHF (c'est-à-dire avoir la capacité de gérer plus d’aéronefs, ce qui implique d’avoir la possibilité de faire transiter plus de messages dans un temps plus court). Actuellement, dans ce contexte européen, seul le centre de contrôle de Maastricht, le MUAC (Maastricht Upper Area Control

Centre) est équipé CPDLC (depuis 2003). En France, les premières expérimentations de ce

système ont eu lieu à Reims en 2008. Par ailleurs, le Data Link permet également de décongestionner les fréquences radios en automatisant une partie des informations qui étaient initialement transmises par radio. Les premiers services Data Link ont été déployés au niveau du « contrôle d’aéroport », phase d’activation du vol où les informations transmises entre pilotes et contrôleurs sont nombreuses, entrainant ainsi une occupation plus importante des fréquences radios.

« Comment faire pour régler ce problème ? Data Link : y’a des choses qui sont

répétitives. La première chose qu’on a supprimé ce sont les informations de terrain, c’est ce qu’on appelle l’ATIS. Ça consiste à renseigner toutes les demi- heures où en cas de changement significatif les informations du terrain. Le pilote ne contacte plus le contrôleur pour savoir s’il y a de l’encombrement, s’il y a un taxiway qui est fermé ou quelles sont les aides au sol qui marchent ou pas, etc. »

(Jean, contrôleur-instructeur).

L’idée qui avait été émise consistait à dire que certaines informations ne nécessitant pas de collationnement pouvaient être automatisées, permettant ainsi de réduire le temps d’occupation des fréquences. Par exemple, les informations météos qui étaient initialement transmises par les contrôleurs, seront désormais enregistrées toutes les x minutes et disponibles aux pilotes via une interface spécifique.

Les activités de production d’information et de communication des pilotes et des contrôleurs comportent un autre volet qui consiste, pour les pilotes, à transmettre des informations régulières sur leur position et leur trajectoire ; il s’agit des reports de position. Initialement transmises par radiotéléphonie, ces informations sont maintenant envoyées automatiquement via l’application ADS. Ce système ADS avait été conçu, au début, comme moyen de surveillance ; il permet l’envoi, par liaison de données, des données issues des équipements bord de navigation et de calcul de position, aux systèmes sol. Ces calculs de position sont effectués par un système de positionnement par satellite (GNSS, qui correspond à la partie « navigation » du programme CNS/ATM). Le système ADS permet de soulager deux tensions : d’une part, il permet de décharger les pilotes de l’envoi, par radiotéléphonie, des reports de position, et d’autre part, il permet une plus grande précision dans la détection de la position des aéronefs ; ce qui permettra à terme, de réduire les normes de séparation entre aéronefs.

« Avant on était en espacement verticale de 2000 pieds. Grâce à la qualité des

avions ont a pu réduire cet espacement à 1000 pieds ; et maintenant grâce au système ADS/CPDLC, c’est vraiment ça l’impact direct, on est à 20 nautiques d’espacement. On était à 50 et on est passé à 30 ou 20 nautiques, ce qui permet quand même de raccourcir les espacements et de fluidifier le trafic » (François,

pilote d’Air1).

En effet, comme nous l’avons évoqué dans le chapitre 1, les normes de séparation sont fonction de la marge d’erreur entre la position réelle des aéronefs et la position estimée de ceux-ci par les instruments de détection. Plus la précision de détection s’affine, plus il est alors possible de réduire les normes de séparation ; cela participe, de fait, à augmenter la capacité des secteurs.

2.4. Contradiction quaternaire : reconfiguration des systèmes d’activité

La contradiction quaternaire fait référence aux tensions qui émergent entre le système d’activité qui a été reconfiguré et les autres systèmes d’activités aux alentours. Dans notre étude, nous nous intéressons ainsi aux tensions entre les deux systèmes d’activité de pilotage et de contrôle, ainsi reconfigurés. Une fois le système technique implanté, l’environnement socio-technique de l’activité de la navigation aérienne s’est reconfiguré comme indiqué sur la Figure 15 :

Chapitre 5 – Les tensions à l’œuvre dans le système d’activité de la navigation aérienne

Figure 15 : Reconfiguration de l’environnement socio-technique de l’activité de la navigation aérienne

Ce que nous avons souhaité mettre en avant au travers de ce schéma, c’est qu’il est important de comprendre que ces nouveaux systèmes ne viennent pas en remplacement des anciens mais s’y combinent, amenant ainsi les contrôleurs à devoir gérer différents types d’avions qui utilisent des technologies différentes. Dans un même espace-temps, les contrôleurs pourront ainsi être amenés à prendre en charge et à communiquer avec des aéronefs qui sont, soit sous détection uniquement radar et en communication radio, soit sous détection ADS et en communication CPDLC. Pour ces derniers, la détection radar et les communications radiotéléphoniques sont néanmoins toujours avérées dans certaines zones et selon certaines configurations spécifiques. Les contrôleurs aériens doivent donc composer avec une diversité de procédures qui sont fonction de l’équipement sol et embarqué ; les normes de séparation par exemple, ne sont pas les même lorsqu’il s’agit d’un vol en détection radar ou en détection ADS. Du côté des pilotes, ceux-ci seront également amenés à choisir le mode de transmission approprié selon la situation et l’équipement sol (au cours d’un vol, selon son parcours, un pilote peut interagir soit avec un centre de contrôle équipé CPDLC et d’un système de traitement des plans de vol en ADS, soit avec un centre non équipé ; les procédures de coordination inter-centre n’étant pas les mêmes).

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Notre recherche empirique se situe à l’articulation entre la contradiction tertiaire et quaternaire, dans cet entre-deux vaste notamment parce que le déploiement du système technique n’est pas homogène dans le temps et l’espace (tous les avions et les centres de contrôle ne sont pas équipés, ou pas totalement). La mise en œuvre du système technique informationnel participe à reconfigurer les médiations matérielles et sociales et à redéfinir la division du travail. De cette reconfiguration des activités de pilotage et de contrôle et de leurs inter-relations émergent de nouvelles tensions à l’intérieur et entre les systèmes d’activité (Figure 16).

Figure 16 : Tensions issues de la contradiction tertiaire et quaternaire

Pour interroger la façon dont le système technique participe à certaines reconfigurations des systèmes d’activité et interroger ce en quoi ils portent une conception spécifique des modalités d’actions des pilotes et des contrôleurs, il nous faut décrire ses propriétés matérielles. Tel que nous l’évoquions dans le chapitre 3, nous nous sommes pour cela munie de la notion d’architexte de Jeanneret et Souchier (1999) qui nous permet une analyse plus fine des « écrits d’écrans ».

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