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Chapitre 6 Reproduction familiale canadienne-française à Québec et à Manchester : économie

6.2 Économie et reproduction familiales : tendances de fécondité effective canadiennes-françaises

6.2.1 Fécondité effective selon les caractéristiques du mari

Au moment où la ville de Québec amorce un lent démarrage industriel, et ce, malgré les durs revers structurels et conjoncturels des années 1870, les comportements en matière de fécondité effective sont plus élevés chez les Canadiennes françaises mariées à des cols blancs (1,02) ainsi que chez celles mariées à des hommes dont l’emploi n’a pu être classifié (1,05) (Tableau 6.4). Celles-ci ont un nombre moyen de jeunes enfants plus élevé que la moyenne et se distinguent des femmes qui sont mariées soit à des petits entrepreneurs, à des ouvriers qualifiés ou à des ouvriers semi ou non qualifiés qui, dans l’ensemble, ont des comportements reproducteurs quasi identiques (entre 0,93 et 0,95).

À Manchester, les différences sont beaucoup plus marquées en 1880. D’abord, les Canadiennes françaises mariées à des ouvriers qualifiés ont une fécondité effective nettement plus élevée (1,09) que toutes les autres Canadiennes françaises. Elles se distinguent ainsi des femmes mariées à des cols blancs ou à des ouvriers semi ou non qualifiés (0,91 dans les deux cas) et tout particulièrement de celles mariées à des petits entrepreneurs locaux (0,74) qui sont celles qui ont le moins de jeunes enfants présents au sein de leur ménage. Néanmoins, il est à noter que très peu de femmes canadiennes-françaises sont, en 1880, mariées à des hommes qui composent l’élite professionnelle et marchande.

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Tableau 6.4 : Ratios enfants-femme canadienne-française âgée entre 15 et 49 ans et mariée au chef de ménage selon la catégorie socioprofessionnelle du mari, Manchester et Québec, 1880-81 et 1910- 11.

Manchester

1880 Québec 1881 Manchester 1910 Québec 1911

Ratios E-F Stand. Ratios E-F Stand. Ratios E-F Stand. Ratios E-F Stand. Cols blancs 1.04 0.91 1.10 1.02 0.84 0.83 1.05 1.00 Petits entrepreneurs 0.85 0.74 0.94 0.93 0.86 0.92 1.00 1.05 Fermiers -1 - 1.16 0.94 0.91 0.96 1.11 1.06 Ouvriers qualifiés 1.08 1.09 0.97 0.95 0.92 0.94 1.11 1.11

O. Semi ou non qualifiés 0.88 0.91 0.97 0.94 0.99 1.02 1.03 1.04

Indéterminé (+illisible) -1 - 1.05 1.05 0.93 0.89 1.01 1.03

Aucune occupation 0.68 0.82 0.42 0.39 0.53 0.69 0.71 0.84

Ensemble de la ville

(Pop. c.-f..) 0.90 0.91 0.98 0.95 0.93 0.95 1.02 1.06

1 Le nombre de femmes qui composent le dénominateur est inférieur à 25.

La standardisation des ratios enfants-femme a été effectuée selon une structure d’âge commune pour chacune des villes et des années étudiées. Sources : Recensement américain 1880, IPUMS, 100%; Recensement canadien 1881, PHSVQ, 100% ; Recensement américain 1910, IPUMS- Restricted Complete Count Data et CIEQ, 100%; Recensement canadien 1911, PHSVQ, 100%.

En 1910-11, les tendances en matière de fécondité différentielle selon l’occupation du mari sont tout à fait différentes. Bien que la fécondité effective des femmes mariées à des cols blancs à Québec soit relativement stable au cours de la période, elles ont, en 1911, le nombre moyen de jeunes enfants le plus faible, hormis celui des femmes dont le mari est sans emploi. Le niveau de fécondité effective chez les femmes mariées aux deux types d’ouvriers a considérablement augmenté au cours de la période, et ce, davantage chez ceux qui ont hérité de techniques et de savoir-faire artisanaux (qualifiés) que chez ceux dont l’occupation ne requiert que très peu de connaissance technique et d’expérience (semi ou non qualifiés). Cela conduit du coup à une différenciation marquée en matière de reproduction entre les deux catégories d’ouvriers (1,11 vs 1,04). La fécondité effective des femmes mariées à de petits entrepreneurs (1,05) et à des hommes dont l’emploi n’a pu être classifié (1,03) est quasi identique à celles des ouvriers semi ou non qualifiés (1,04) en plus d’être comparable à celle de l’ensemble de la population canadienne- française de la ville (1,06).

À Manchester, un renversement de tendance s’opère entre 1880 et 1910 chez les Canadiennes françaises mariées à des hommes appartenant aux deux catégories d’ouvriers. Plus élevée du côté des ouvriers qualifiés en 1880, la fécondité effective est désormais plus forte chez les épouses des ouvriers semi ou non

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qualifiés en 1910. Qui plus est, l’écart entre les femmes mariées à des petits entrepreneurs et celles mariées à des ouvriers, tous types confondus, s’est considérablement rétréci. La fécondité effective des femmes liées au commerce y est désormais similaire à celle des ouvriers qualifiés (0,92 vs 0,94). Par ailleurs, ce sont les femmes mariées à des cols blancs ou à des hommes dont l’occupation n’a pu être classifiée qui ont le plus petit nombre moyen de jeunes enfants présents à la maison.

Bien que leur nombre soit relativement restreint d’un recensement à l’autre136F

137 – temps et espaces

confondus – nous observons que les femmes dont le mari est sans emploi au moment du recensement ont une fécondité effective généralement beaucoup plus basse que la moyenne. Ces femmes, dont le principal pourvoyeur est inactif, peinent sans doute à joindre les deux bouts dans des contextes où l’économie familiale en milieu ouvrier repose sur une économie de subsistance et où la faiblesse des salaires féminins oblige à de nombreuses heures de travail salarié issu d’une seule occupation, mais bien souvent de la combinaison de plusieurs (Bradbury, 1995; Hareven et Langenbach, 1978). Plusieurs phénomènes, qui ne sont pas nécessairement mutuellement exclusifs d’ailleurs, tels que la volonté des femmes de limiter les naissances dans un tel contexte où la prise en charge de jeunes enfants est difficilement conciliable avec le travail salarié, la mortalité infantile des nourrissons et des jeunes enfants dont la mère est en emploi ainsi que la précarité de la santé de la mère dont les nombreuses heures de dur labeur entravent la possibilité de mener à terme certaines grossesses, conduisent sans doute à une aussi faible proportion de jeunes enfants survivants et présents au sein du ménage de ces femmes.

L’impact de l’industrialisation sur les comportements démographiques est certes indéniable, mais assurément pas uniforme et simple à circonscrire. L’avènement et la consolidation d’une classe de prolétaires urbains au tournant du XXe siècle est assurément l’un des facteurs déterminants dans les

changements de comportements de fécondité qui s’opèrent à l’échelle du Québec selon Gauvreau et Gossage (2001). Dans son analyse de la fécondité en Angleterre en 1911, Szreter (1996) met de l’avant l’impact déterminant du statut d’emploi en général et au sein d’une même catégorie socioprofessionnelle, ce que d’autres chercheurs ont également mis en évidence pour le Canada en 1901 et détaillé de façon très

137 C’est ici un exemple de la limite des sources transversales. Offrant un portrait de la population à un

moment précis, le recensement ne capte qu’une partie des phénomènes que nous qualifions de « courtes durées », comme le non emploi des hommes et, bien souvent, l’emploi des femmes. Les témoignages oraux colligés par Hareven et Langenbach (1978) mettent en évidence ce double phénomène sporadique et parfois cyclique au cours d’une vie. Ce phénomène est également décrit dans l’étude de Bradbury (1995) sur les

familles ouvrières de Montréal durant la seconde moitié du XIXe siècle. Ce phénomène n’est donc saisi que

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précise pour la ville de Québec (Marcoux et collab., 2008). De précédents travaux ont déjà illustré l’impact significatif du statut d’emploi notamment chez les cordonniers de la ville de Québec en 1901 (Marcoux et collab., 2008). Être la femme d’un employé (i.e. un salarié), d’un employeur ou d’un travailleur autonome semble donc être un facteur d’une grande importance auquel se rattachent les stratégies reproductives. Les recensements de 1910 et de 1911 permettent de circonscrire les modèles de fécondité effective selon le statut d’emploi du mari, c’est-à-dire selon le fait d’être un employé (salarié), un employeur (patron) et un travailleur autonome. La comparaison de la situation qui prévaut au sein des deux villes permet d’avancer deux constats qui confirment les principales conclusions des études citées précédemment. D’une part, il existe bel et bien des différentiels en matière de fécondité effective entre les différents statuts d’emploi déclarés par les maris des femmes retenues pour l’analyse. D’autre part, les modèles industriels des villes de Québec et de Manchester semblent induire des modèles d’économie familiale différents selon le statut d’emploi.

À Québec, les résultats vont dans le sens attendu et déjà mis en évidence par Marcoux et collab. (2008). Ils montrent que ce sont les Canadiennes françaises mariées à des patrons (seulement ou déclarant aussi travailler à leur compte137F) qui ont la fécondité effective la plus forte. À Manchester, au contraire, ce sont les femmes mariées à des employés qui sont dans cette situation.

Ce qui est similaire dans les deux milieux, c’est qu’un statut d’emploi se distingue des autres par un haut niveau de fécondité effective sans qu’il n’y ait de gradient entre les différents statuts d’emploi. C’est là sans doute l’un des constats fondamentaux de notre étude qui valide à la fois notre hypothèse basée sur le développement de modèles industriels distincts induisant des comportements reproducteurs spécifiques et justifie également une analyse poussée des modèles d’économie familiale en intégrant le rôle des femmes et des enfants en les contextualisant au sein de chacun des deux milieux. Cela nous lance sur la piste de la complexité de l’adaptation entre les modes de production et de reproduction au sein de laquelle s’insérera inévitablement la migration des populations canadiennes-françaises vers les centres industriels de la Nouvelle-Angleterre, dont Manchester est un exemple des plus probants.

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Tableau 6.5 : Ratios enfants-femme canadienne-française âgée entre 15 et 49 ans et mariée au chef de ménage selon le statut d’emploi du mari, Manchester et Québec, 1910-11.

Manchester 1910 Québec 1911

(a) (b)

Statut d'emploi1 Ratios

E-F Stand. Ratios E-F Stand.

(a) (b)

Employé Employé seulement 0.96 0.97 1.07 1.05

Patron Patron seulement 0.73 0.89 1.05 1.13

Travailleur

à son compte Travailleur à son compte seulement 0.87 0.89 1.01 1.07

Employé + Patron -2 -

Employé + ASC 0.88 0.77

Patron + ASC -2 -

Employé + Patron + ASC 0.91 0.97

ASC = À son compte

1 Pour plus de détails concernant les différences relatives aux informations sur le statut d’emploi entre les recensements américains et canadiens de

1910 et de 1911, nous référons le lecteur au chapitre 4.

2 Le nombre de femmes qui composent le dénominateur est inférieur à 25.

La standardisation des ratios enfants-femme a été effectuée selon une structure d’âge commune pour chacune des villes et des années étudiées. Sources : Recensement américain 1910, IPUMS-Restricted Complete Count Data et CIEQ, 100%; Recensement canadien 1911, PHSVQ, 100%.

En raffinant davantage l’analyse descriptive, c’est-à-dire en croisant la catégorie socioprofessionnelle et le statut d’emploi, nous observons que de manière générale, à Québec, les Canadiennes françaises mariées à des employeurs ont une fécondité effective plus élevée que celles mariées à des employés. Chez les cols blancs, les ouvriers qualifiés et les maris dont l’occupation n’a pu être classifiée, les femmes mariées à des patrons ont une fécondité effective plus forte que celles mariées à des hommes qui travaillent à leur compte. Seules celles qui sont mariées à des hommes qui sont de petits entrepreneurs ou à des ouvriers semi ou non qualifiés qui sont travailleurs autonomes ont des niveaux de fécondité effective plus élevée que celles qui sont mariées à des patrons (Annexe 8).

À Manchester, la faiblesse des effectifs des femmes mariées à des hommes qui se déclarent employeurs ou à leur compte ne permet pas de raffiner notre analyse davantage. La seule exception est la catégorie des petits entrepreneurs où leur nombre est réparti presque également au sein des trois statuts d’emploi. Au sein de ce groupe, les femmes les plus fécondes sont les épouses d’employés, suivi de près de celles mariées à un travailleur autonome. Conséquemment, nous statuons que la structure même de l’emploi chez

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les Canadiens français de Manchester est un déterminant globalement partagé qu’il convient de décortiquer un peu plus finement afin de saisir quels sont les différents modes de production qu’il induit. Dans ce contexte bien précis, la catégorie socioprofessionnelle est davantage une piste explicative à explorer et à articuler avec la contribution de l’ensemble des membres du ménage à l’économie domestique pour l’analyse des comportements reproducteurs. Alors qu’à Québec, le statut d’emploi, c’est-à-dire, le fait de s’inscrire dans un mode de production nécessitant l’embauche de personnel relève des conditions d’émergence du capitalisme industriel local et est articulé à un mode de reproduction où la demande d’enfants demeure élevée.

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