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pour une approche communicationnelle des processus organisant

2. Les activités de production d’information et de communication comme constitutives des processus organisant

2.2. Les écrits comme contribuant aux activités de production d’information et de communication

2.2.2. Réflexions autour de la mise en écrit (d’écrans)

Un constat qui semble être partagé par de nombreux chercheurs est que la généralisation de l’écrit tend à devenir le support de l’action et un moyen de la contrôler. La place grandissante qui est accordée à cette mise en écrit dans les organisations donne, selon Michèle Grosjean et Michèle Lacoste (1998), un caractère stratégique au traitement de l’information : « l’écrit se généralise, devient le support de l’action et apporte une protection juridique » (p.439). Là où l’oral est sujet à l’oubli, à une absence de trace, à des possibilités d’incompréhension (d’autant plus dans le domaine aérien où les échanges s’effectuent à distance via des fréquences radios soumises aux parasitages), l’écrit, soulignent-elles, dénote une marque de sérieux et de crédibilité. Il permet de fixer les échanges, autorise la remémoration par consultation différée, et se prête bien à un système de contrôle.

v Les écrits comme moyen de traçabilité : entre renforcement de la visibilité et construction de l’invisibilité

En explorant les écrits de travail, certaines recherches ont mis en évidence le rôle de l’écrit en matière de traçabilité. La traçabilité consiste « à affecter à un produit physique (produit, matériau, composant, sous-ensemble…) ou à une opération (de fabrication, contrôle, essais…) une ou plusieurs informations significative(s) (date, n° de moyen utilisé, identification de l’opérateur, n° de lot, n° individuel…) permettant en cas de besoin et moyennant une recherche plus ou moins complexe selon les systèmes d’obtenir des informations pouvant être exploitées sur le plan statistique et/ou qualité, et/ou fiabilité » (Pillet59, 1983, cité dans Fraenkel, 1993, p.29). Dans un contexte marqué par la diffusion des certifications de la qualité et par le développement de normes internationales, l’écrit se retrouve ainsi au centre de la traçabilité en permettant de sauvegarder et de fournir les traces des actions. Et l’informatisation « a accentué cette tendance en devenant le vecteur d’une vaste procéduralisation qui se veut au service de la fiabilité, de la qualité, de l’harmonisation entre les pratiques organisationnelles » (Grosjean et Lacoste, 1998, p.440). L’enjeu consiste à pouvoir déterminer avec précision les actions qui ont été menées et vérifier que celles-ci correspondent aux normes qui ont été établies. « Si dans toute organisation de production, il y a une part plus ou moins grande réservée à la traçabilité, le degré de finesse de celle-ci dépend du niveau de qualité requise » (Fraenkel, 1993, p.30). On comprend dès lors que dans un domaine aussi exigeant en matière de qualité-sécurité que celui de l’aérien, les systèmes de traçabilité se développent et s’informatisent. Des chaines de production des aéronefs jusqu’à la trace des avions en vol, l’enjeu consiste à pouvoir suivre, enregistrer tout un ensemble de « données » qui pourront alors, le cas échéant, contrôler la qualité et la sécurité des activités. Cet enjeu de traçabilité s’accentue et s’équipe de systèmes techniques capables de rendre (des) compte(s) des activités. Nous verrons notamment au cours de notre analyse (chapitre 6) comment une des fonctionnalités du système technique AGDL (à savoir, l’ADS) a notamment été pensé dans ce sens.

L’informatisation « a permis de prolonger le cadre ainsi constitué des textes officiels et professionnels en lui donnant forme dans un outil ; elle l’équipe et permet un contrôle renouvelé des traces » (Mayère et al., 2012). Mais tandis qu’elle permet de mettre en visibilité

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Pillet P, (1983), La traçabilité, facteur de qualité, Présenté à traçabilité, déverminage, fiabilité, Association française des qualiticiens, Paris.

Chapitre 2– De la pensée-ingénieur à la pensée organisationnelle…

certains aspects de l’activité, elle participe conjointement à mettre en invisibilité une partie du travail de l’information. En effet, ce qui est mis en visibilité au travers de cette équipement et de cette procéduralisation se réduit à quelques dimensions de l’activité supposées les plus indispensables et les plus nécessaires, cela participant ainsi à masquer tout un ensemble d’autres écrits et activités qui vont se déplacer et se développer dans le « travail invisible » (Denis, 2009). Comme le souligne Jérôme Denis et David Pontille (2012) :

« La science, comme le droit, comme l’administration (Yates, 1989)60 s’appuient sur des armées d’ouvriers de l’information qui manipulent jour après jour des traces, des dossiers, des fichiers essentiels à la performation quotidienne du monde. Or l’avènement de l’informatique et des réseaux semble faire à nouveau disparaître du tableau ces travailleurs, leurs outils et leurs matériaux, par le biais d’effets de transparence devenus monnaie courante. L’accès à l’information, quelle qu’elle soit, tiendrait désormais dans la simple requête d’un mot clé dans un moteur de recherche, voire dans la magie d’un double-clic. L’informatisation se présenterait comme une entité naturelle et objective qui serait disponible en tous lieux et sans effort » (p.2).

Il nous semble que les outils dont on dote les pilotes et les contrôleurs reposent sur cette conception de l’immédiateté de l’information en postulant que le travail d’articulation nécessaire à la conduite de l’activité est comme pré-résolu puisque pré-inscrit dans les systèmes techniques.

v L’écrit comme script de l’action

De la mise en œuvre des démarches qualités et de la normalisation émergent des injonctions relatives aux actions qui doivent être menées. Les règlementations, les procédures, les manuels sont autant d’écrits qui viennent en effet pré(in)scrire les façons d’être et d’agir dans les organisations. Ils agissent tel des « scripts » ou des « scénarios » (Akrich, 1987) qu’il s’agit de suivre si l’on veut être en conformité avec les normes établies (qui peuvent faire l’objet d’un contrôle). L’enjeu consiste à pouvoir mettre en forme et mesurer un ensemble de pratiques. Les objets et systèmes techniques prolongent et intègrent ces enjeux en préinscrivant la façon dont doivent être menées les activités. Dans son étude comment décrire

les objets techniques (1987), Madeleine Akrich nous invite à ne pas voir dans les objets

techniques que des appendices d’un dispositif politique pré-existant mais à considérer que

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« les objets techniques ont un contenu politique au sens où ils constituent des éléments actifs d’organisation des relations des hommes entre eux et avec leur environnement » (ibid., p.49)

« Par la définition des caractéristiques de son objet, le concepteur avance un certain nombre d’hypothèses sur les éléments qui composent le monde dans lequel l’objet est destiné à s’insérer. Il propose un script, un scénario qui se veut prédétermination des mises en scènes que les utilisateurs sont appelés à imaginer à partir du dispositif technique et des pré-scriptions (notices, contrats, conseils…) qui l’accompagnent » (ibid., p. 51).

Dans son étude, Madeleine Akrich s’intéresse, d’une part, à la façon dont les technologies (et leurs notices) dont on dote les acteurs pour mener à bien leur activités portent en eux des scénarios pensés par d’autres et d’autre part, à la façon dont ceux-ci sont mis en scène par les utilisateurs. C’est précisément cette prescription que nous proposons d’étudier sur notre terrain, ainsi que les questions qui en résultent au plan de la mise en pratiques.

3. De l’agentivité des artefacts et systèmes techniques

3.1. Penser l’agentivité des artefacts

Penser l’agentivité des artefacts, c’est reconnaître que l’action et l’agentivité ne sont pas uniquement des dispositions humaines mais que les artefacts, les outils sont porteurs de logiques et de principes qui jouent un rôle dans le fonctionnement des collectifs et dans l’aboutissement d’une activité ou d’un projet61.

« Les objets techniques définissent dans leur configuration une certaine partition du monde physique et social, attribuent des rôles à certains types d’acteurs – humains et non-humains – en excluent d’autres, autorisent certains modes de relation entre ces différents acteurs etc… de telle sorte qu’ils participent pleinement de la construction d’une culture, au sens anthropologique du terme, en même temps qu’ils deviennent des médiateurs obligés dans toutes les relations que nous entretenons avec le “réel” » (Akrich, 1987, p.49).

Cette thèse, défendue par Michel Callon et Bruno Latour (1986) et Madeleine Akrich (1987) consiste à sortir de la vision selon laquelle les technologies, les artefacts, les machines ne seraient que de simples instruments assujettis à l’intentionnalité des humains qui les utilisent dans la conduite de leur activité. En développant la théorie de l’acteur-réseau, ces

61 Ce que nous montre l’étude faite par Callon, 1986, sur le projet de culture de coquilles Saint-

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auteurs ont mis en lumière que « tout collectif – tout réseau, au sens de Callon et Latour – dépend de l’intéressement ou de la mobilisation d’un ensemble d’acteurs aux ontologies variables, mais liées » (Cooren et Robichaud, 2011, p.161). L’origine de la réussite ou de l’échec d’un projet n’est ainsi à rechercher ni du seul côté des humains, ni du seul côté des artefacts mais dans la relation qui s’est co-construite entre acteurs humains et « non- humains », tous deux étant impliqués dans le fonctionnement du collectif.

« Les non-humains ne peuvent être considérés comme de simples ressources ou contraintes (…) ils relancent l’action dans des directions inattendues » (Callon et Law, 1997).

Dans cette perspective, « la pensée de l’acteur-réseau est donc une pensée de l’hybridité et des liaisons, pensée qui, comme c’est le cas chez Follett, met de l’avant l’aspect co-construit de tout phénomène collectif » (Cooren et Robichaud, 2011, p.161). L’agentivité n’est ainsi pas spécifique aux seuls êtres humains, mais constitue une propriété transitive et transitoire, toujours contingente et précaire, qui prend forme dans des inter-relations d’humains et de non humains (Bruni, 2005 ; Mayère et al., 2012). Dès lors, il peut être considéré que le monde organisationnel est un « plenum d’agentivité » (Cooren, 2006), défini et construit par le résultat des associations entre humains et « non humains ».

En adoptant cette perspective, il ne s’agit pas non plus de penser qu’humains et non- humains s’équivalent dans l’absolu, ni d’affirmer que les non-humains tiennent une place aussi importante que celle des humains dans le fonctionnement (réflexif) des activités, mais qu’il est utile pour comprendre le monde organisationnel, de considérer la mise en rapport des humains et des non-humains, des « associations socio-techniques »62.

Sans souscrire à l’ensemble de la théorie de l’acteur-réseau, il s’agit, dans le cadre de notre étude, de ne pas envisager l’unique co-production des acteurs lorsque l’on parle de communication mais d’étendre cette agentivité aux « non-humains » et ici plus particulièrement, aux systèmes techniques. Avec le déploiement de systèmes techniques de plus en plus totalisants, cette question de l’agentivité des artefacts est comme reposée et démultipliée par le fait qu’il s’agit en fait d’une combinaison de systèmes de plus en plus intégrés et complexes, comme c’est le cas pour le système technique informationnel actuellement déployé dans le milieu aérien. En posant la question de l’agentivité et de la

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matérialité des systèmes techniques nous entendons nous intéresser à la façon dont s’effectue cette relation entre humains et « non-humains », à la place et au rôle qui est accordé au système technique informationnel dans les activités de production d’information et de communication.

3.2. Vers un déploiement de systèmes techniques intégrés : les études

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