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Chapitre 3 Québec et Manchester : au cœur du continent nord-américain

3.1 De part et d’autre de la frontière : des sociétés en mouvement

3.1.2 L’émigration vers la Nouvelle-Angleterre

La plupart des chercheurs s’accordent pour avancer qu’entre 1840 et 1930 ce sont environ 900 000 Canadiens français qui migrent vers les États-Unis. Débutant lentement au cours du second tiers du XIXe

siècle, le débit de la migration atteint un premier sommet au cours des années 1870 (Vicero, 1968; Lavoie, 1972, 1973, 1980 et 1981). Bien que le nombre de migrants demeure imposant au cours des décennies qui suivent, le niveau d’émigration ralentit néanmoins jusqu’à la reprise de la « grande saignée » dans les années 1920, et ce, jusqu’à la crise (Lavoie, 1972). En 1900, on estime à 573 000 le nombre de Canadiens français en Nouvelle-Angleterre (Roby, 2000) et, selon nos estimations à partir des données censitaires américaines41F

42, ce nombre atteint les 600 000 en 1910. À la veille de la Première Guerre mondiale, ce chiffre

gonfle à 700 000 (Roby, 2000). Comparativement aux 1 606 535 francophones recensés au Québec en 1911, les observateurs de l’époque n’ont d’autre choix que d’admettre que par la mobilité de sa population, le Canada français s’étend bien au sud de la frontière.

L’émigration canadienne-française vers les centres urbains de la Nouvelle-Angleterre s’inscrit dans une vaste géographie humaine et sociale dont les premiers traits furent tracés dès l’époque de la Nouvelle- France (Frenette et collab., 2012), puis constamment redessinés au fil des siècles. Au gré d’interactions économiques, politiques et topographiques, les migrations des Canadiens français sont comparables à celles des Canadiens anglais (Ramirez, 2003), voire à celles des Américains ou d’autres groupes. Elles sont conditionnées immanquablement par le désir d’une vie meilleure, qu’elle soit symbolique ou réelle, ou par le désir d’aventure. Il n’en demeure pas moins que les courants migratoires ont leurs spécificités. La

61 colonisation du Midwest par les Canadiens français42F

43 s’est faite par les routes du commerce des fourrures,

commerce qui était « intégré depuis longtemps à la culture et à l’économie canadienne-française » (Ramirez, 2003 : 22). Au XIXe siècle, les migrations des populations de l’Ontario et des Maritimes qui, elles

aussi, allaient gonfler les effectifs de population des États-Unis, sont liées aux dynamiques d’économie régionales jouxtant la frontière. Au Québec, l’élément catalyseur est la crise économique engendrée par la chute du prix du blé, obligeant les agriculteurs à produire de nouveaux types de cultures (pommes de terre et avoine) qui ne débouchent toutefois pas sur une productivité marchande, ce qui ne laisse d’autres possibilités que de vivre d’une agriculture de subsistance. À quoi s’ajoutent des conditions structurelles propres à l’agriculture québécoise (régime seigneurial, surpeuplement de la vallée laurentienne et saturation des terres fertiles) dont les résultantes sont intimement liées : la prolétarisation des agriculteurs et la migration. Il s’opère, tel que mentionné précédemment, un processus de différenciation nette entre les agriculteurs commerciaux et les agriculteurs de « subsistance »

Ces hommes sans terre, ou n’en possédant qu’une toute petite parcelle, non qualifié et nombreux forment, bien malgré eux, un grand contingent de prolétaires. Avec leur famille, ils tentent leur chance vers un avenir meilleur dans les régions de colonisation du Québec, à Québec ou à Montréal; certains vont jusque dans l’Ouest canadien, mais un grand nombre choisissent de « partir pour les États » (Frenette, 1998; Frenette et collab., 2012).

Au tout début de la période (1840-50), ce sont les terres du Maine et du Vermont, deux États limitrophes avec le Québec, qui attirent les migrants (Vicero, 1968). La proximité est un facteur déterminant (Ramirez, 2003). Les Canadiens français quittent aussi pour le Midwest. Ceux-ci ont davantage tendance à quitter de manière définitive leur terre natale pour y travailler dans les chantiers ou pour y acquérir une terre agricole (Lamarre, 2000).

Les décennies qui suivent sont rythmées par le développement effréné de grandes industries dans les villes du sud de la Nouvelle-Angleterre. Lowell, Providence et Manchester, par exemple, sont désormais des pôles de forte attraction. Contrairement au Midwest, le voyage est moins long et, surtout, moins cher. Les familles n’ont point besoin d’un pécule, qu’ils n’ont manifestement pas, pour y acquérir un lopin de terre (Frenette, 1988). En 1880, près des trois quarts des Canadiens français vivent dans les villes industrielles

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du sud de la région. Cette tendance se poursuit sans fléchir jusqu’aux premières décennies du XXe siècle

43F

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.

Cela est dû notamment au développement du système ferroviaire qui facilite et accélère les déplacements sur de longues distances ainsi qu’aux campagnes de recrutement que mènent les compagnies américaines en sol québécois dans le but de combler le besoin en main-d’œuvre dans les centres industriels. Au fil des décennies, des traditions et des réseaux migratoires servent à baliser le choix des destinations des migrants vers le sud (Ramirez, 2003).

Les Canadiens français sont en général peu qualifiés. La majorité d’entre eux trouvent du travail au sein des industries du textile, de chaussures et de cigares ou encore dans la construction, secteur également en forte demande en Nouvelle-Angleterre dès les années 1880 et qui ne le sera qu’au cours des années 1910 et 1920 au Québec (Ramirez, 2003). La demande en main d’œuvre est si forte dans le textile que, jusqu’aux années 1920, la très grande majorité trouve de l’emploi facilement. B. Ramirez (2003) et T. Hareven (1982) illustrent ce phénomène par la voix d’enquêtes orales où certains racontent comment il était facile de laisser un emploi temporairement et d’y revenir ou, encore, de changer selon son gré de type d’emploi au sein de la manufacture.

Les premières cohortes de migrants vers les centres industriels partent « temporairement » pour accumuler du numéraire (Frenette, 1998). Bien que la plupart des migrants soient de jeunes gens célibataires, la migration de tout un noyau familial est également une réalité observée (Ramirez, 2003; Frenette, 1998), et ce, particulièrement au cours de la période 1870-192044F

45 (Roby, 2000). Dans ces cas, hommes, femmes et

enfants peuvent contribuer à l’économie familiale dans les milieux urbains où l’industrie du textile requière une main-d’œuvre abondante et non spécialisée. Ramirez (1991) avance, qu’en 1880 au Rhode Island, plus de 80% des enfants âgés entre 11 et 15 ans déclarent un emploi lors du recensement. D’après Early (1979), c’est une majorité d’enfants canadiens-français de plus de 11 ans qui travaillent à Lowell au Massachusetts à la même époque. Par ailleurs, Frenette (1998) souligne l’influence du cycle familial dans le type de migration : vers les zones de colonisation agricole au moment de fonder une famille et vers les

44 Et ce, malgré la mise sur pied d’un système de vérification des entrées sur le territoire américain au cours

des années 1890 et 1900. Cela fait apparaître la frontière comme réalité géographique, symbolique et juridique (Ramirez, 2003).

45 Ramirez (2003) circonscrit l’apogée de la migration familiale vers la Nouvelle-Angleterre avec celle du

flux migratoire complet, soit au cours des décennies 1880 et 1890. De tous les Canadiens français ayant migré vers le Rhode Island dans les années 1880, 44,5% d’entre eux avaient moins de 15 ans, proportion qui diminue constamment jusqu’à la fin de la migration vers le sud au cours des années 1930.

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centres urbains au moment où les enfants atteignent l’âge de travailler. Selon nous, cela témoigne sans contredit de l’articulation des modes de production et de reproduction en contexte migratoire.

L’exode rural a, pour reprendre les mots de l’historien Bruno Ramirez (2003), « été souvent subsumé sous les catégories globales que sont l’urbanisation et l’industrialisation ». Or, il est un phénomène social complexe qui prend vie à partir de conditions locales qui sont d’abord et avant tout matérielles. B. Ramirez avance également que « Les migrants ne quittent pas une nation, mais une exploitation agricole, une localité, un district industriel. » (Ramirez, 2003 : 56). Ils déménagent leurs pénates là où la vie peut prendre un sens, certes, mais surtout là où ils pourront vivre décemment. Pour une majorité d’entre eux, l’attrait se trouve de l’autre côté de la frontière. Parents et amis les ont-ils convaincus? Ont-ils davantage l’esprit d’aventure? Ou sont-ils conscients de la faiblesse des salaires à Montréal et à Québec comparativement à ceux des centres industriels américains? L’écart est considérable selon ce témoin :

A common thread throughout the statements of manufacturers at an 1876 Select Committee was the cheapness of labor in Montreal. Mr. Nye of the Hochelaga Cotton Company stated that wages were 25 to 30 percent lower in Montreal than in the United States and that this was a primary reason for moving. This had not changed by the end of the century. (Lewis, 1991 : 136, qui cite the “Report of the Select Committee”, p.133, et Terry Copp (1974), The

Anatomy of Poverty.)45F

46

Ainsi, malgré les difficultés et les obstacles physiques, matériels et émotifs de l’émigration et de l’âpreté des conditions de vie et de travail qui sont les leurs une fois installés dans les centres industriels, il appert néanmoins que les Canadiens français qui traversent la frontière améliorent leur sort (Weil, 1989).

Selon la recension faite par Ramirez (2003) des informations colligées aux postes frontaliers américains concernant chacun des individus entrant aux États-Unis entre 1895 et 1954, la majorité des individus qui passent la frontière au tout début de la période provient des campagnes. Qui dit campagne, ne dit pas forcément sédentarité. La grandeur du territoire disponible va inciter à la migration, et ce, depuis les débuts

46 Dans son ouvrage Révolution industrielle et travailleurs (1978), F. Harvey analyse les témoignages des

individus qui ont témoigné lors que la Commission royale d’enquête sur les relations entre le capital et le travail (1886-1889) et relate la disparité des salaires entre des prolétaires au Canada, notamment à Montréal, et aux États-Unis.

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de la colonisation. Cette mobilité exige des cadres sociaux « mobiles » ce qui favorise les solidarités sociales étroites et familiales comme cadre de vie sociale. Dumont (1993) emprunte aux historiens Serge Courville et Jacques Mathieu l’expression « migration de la solidarité » qui rend compte de la double fonction de la famille en tant que pivot d’enracinement et tremplin pour le déplacement. Bien des familles, dispersées aux quatre coins du continent entretiennent un réseau social bien vivant, entretenu par le biais des migrations temporaires, de courtes ou de longues durées et par les correspondances (Mimeault, 2013), et qui rend ce « Canada français » solidaire (Frenette, 1998).

Selon Ramirez (2003), de nombreuses ressemblances existent entre les mouvements migratoires des Canadiens français et des Canadiens anglais dans leur épopée vers le sud. Ils sont caractérisés par la proximité géographique, conditionnés par la croissance économique et la disponibilité des emplois au sud de la frontière et se concentrent au fil du temps vers des destinations où parents et amis se sont déjà installés et sont prêts à les accueillir. Deux éléments fondamentaux les distinguent néanmoins : la plus grande qualification des Canadiens anglais et leur ascension dans la hiérarchie sociale aux États-Unis et l’institutionnalisation de la culture canadienne-française.

3.1.3 L’identité canadienne-française par-delà les frontières québécoises : le rôle

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