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Organizing où comment construire le sens de l’action (sensemaking) Tandis que l’organisation est souvent appréhendée comme une entité réifiée, quasiment

pour une approche communicationnelle des processus organisant

2. Les activités de production d’information et de communication comme constitutives des processus organisant

2.1. Aux fondements des approches constitutives de la communication organisationnelle

2.1.2. Organizing où comment construire le sens de l’action (sensemaking) Tandis que l’organisation est souvent appréhendée comme une entité réifiée, quasiment

indépendante des individus qui la composent et dotée de caractéristiques propres, Karl Weick déconstruit cette vision des choses en postulant que l’organisation se crée dans les processus, dans ce qui est en train de se construire et de se déconstruire au travers des interactions entre individus (Vidaillet, 2003). En cela, Karl Weick tente de saisir la construction de sens (sensemaking) en lien avec les processus organisants (organizing).

« The close fit between processes of organizing and processes of sensemaking illustrates the recuring argument that people organize to make sense of equivocal inputs and enact this sense back into the world to make that world more orderly » (Weick et al., 2005b, p.414).

Il considère que l’organisation comme un « étant là » avec sa propre substance est un mythe. Selon lui, ce qui fait organisation, ce sont les processus d’organizing qu’il définit comme « une grammaire consensuellement validée visant à réduire l’équivoque au moyen de comportements réfléchis et inter-reliés (sensible interlocked behaviors) ; [organiser selon lui], c’est assembler des actions continues et interdépendantes en séquences intelligibles générant des résultats sensés » (Weick, 1979, p.3 ; traduit par Cooren et Robichaud, 2011, p.148). Le terme de grammaire fait référence aux règles implicites et explicites, aux procédures et aux normes, ainsi qu’aux habitudes qui sont collectivement partagées et auxquels font appel les individus pour donner sens puis résoudre une situation donnée de façon intelligible et cohérente.

« Le mot “organisation” est un nom, mais c’est aussi un mythe. Si vous cherchez une organisation, vous n’en trouverez pas. Ce que vous trouverez, ce sont des événements, liés les uns aux autres, qui surviennent entre quatre murs ; ce sont ces

séquences, ces trajectoires ainsi que leur ordonnancement dans le temps qui constituent les formes que nous prenons à tort pour des substances quand nous parlons d’une organisation » (Weick, 1979, p.88 ; traduit par Cooren et Robichaud, 2011, p.149).

Si l’on accepte que l’organisation n’est pas une entité prédéfinie et que le travail d’organisation dépasse largement les simples phénomènes organisés, la question devient centrale : comment les individus s’organisent-ils ? Pour répondre à cette question, et c’est bien là que se trouve le cœur de sa réflexion, Karl Weick s’intéresse aux propriétés organisantes de la communication. Sans conceptualiser explicitement la communication, sa notion de sensemaking implique de la communication :

« We see communication as an ongoing process of making sens of the circumstances in which people collectively find ourselves and of the events that affect them. The sensemaking, to the extent that it involves communication, takes place in interactive talk and draws on the ressources of language in order to formulate and exchange through talk… symbolically encoded representations of these circumstance. As this occurs, a situation is talked into existence and the basis is laid for action deal with it » (Taylor & Van Every, 2000, p.58).

Karl Weick propose de définir trois processus de base de l’organizing : l’ « enaction » (enactement), la sélection et la rétention. La notion d’« enaction » renvoie à l’idée selon laquelle le changement environnemental ne s’impose pas aux organisations comme quelque chose qui viendrait de l’extérieur, mais que ce changement provient de ce qu’elles ont elles- mêmes contribué à produire. Cela signifie que l’acteur produit autant l’environnement qu’il est produit par lui ; la notion d’« enaction » conduit à considérer l’environnement comme une production sociale des membres de l’organisation (Gérard Koenig, 2003). En cela, les individus ne s’adaptent pas seulement à leur environnement, ils l’ « enactent », c’est à dire qu’ils participent à le faire émerger au travers d’actions concrètes qui produisent alors des indices sur cet environnement (Cooren et Robichaud, 2011). Bien qu’il ne le formule pas en ces termes, c’est bien la question de la définition des situations qui intéresse Weick, et la façon dont les individus font sens de ces situations pour conduire leurs actions. Aussi, le processus de sélection fait-il référence à la façon dont les individus vont interpréter (consciemment ou non) une situation au regard de la multitude d’interprétations possibles. Cette interprétation rend possible l’organisation des activités de façon compréhensible pour les individus afin qu’ils puissent agir dessus. Ce processus de sélection fait référence au « tri » que font les acteurs, à ce qu’ils choisissent de retenir ou d’éliminer. Et pour Weick, ce

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processus de sélection s’opère par la communication. « Plus l’équivoque de ce qui est enacté paraît importante, c’est à dire plus la situation semble pouvoir se prêter à un grand nombre d’interprétations, plus on aura tendance à interagir pour tenter de « faire sens » de ces données. A l’inverse, plus l’équivoque semble faible (autrement dit, plus le sens à donner à une situation paraît évident et univoque), plus on s’en remettra aux règles, normes et habitudes interprétatives préétablies pour définir les actions qu’il convient de poser » (Cooren et Robichaud, 2011, p.152). Il s’agit en fait d’élaborer une stratégie à partir de l’interprétation que les individus font de la situation ; situation qu’ils ont eux-mêmes participé à créer au travers de leurs interactions et des actions qu’ils ont menés. Enfin, le processus de rétention fait référence au fait que les individus, pour « faire sens » (sensemaking) et mener leur activité font appel à leurs expériences, à des ressources cognitives passées, à celles relatives au futur et à celles qui émergent de la situation présente. A cela s’ajoute tous les processus et dispositifs qui permettent de rendre disponible ces expériences dans la situation en cours : les différents documents, les bases de données, les règles, les habitudes, bref, à cet ensemble de choses qui a permis aux individus de répondre à une situation antérieure plus ou moins semblable et sur lesquelles ils s’appuient de nouveau pour faire sens de la situation présente. « Toute activité de sélection et même d’« enaction » est donc irrémédiablement marquée, par rétroaction, par cette activité de rétention ou, si l’on veut, par une mémoire organisationnelle » (ibid., p.153).

En considérant ainsi que l’organisation (organizing) se construit au travers des interactions des individus, Karl Weick (1995, 2005b) identifie sept ressources de

sensemaking :

1) La construction de sens est un fait social: c’est au travers d’interactions entre acteurs qu’émergent des données, une compréhension de la situation et une façon de s’orienter par rapport à celle-ci.

2) La construction de sens est attachée à la construction identitaire : la façon dont les individus vont mener leurs interprétations, leurs actions, pour répondre à une situation équivoque, dépend de la façon dont ils se positionnent et se définissent vis à vis de cette situation.

3) Le sensemaking est rétrospectif : la compréhension de la situation et la façon de s’orienter par rapport à celle-ci est toujours postérieure à l’action qui est à l’origine des indices et des situations qu’il s’agit de comprendre.

4) Le processus de sensemaking est continu (« ongoing »), toujours en train de se construire, se déconstruire, se reconstruire au gré de l’évolution de la situation (telle qu’enactée par les individus).

5) Le processus de sensemaking s’effectue au travers d’indices : les acteurs n’ont pas une vue globale de l’environnement tel qu’il est, mais se référent aux indices qu’ils ont eux-mêmes participé à produire au cours de leurs investigations, de leur activité et qui les aident à construire le sens de la situation.

6) Le processus de sensemaking est producteur d’environnement intelligible, il permet de rendre compréhensible la situation afin de pouvoir agir sur elle.

7) Enfin, la construction de sens repose davantage sur un souci de plausibilité que d’exactitude. Les individus ne peuvent jamais être certains que leurs hypothèses seront exactes, mais ce n’est pas tant leurs exactitudes qui comptent que leurs plausibilités. En effet, ce sont les hypothèses pleines de sens, raisonnables et plausibles qui permettent aux acteurs d’avancer.

Sur la base de ces concepts d’organizing et de sensemaking, Karl Weick s’est tout particulièrement intéressé aux organisations dites « hautement fiables »53 (High reliability

organizations) comme lieu d’observation des processus organisants dans des environnements

soumis à des conditions de travail difficiles dans la mesure où l’erreur peut être à l’origine de graves conséquences ; tout comme c’est le cas dans le domaine aérien (ou dans le domaine médical ou encore, pour des équipes de sapeurs-pompiers). Ce sont des activités à caractère « prudentiel » pour lesquelles « le travail ne consiste pas – ou pas principalement – à appliquer mécaniquement des savoirs scientifiques » (Florent Champy, 2009, p.84). Nous retenons de qualifier les activités de contrôle et pilotage comme des activités prudentielles dans la mesure où la singularité des vols, de leur « trajectoire » (Strauss, 1992)54, de leur

53 Notion que travaille plus spécifiquement Karolina Swidereck de notre équipe dans son travail de

thèse (à venir) lorsqu’elle s’intéresse aux dispositifs de traitement des événements de sécurité dans le domaine du contrôle aérien.

54 Dans ses études portant sur le milieu médical, Anseml Straus propose d’utilise le terme de

trajectoire (plutôt que celui du « cours de la maladie ») pour qualifier d’une part, le développement physiologique de la maladie d’un patient et d’autre part, « toute l’organisation du travail déployée à suivre ce cours, ainsi qu’au retentissement que ce travail et son organisation ne manquent pas d’avoir sur ceux qui s’y trouvent impliqués » (Strauss, 1992, p.143). Nous faisons ici référence au terme de trajectoire pour mettre l’accent sur le fait que « tout travail – qu’il soit industriel, commercial, artistique, domestique – implique une suite de tâches convenues, quelquefois routinières mais quelquefois également sujettes à des contingences inattendues » (ibid., p.144).

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complexité, de leur problème, nécessite des prises de décisions « qui comportent une dimension de délibération et même de pari » (Champy, 2009). Il s’agit d’un travail conjecturel dans la mesure où « il porte sur une réalité qui échappe inévitablement à toute maitrise systématique (…) et où un savoir totalement formalisé ne suffit pas à guider ce type de décisions » (ibid., p.84-85). Pour mener cette investigation des organisations hautement fiables Karl Weick (1990) s’est notamment intéressé de très près à l’analyse de l’accident de Ténériffe auquel nous faisons référence dans notre introduction. Il constate que ces types d’organisations sont marqués par une tension constante entre la recherche de planification, de programmation, de coordination et le fait de ne jamais pouvoir considérer comme acquis que cette planification, cette programmation et cette coordination seraient des mesures suffisantes. En étudiant la façon dont ces collectifs fonctionnent, il tente d’identifier ce qui caractérise les processus organisants ; il dégage ainsi cinq caractéristiques qui se situent, nous semble t-il, entre le constat et la prescription mais qu’il nous semble pertinent de considérer. La première consiste en un souci permanent à l’égard des pannes et des échecs qui pourraient se produire. En effet, les petites erreurs, les changements environnementaux ne sont jamais appréhendés comme des événements routiniers mais font l’objet d’une attention particulière. En considérant que le monde est complexe55, la deuxième caractéristique consiste à diversifier les différentes lectures possibles d’un événement. Dans les organisations hautement fiables, il montre que pour apporter une réponse appropriée à une situation complexe, il est nécessaire que les acteurs se mettent en relation afin de définir ensemble le sens de la situation ; il s’agit alors de ne pas s’en remettre aux significations qui semblent aller de soi mais de toujours questionner les événements qui ont lieu (tout particulièrement en période de changement). La troisième caractéristique consiste en une attention particulière aux opérations. Celles-ci étant au cœur de ce qui fait l’activité, il est alors nécessaire de s’y intéresser de prés afin de comprendre comment elles s’opèrent. La quatrième caractéristique consiste en une forte résilience. Pour Karl Weick, il s’agit de considérer que les procédures, les protocoles, les règles, qui définissent ce que doit être l’organisation, ne sont pas suffisants pour mener à bien l’activité. Celle-ci doit faire l’objet d’un ajustement, d’une improvisation en situation pour résoudre les problèmes qui pourraient survenir. Malgré les automatismes qui se développent

55

Selon Karl Weick, « l’idée de complexité englobe à la fois celle de différenciation, de variété (le monde est composé d’éléments nombreux et différents à un moment t, mais également sur le long terme, du fait des évolutions ; la variété est à la fois synchronique et diachronique), et celle de liens entre tous ces éléments. Toute la difficulté du processus de sensemaking réside dans ce passage d’une complexité qui nous dépasse à une complexité que nous pouvons saisir » (Bénédicte Vidaillet, 2003,

inévitablement, il s’agit, pour Karl Weick, de ne pas prendre pour acquis les coutumes et les habitudes dans la résolution d’une situation. La cinquième caractéristique consiste à accorder une attention particulière à l’expertise plutôt qu’au statut. Il prône que la fiabilité passe par le respect de l’expertise, par la capacité à s’en remettre à celui qui détient la meilleure expertise de telle ou telle situation, évènement, changement environnemental, plutôt qu’à celui qui détient l’autorité. Au travers de ces analyses, Karl Weick nous invite à ne pas réduire l’activité organisationnelle à ce qui est déjà organisé, programmé et qui repose sur des routines, des procédures, des règles. Celles-ci sont bien évidemment des ressources essentielles sur lesquelles les individus prennent appui pour mener leurs activités mais elles ne suffisent pas à elles seules à rendre compte de ce qui fait qu’une activité, une organisation fonctionne ; d’autant plus que celles-ci peuvent aussi devenir des obstacles dans la conduite de l’activité. Prenons l’exemple de la grève du zèle des contrôleurs aériens. A l’époque où le droit de grève n’était pas admis (entre environ 1964 et 1982), la grève du zèle a montré qu’en respectant strictement les procédures, les protocoles, les règles édictées, cela avait de lourdes conséquences sur l’écoulement du trafic aérien. Nous considérons, à l’instar de Karl Weick, que la conduite de l’activité dans ces environnements à forte contingence doit être considérée comme un miracle quotidien dans la mesure où celle-ci est quotidiennement menacée par cela même qui lui permet d’exister, à savoir, les plans (Suchman, 1987), les routines, les procédures, etc. Dans cette perspective et suite à une discussion forte enrichissante avec les membres de notre équipe, nous estimons qu’à chaque atterrissage, à chaque réussite d’un vol, ce sont en fait des vies qui sont sauvées.

Les travaux de Karl Weick nous ont permis de placer la focale sur les processus organisants et la construction de sens dans les pratiques. Cependant, ce chercheur ne considère pas dans sa focale le niveau de l’organisation comme structure, institution qui a pris forme dans ces processus organisants et qui va donner forme à des processus organisants. Or, dans le contexte actuel de globalisation des économies et de transformations des organisations (Mayère, 2006), dans ce que nous identifions comme une rationalisation des activités communicationnelles à travers l’informatisation et l’automatisation, nous avons besoin de comprendre ces aller-retour entre les normes globales, les organisations et les processus organisants à un niveau plus local. Pour ce faire, nous proposons de mobiliser le cadre d’analyse de la théorie de l’activité de Yrjö Engeström (1987) en ce qu’elle nous permet, au moins en partie, de suivre l’articulation entre les transformations globales et les changements locaux ; ce que nous présenterons dans le chapitre 3.

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Si nous avons choisi de nous ancrer dans le courant d’analyse de la communication comme constitutive des organisations, c’est que la réflexion qui y est développée nous permet de pénétrer au cœur même des processus organisants en sortant d’une vision uniquement centrée sur la description de la circulation des messages dans l’organisation ou entre les organisations. Nous considérons ainsi que les activités de production d’information et de communication qui permettent de relier le sol et l’air sont bel et bien constitutives du travail d’organisation des vols et du trafic aérien. En effet, nous estimons que la communication entre pilotes et contrôleurs ne peut pas être traitée sur le seul mode du « paradigme de l’informativité » mais qu’elle est un phénomène dynamique qui s’actualise dans les interactions. Elle sert à organiser et à planifier les trajectoires des vols et du trafic aérien, à donner des informations et instructions, à gérer les aléas, à résoudre des problèmes, à prendre des décisions en situation d’urgence et de stress, etc. Aussi l’entrée dans les organisations par les interactions nous permet-elle d’accéder aux processus organisants en situation de travail.

Par ailleurs, malgré l’importance de la contribution de Weick, nous considérons que la place de la matérialité reste relativement impensée alors même qu’elle prend part aux processus organisants. En effet, dans la conception qui est retenue de l’organizing, il est avant tout question de la façon dont les humains font sens d’une situation au travers d’actions et d’interactions avec d’autres humains. Or, nous soutenons que les artefacts, les objets, les textes, participent du mode d’être et d’agir des collectifs. Dans le domaine que nous étudions, les interactions s’accompagnent d’une dimension artefactuelle qu’il importe de prendre en compte. Il s’agit ainsi de ne pas uniquement considérer l’action et l’interaction humaine, mais de s’intéresser à tout ce qui participe du fonctionnement même des organisations, les humains et les « non-humains » ; ce que nous aborderons dans la suite de ce chapitre.

2.2. Les écrits comme contribuant aux activités de production

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