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Chapitre 1 Famille, fécondité et rapports de genre au Canada français : éléments de problématique

1.5 Reproduction et mode de production : une perspective centrée autour des femmes et des enfants

L’avènement et l’implantation du capitalisme industriel, plus hâtifs et plus intenses au sud qu’au nord de la frontière canado-américaine, modifient en profondeur les structures sociales et économiques établies. À l’origine du vaste courant migratoire, qui a conduit des centaines de milliers de Canadiens français à traverser, parfois une, parfois plusieurs fois, la frontière en quête d’un avenir meilleur au sein des villes industrielles où le développement battait son plein, l’industrialisation joue un rôle de catalyseur (Ramirez, 1991, 2003). Femmes, hommes et enfants tissent des rapports (économiques, de genre, de générations) dont les ficelles sont entrelacées aux composantes structurelles et culturelles et dont la singularité relève de chacun des milieux.

Notre démarche de recherche s’inscrit dans la foulée des conclusions des travaux pionniers de John C. Caldwell (1976) et surtout, des approches institutionnelles qui ont été développées par la suite (Kertzer et Hogan, 1989; Kertzer, 1991; Greenhalgh, 1996). Caldwell propose un modèle conceptuel centré autour des institutions sociales, dont principalement la scolarisation des enfants, et sur les manières dont se déploient les logiques et les relations (économiques, sociales et affectives) au sein des familles. Bien que critiqués pour leur perspective macrosociologique et pour leur orientation puisée dans le paradigme de la modernisation, les travaux de Caldwell ont largement influencé le courant des approches institutionnelles au sein desquels la rationalité des acteurs est désormais pensée et analysée selon son caractère historiquement déterminé.

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Dans la mesure où la fécondité des Canadiennes françaises montre de réels signes de déclin à partir des années 1920, nous tentons de répondre à un questionnement qui fait écho à ceux de Lavigne (1983). Ainsi, se peut-il que certains sous-groupes canadiens-français spécifiques aient, avant les années 1920, réduit la taille de leur famille, à l’instar d’autres populations d’obédience religieuse et d’origine différentes, en fonction de l’occupation des hommes, des femmes et des enfants? Plusieurs travaux, dont ceux de Szreter (1996) pour l’Angleterre, de Praz (2005) pour la Suisse, de Gaffield (1991) pour le Canada et de Marcoux (2002) pour l’Afrique montrent qu’au cœur des décisions en matière de fécondité se trouvent des conceptions spécifiques des rôles et des fonctions des enfants, filles et garçons différenciés. La notion de genre y apporte une dimension importante pour l’analyse de la fécondité. Conséquemment, observe-t-on parallèlement aux changements de régime de fécondité quelque transformation concernant l’occupation quotidienne des enfants au tournant du XXe siècle? Une analyse différentielle de la fréquentation scolaire et

de la mise en au travail selon le genre des enfants éclaire-t-elle une facette différente de la reproduction? En recadrant ainsi la fécondité au sein du concept plus large de reproduction familiale, nous désirons conséquemment illustrer l’enchevêtrement des dimensions biologiques (fécondité), matérielles (entretien), affectives (soins) et culturelles (socialisation et éducation) de la reproduction (B.-Dandurand, 1981)10F

11.

De plus en plus d’études sur la fécondité intègrent la notion de genre, comme c’est le cas des ouvrages remarquables de S. Szreter (1996) et de A.-F. Praz (2005). Il n’en a guère toujours été ainsi. Alison MacKinnon (1995), dans un article au titre des plus évocateurs Were Women Present at the Demographic

Transition?, retrace un long parcours de recherche en démographique historique et illustre à quel point le

rôle des femmes y fut occulté. À l’instar des recherches de type féministe dans un vaste éventail de disciplines, elle dénonce les recherches dont les prémisses font de l’unité familiale une cellule harmonieuse et dénudée de tensions économiques, sociales et affectives. Elle insiste donc pour que soient considérés les rapports de pouvoir au sein même du noyau familial.

Dans un autre article qui continue, même plus de trente ans après sa publication, à alimenter les réflexions sur les rapports de genre au sein des ménages, Folbre (1983) statue que

11 Cette perspective s’apparente à celle de D. Gauvreau, S. Olson et P. Thornton qui statuent que « The

family’s « collective commitment to economic survival » is important to understanding the impact of the broader urban economy on decisions about how long to stay in school, when to move into or out of waged

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This interrelationship between patriarchal inequality and the costs of children clarifies the potential relationship between changes in patriarchy and changes in desired family size. There is good reason to believe that the transition to capitalism helps set these potential interactions into actual motion. (Folbre, 1983 : 273)

Néanmoins, contrairement à ce qu’avaient bien voulu croire Marx et Engels au milieu du XIXe siècle, le

capitalisme industriel n’est pas venu miner le pouvoir patriarcal, mais l’a plutôt diffusé et généralisé. Les inégalités entre les hommes et les femmes, et le pouvoir ascendant des premiers sur les secondes, ont investi chacune les sphères de production et de reproduction, désormais « séparées » sous l’égide du capitalisme industriel. Initialement, et même encore aujourd’hui, la participation des femmes au marché du travail rémunéré est marquée par de fortes tensions et de fortes inégalités en termes de type d’emploi, de salaires, de conditions de travail (Porter Benson, 2007; Bradbury, 1995; Folbre, 1983, Hareven, 1982) auxquels s’ajoutent toutes les tâches liées à la sphère de la reproduction familiale (allant de l’enfantement, au soin des enfants et de l’ensemble des membres de la maisonnée, de l’entretien du ménage, etc.) qui, au tournant du XXe siècle, était une sphère exclusivement féminine. Ainsi, il convient de dire, sans trop d’effort,

que l’articulation entre les sphères de production et de reproduction se doit d’être analysée à partir du point de vue des femmes! De surcroît, comme le souligne Folbre (1983), l’articulation entre ces deux sphères repose tout autant sur la contribution des enfants (salaire, aide familiale, etc.) et sur la charge économique, physique et affective, dont les principales transformations ne peuvent qu’être analysées à la lumière des relations entre les hommes et les femmes dont le caractère hiérarchique relève du patriarcat.

This theoretical framework points quite specifically to the importance of two empirical issues that demographers have almost wholly neglected, the percentage of lifetime income children contribute to parents and the distribution of the costs of children between women and men in the family. Both of these manifestations of the relative bargaining power of parents and children, women and men, within the family may partially reflect differences in their control over and access to means of production. But they are also linked to a larger process of political struggle. (Folbre, 1983 : 278)

Praz (2005) offre une piste très stimulante pour le cas canadien-français.

Nos résultats démontrent que les explications classiques du retard catholique dans l’adoption du contrôle des naissances méritent d’être enrichies par l’hypothèse d’une discrimination marquée des filles dans l’accès à l’instruction, qui diminue globalement le coût des enfants et retarde la nécessité d’en réduire le nombre. C’est réellement un effet de genre qui est ici à

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l’œuvre, puisque la construction sociale des rôles masculins et féminins influence les options politiques et les stratégies familiales. (Praz, 2005 : 582)

Les pressions exercées par l’industrialisation, par l’urbanisation et, pour un grand nombre de Canadiens français, par l’émigration en Nouvelle-Angleterre – principalement motivée par des conditions et des considérations économiques et matérielles (Ramirez, 1991) et dont le parcours migratoire est motivé différemment selon le genre (Takai, 2008) – nous incitent à comparer les modes de reproduction à l’aune des rapports de genre au sein de l’économie familiale11F

12. À la suite des critiques des études basées sur des

données agrégées, comme ce fut le cas de la très célèbre enquête European Fertility Project de l’Université de Princeton (Coale et Watkins, 1986), nous sommes d’avis que c’est à l’échelle du ménage que nous devons concentrer nos recherches de manière à mettre en évidence les contraintes et les opportunités qui influencent les comportements de fécondité à travers les rapports de genre et de génération.

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