• Aucun résultat trouvé

Penser l’articulation technologie-organisation au travers de la théorie de l’activité

Figure 7 : The Structure of Human Activity (1987) 73

2.4. Les niveaux de contradiction

Selon Engeström, toute activité présente des contradictions qui peuvent exercer des tensions à l’intérieur et entre les systèmes d’activité. L’identification des contradictions à l’origine de ces tensions permet de mieux cerner ce qui se joue dans « l’ici et le maintenant ». Pour cela, Engeström propose d’analyser ces situations conflictuelles au regard de la trajectoire historique de l’activité. Chaque pôle du triangle peut être analysé de manière isolée mais ils doivent également être mis en relation. Il identifie ainsi quatre niveaux de contradictions tels des marqueurs rythmant les différentes étapes du processus de

transformation de l’activité au fil du temps : primaire, secondaire, tertiaire, quaternaire (Figure 9).

Figure 9: « Four levels of contradictions within the human activity system »77

2.4.1. Contradiction primaire

La contradiction primaire est envisagée comme inhérente à la logique économique caractéristique des systèmes capitalistes. Dans ce contexte socio-économique, cette contradiction consiste en l’opposition entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. En effet, dès lors qu’un bien est produit dans l’optique d’être utilisé, il a une valeur d’usage. Mais il a également une valeur d’échange qui correspond à son potentiel de transaction, le prix de vente. Selon Engeström, la contradiction primaire est présente dans toutes les activités productives de façon latente et ne peut être résolue. Elle imprègne l’ensemble des pratiques professionnelles et se manifeste par des tensions dans chaque composante du système d’activité central - les différents pôles du triangle de l’activité - à savoir : le sujet, la visée, les outils, les règles, la communauté et la division du travail (elle est représentée dans la Figure 9

77

Figure extraite de http://lchc.ucsd.edu/mca/Paper/Engeström/expanding/ch2.htm, consulté en juillet 2012

Chapitre 3 – Penser l’articulation technologie-organisation au travers de la théorie de l’activité

p.116 par le chiffre 1). Engeström critique en cela la dimension économique caractéristique des systèmes capitalistes et c’est ce qui, selon Foot et Groleau (2011), fait la spécificité de la théorie de l’activité.

« The existence of the primary contradiction distinguishes Cultural Historical Activity Theory from other paradox–based studies by anchoring contradictions within a socio–historical context and consequently extending our understanding of local evolving organizational practices within a much larger temporal and spatial realm » (Foot et Groleau, 2011)78.

En prenant l’exemple de l’activité de travail des médecins, Engeström propose d’illustrer la contradiction primaire en se focalisant sur le pôle des outils. Il montre ainsi comment les médecins doivent faire face dans leurs choix quotidiens à la double nature des médicaments : d’un côté, les médicaments sont des instruments nécessaires et utiles pour soigner les patients (la valeur d’usage). Et de l’autre côté, ces médicaments sont fabriqués pour être vendus (valeur d’échange) par des entreprises pharmaceutiques qui exercent une certaine pression sur les médecins pour qu’ils prescrivent leurs médicaments (Engeström, 1987). Les chercheurs ayant mobilisé le concept de contradiction (Groleau et Mayère, 2009) décrivent ainsi la contradiction primaire comme relevant d’une opposition entre « logiques managériales » et « logiques professionnelles ».

2.4.2. Contradiction secondaire

La contradiction secondaire découle de la contradiction primaire et est liée aux conditions particulières du système d’activité dans lequel les individus évoluent. La contradiction secondaire se manifeste par des tensions, des problèmes concrets dans la conduite des activités. Elle prend forme entre les composantes du système d’activité central c’est-à-dire entre les pôles du triangle (représentée sur la Figure 9, p. 116 par le chiffre 2). Dans son exemple de l’activité médicale, Engeström illustre cette contradiction par le conflit entre les outils conceptuels traditionnellement utilisés par les médecins pour la classification des maladies et de leurs diagnostics, et le caractère évolutif des maladies se caractérisant par des symptômes de plus en plus ambivalents et complexes et qui ne correspondent alors plus forcément à la nomenclature propre aux outils de diagnostics classiques – qui nécessiterait davantage une approche holiste de la médecine (Engeström, 1987). A la différence de la contradiction primaire, Engeström prétend que la contradiction secondaire peut se résoudre

lorsque les individus engagés dans l’activité décident d’aller chercher dans un autre système des éléments permettant de soulager les tensions. C’est ce qu’il nomme la contradiction tertiaire.

« Quand on se rend compte qu’il y a un problème, c’est qu’il y a des éléments issus de la contradiction latente qui sont en tension dans nos pratiques et sur lesquels on doit intervenir pour essayer de les régler. Cela nous incite à aller chercher dans d’autres systèmes d’activités des éléments qui nourrissent une nouvelle manière de penser les activités » (Groleau interviewée dans Bonneau, 2010, p.83).

Lorsque les acteurs intègrent de nouveaux éléments dans leur pratique cela peut créer de nouvelles tensions entre les anciens et les nouveaux éléments, il s’agit de la contradiction tertiaire.

2.4.3. Contradiction tertiaire

La contradiction tertiaire prend forme lorsque de nouveaux éléments sont introduits dans le système d’activité afin de résorber les tensions issues de la contradiction secondaire. A l’issue de ce processus, les médiations matérielles et sociales évoluent, se transforment, créant ainsi des tensions entre les anciens et les nouveaux éléments du système. Dans la Figure 9, p. 116, cette contradiction est représentée par le chiffre 3, et nommée par Engeström « culturally more advanced central activity ». Il s’agit là de caractériser le passage du système d’activité initial au système d’activité tel que modifié ou « plus avancé culturellement ». Toujours dans son analyse des pratiques médicales, Engeström montre que la contradiction tertiaire pourrait se concrétiser si les administrateurs du système médical imposaient aux médecins d’utiliser de nouvelles procédures – par exemple, intégrant une approche plus sociale et psychologique - se heurtant ainsi à l’ancienne configuration du système d’activité.

2.4.4. Contradiction quaternaire

La contradiction quaternaire fait référence aux tensions entre le système d’activité qui a changé et les autres systèmes d’activités qui l’entourent. En effet, une fois reconfiguré, le système d’activité peut entrer en tension avec les systèmes d’activités voisins avec lesquels il interagit : « instrument-producing activity », « subject-producing activity », « rule-producing

activity et object activity » (illustré par le chiffre 4 sur la Figure 9, p. 116). Engeström illustre

Chapitre 3 – Penser l’articulation technologie-organisation au travers de la théorie de l’activité

fonctionnement des médecins peut présenter des signes de résistance (car en tension avec les anciennes configurations du système d’activité).

Comme nous l’avons évoqué ci-avant, Engeström s’inscrit dans une démarche de recherche-action. Son modèle de l’activité est avant tout un outil d’intervention qu’il utilise afin d’amener les gens participant à ses recherches à effectuer un retour réflexif sur leurs propres pratiques. Le concept de contradiction est ainsi utilisé pour accompagner les gens dans l’identification des contradictions du système d’activité auquel ils prennent part.

« Lorsqu’il y a des problèmes dans les organisations, il intervient pour aider les gens à identifier la contradiction qui sous-tend leur système d’activité et ensuite les engager sur la voie de la résolution (…) mais il n’essaie pas de régler la contradiction primaire, il essaie plutôt de régler les contradictions concrètes qui émanent de cette contradiction latente. Il va dans l’organisation, il réalise des entrevues, il les enregistre sur vidéo et les regarde avec les gens qui sont sur le terrain pour identifier les problèmes concrets de cette contradiction latente et tente de les amener à trouver des solutions collectivement pour faciliter leur travail et changer leur pratiques » (Groleau interviewée dans Bonneau, 2010, p.17).

Dans le cadre de ce travail, nous nous éloignons de cette démarche en considérant le concept de contradiction non pas comme un outil d’intervention mais plutôt comme un outil analytique. A l’instar de (Groleau et al., 2011 ; Groleau et Mayère, 2007) nous mobilisons la théorie de l’activité en ce qu’elle nous permet de mieux comprendre les pratiques en changement à l’occasion de l’introduction d’une nouvelle technologie. Nous proposons ainsi dans le chapitre 5 d’identifier les tensions que nous avons pu observer ou telles que nos interlocuteurs ont pu nous en faire part. Cette démarche consiste à retracer l’histoire de l’activité de la navigation aérienne en mettant l’accent sur les tensions qui ont participé à sa transformation au fil du temps et la façon dont les sujets vivent ces tensions.

Nous proposons dans la partie suivante de spécifier ce en quoi la théorie de l’activité est pertinente pour notre étude au regard des théories de l’action située et de la cognition distribuée.

Outline

Documents relatifs