• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 Théories et concepts pour l’analyse de la fécondité

2.3 Les approches institutionnelles : le développement de modèles explicatifs complexes

2.3.2 L’économie politique

À l’image des travaux de McQuillan sur l’influence de la religion (1999, 2004, 2009) et des modes de production (1984), Kertzer et Hogan (1989), dans leur étude des comportements démographiques des habitants de Casalecchio en Italie (1861-1921), suggèrent une reformulation du questionnement liant l’industrialisation et l’urbanisation aux changements démographiques. Ce sont les formes de l’organisation économiques au sein des familles qu’il convient de mettre en évidence et de montrer comment elles s’articulent à la fois aux systèmes économique et politique ainsi qu’à la culture. Il y a tout un intérêt à focaliser l’analyse sur des espaces et des contextes restreints afin de faire ressortir les logiques des institutions qui influencent les comportements des couples en matière de reproduction et, de plus, à mettre en évidence la diversité des scénarios entre les sous-populations (Kertzer et Hogan, 1989; McQuillan 1984, 1999).

Le paradigme d’économie politique, tout comme l’ensemble des approches dites institutionnelles, situe l’analyse des relations sociales à l’origine du changement qui s’opère en matière de comportements démographiques à une échelle intermédiaire entre l’individu et la société. Il se démarque du coup des deux principaux paradigmes explicatifs du schéma de la transition démographique. Rappelons qu’au sein du

33 Kertzer et Hogan (1989) rassemblent sous le couvert des « forces de la modernisation » la diffusion du

capitalisme, l’expansion urbaine, la prolétarisation des populations rurales, l’émergence du travail en manufacture, la généralisation de l’instruction et de l’alphabétisation en plus de l’avènement graduel du suffrage universel.

44

paradigme de l’adaptation la force principale qui engendre l’amorce de la transition démographique est le développement du capitalisme industriel. Les pressions qu’exercent les mutations économiques globales sont le principal vecteur de la rationalité économique individuelle, c’est-à-dire de l’évaluation stricte du rapport coûts-bénéfices que font les individus en matière de reproduction, et que c’est à ce niveau que se situe le moteur du changement. Au contraire, le paradigme de la modernisation, fait du principal vecteur de changement la modernisation des valeurs dans son ensemble. Le développement d’une rationalité réflexive moderne par le biais de laquelle sont délaissés des systèmes de valeurs et de croyances dits traditionnels et jugés non rationnels constitue la véritable force sous-jacente aux changements de comportements en matière de fécondité.

Ce qui distingue le paradigme de l’économie politique de celui de l’adaptation, tel qu’originalement développé en tant que modèle explicatif du schéma de la transition démographique, c’est le niveau auquel s’opère la rationalité. Un haut niveau de fécondité peut être, à l’échelle sociétale, avantageux alors qu’il ne l’est pas au sein du couple. Le clergé catholique, pour prendre un exemple tout particulièrement probant dans le cas de notre étude, peut mettre en discours des idéaux et des pratiques prônant une fécondité élevée, alors que pour certains couples il n’y a pas d’avantage concret à avoir un grand nombre d’enfants (Marcoux, 2010). Dans ce cas, il y a conflit et contradiction entre l’idéal véhiculé par la communauté et ce qui est pressenti au sein du couple. L’articulation devient nécessaire : l’individu, ou le couple, doit réconcilier, c’est-à-dire rendre cohérent de manière à donner un sens, une logique à ses actions, la pluralité des idées, des contraintes et des opportunités qui encouragent ou inhibent ses choix et ses comportements. C’est en ce sens que l’on peut définir la notion de stratégie comme étant une rationalité implicite qui guide l’action individuelle (Moch et collab., 1987). Ce sont les institutions qui rendent cohérentes les stratégies, et conséquemment, les actions. Les parcours de vie des individus s’inscrivent donc dans des univers à la fois économique et symbolique. Ils sont tracés en fonction des contraintes et des opportunités matérielles et sociales auxquelles fait face tout un chacun.

Selon Kertzer (1991), le paradigme de l’économie politique est une manière de conceptualiser l’influence conjointe des forces de l’économie politique, des contraintes démographiques et de la culture sur les institutions sociales. Le concept d’économie politique ne nie pas l’influence des contraintes démographiques et de la culture sur les variations et les transformations institutionnelles, mais il en distingue les modalités d’influence. Les contraintes démographiques rendent possibles les mutations sans néanmoins en déterminer l’orientation. De précédents travaux menés sur la nuptialité à Québec ont mis en évidence le fait

45

que les taux de mortalité ont certes un impact sur le veuvage des individus, mais ce sont les institutions qui influencent la propension à demeurer en état de viduité ou à se remarier (Harton, 2008). La culture quant à elle agit en tant que médiateur : sous l’impulsion de forces structurelles, les modalités de changement sont teintées et nuancées par les croyances et les pratiques culturelles. C’est également la position qu’adoptent Gillis, Tilly et Levine (1992) lorsqu’ils mettent de l’avant l’idée que la médiation par la culture permet de considérer sous un angle différent les comportements de fécondité des classes laborieuses. Ils ne peuvent ainsi être considérés comme étant des êtres passifs à la remorque du système en général (économique, politique). Ils interprètent eux aussi le système pour donner un sens à leurs actions33F

34.

Conséquemment, il est difficile de concevoir un « avant » et un « après » en matière de rationalité des comportements de fécondité au sein du paradigme d’économie politique. Les thèses reposant sur le paradigme de la modernisation et développées dans les années d’après-guerre furent qualifiées d’ethnocentriques et ont volé en éclat sous la plume de démographes « sociaux » dont Susan Greenhalgh est désormais une figure de proue34F

35. Avoir plus ou moins d’enfants ne s’inscrit plus sur le continuum

traditionnel-moderne comme s’il n’y avait qu’une voie tracée en matière de fécondité dictée par les forces

macrosociales de la « modernisation », mais, comme le souligne Mason,

[…] au lieu de se demander ce qui « fait » baisser la fécondité [par exemple], comme s’il s’agissait nécessairement d’un processus universel, nous devons vraiment nous demander pourquoi, dans une situation historique précise, la fécondité a ou n’a pas encore baissé (Mason, 1992 : 4).

En s’inscrivant sur le continuum évolutionniste de la modernisation, les théories (adaptation et modernisation) de la transition démographique sont conséquemment a-politiques, a-historiques et passent

34 Susan Porter Benson (2007) adopte le même paradigme dans son analyse de la consommation chez la

classe ouvrière américaine dans l’entre-deux guerres. Pour elle, la classe sociale est la clef de voûte des comportements en matière de consommation alors que la culture dépeint un éventail de stratégies qui se déploient dans des conditions pré-déterminées. « But when it came to confronting the market, ethnicity became a kind of second-order influence; some groups, in some places, turned more to one strategy than to another, but again the difference was more one of degree than of kind that and all drew on a common array of strategies. » (Porter Benson, 2007 : 7)

35 Susan Greenhalgh (1996) dans un article intitulé « The Social Construction of Population Science : An

Intellectual, Institutional, and Political History of Twentieth-Century Demography » met, dans une perspective socio-anthropologique de la démographie en tant que discipline scientifique, en lumière le contexte d’émergence et du maintien, sur une aussi longue période, de la théorie de la transition démographique. Dans la même lignée, voir Szreter (1993) « The Idea of Demographic Transition and the Study of Fertility : A Critical Intellectual History».

46

sous silence tous les enjeux de pouvoirs politiques et sociaux (Greenhalgh, 1996). C’est là un second point de rupture entre ces « grandes » théories et le paradigme de l’économie politique.

Outline

Documents relatifs