• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3 Québec et Manchester : au cœur du continent nord-américain

3.2 Vivre à Québec et vivre à Manchester

3.2.2 Manchester : berceau de l’industrialisation nord-américaine

Fondée en 1831 par des industriels bostonnais (The Boston Associates), la ville de Manchester (New Hampshire, États-Unis) naît et croît sous l’égide de l’Amoskeag Manufacturing Company. Elle est ainsi nommée d’après son homonyme anglaise qui est, à l’époque, reconnue mondialement pour être la plus grande ville industrielle. Tout comme la plupart des autres villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre, Manchester doit son emplacement géographique à la rivière Merrimack, puissante rivière aux abords de laquelle sont érigés les bâtiments industriels de l’Amoskeag Company, qui couvrent plus 15 000 acres de territoire, et tirent leur énergie de production de son pouvoir hydraulique.

Un important bassin de Canadiens français

Contrairement à Lowell, qui laissera sa marque en tant que « mill-girl city », la population de Manchester se diversifie dès les premières décennies de sa fondation. Les années 1850 sont marquées par une forte immigration irlandaise. En 1860, plus du quart de la population de Manchester, qui compte environ 20 000

85

habitants, est d’origine étrangère, dont la très grande majorité sont des Irlandais (3976) (Hareven et Langenbach, 1978). À cette date, 442 Canadiens français y habitent (Roby, 1996). À partir des années 1870, de plus en plus de Canadiens français choisissent de s’installer à Manchester. En 1880, ils sont 775362F

63 et, en 1900, pas moins de 23 000 (Roby, 1996). Tel que le soulignent Hareven et Langenbach

(1978) « The Amoskeag Company, like other New England companies, soon concluded that the French

Canadians were the ideal labor force and proceeded to recruit them systematically » (1978 : 19). Ainsi, non

seulement étaient-ils embauchés, mais des agents recrutaient jusque dans les campagnes québécoises cette force de travail « exceptionnelle ». Traversée par la voie ferrée qui relie Montréal et Boston, Manchester jouissait d’un avantage considérable relativement à l’attrait de la main-d'œuvre canadienne- française à qui l’on faisait miroiter des conditions et des opportunités à faire rêver… (Hareven et Langenbach, 1978).

Au début du XXe siècle, Manchester a donc la troisième plus grande concentration numérique de Canadiens français en Nouvelle-Angleterre, tout juste après Fall River (33 000) et Lowell (24 800) (Roby, 1996). En 1910, les Canadiens français sont plus de 23 000 à être recensés à Manchester. Ils représentent pas moins de 3863F

64% des habitants de la ville et 35% des employés de l’Amoskeag Manufacturing Company (Hareven

et Langenbach, 1978).

Une communauté en plein enracinement

La concentration numérique favorise le développement de l’une des communautés canadiennes-françaises les plus vivantes et dynamiques de la Nouvelle-Angleterre. Plusieurs associations, telle que l’Association Canado-américaine (ACA) fondée en 1896, et des journaux canadiens-français, dont l’Avenir national, l’un des plus importants de la Nouvelle-Angleterre, y avaient pignon sur rue (Weil, 1989). En 1871, la première paroisse canadienne-française est fondée à Manchester par l’abbé Joseph-Augustin Chevalier (paroisse St-

63 Ce sont ici les nombres avancés par R. Vicero (1968). Nos propres estimations réalisées à partir des

microdonnées de recensement de 1880 nous conduisent à un nombre légèrement supérieur, soit 7807 Canadiens français. Pour plus de détail sur l’identification des Canadiens français dans le recensement américain de 1880, nous référons le lecteur à l’annexe 1.

64 Ce sont ici les chiffres avancés par T. Hareven (1982). Nos propres estimations réalisées à partir des

microdonnées de recensement de 1910 nous conduisent à une proportion quelque peu inférieure, soit 33,5%.

86

Augustin). Dix ans plus tard, cet homme fonde la première école paroissiale nationale du New Hampshire. La communauté canadienne-française compte alors plus de 7 800 individus.

En 1909, ce ne sont pas moins de 25 paroisses nationales qui y sont érigées, la plupart avec leur église et leur école. Ainsi, 36 écoles paroissiales forment les petites ouailles de l’épiscopat catholique (anglophone et francophone)64F

65, dont 19 écoles sont strictement canadiennes-françaises (Weil, 1989). Ainsi se veut la

mission première d’une paroisse catholique en Nouvelle-Angleterre : assurer l’éducation catholique aux enfants. Elle vise, par le biais de la fondation d’écoles canadiennes-françaises, le maintien de la langue (et conséquemment de la foi, la langue gardienne de la foi) et de la culture canadienne-française (Chartier, 1990)65F

66.

Les Canadiens français de Manchester vivent dans l’un des principaux piliers du fait canadien-français dans la région durant les premières décennies du XXe siècle

66F

67. Hareven et Langenbach (1978) y réalisèrent l’une

des plus vastes enquêtes de terrain et concluent que :

Manchester was exceptional, however, in the size and cohesion of the French-Canadian community that developed on its West Side from the late nineteenth century. Even today, this section of the city is often referred to as Little Canada (Hareven et Langenbach, 1978 : 19- 20).

65 Les écoles paroissiales catholiques sont l’objet de virulents débats sur la place du français et de l’anglais

dans l’enseignement (Poteet et Normandeau, 1990). Ainsi, les écoles dites nationales canadiennes- françaises dispensent la majorité de l’enseignement en français. Ce débat, qui occupe un grand espace dans la sphère publique par le biais de nombreuses Conventions, nationales et d’état, n’est pas sans rappeler celui qui fait rage à la même époque en Ontario (Gaffield, 1991).

66 Non seulement l’école paroissiale a-t-elle pour mission de devenir « un coin du Canada transporté dans la

paroisse » et de « sauvegarder la nationalité, les coutumes familiales [et] les vertus domestiques » (Chartier, 1990 : 17; Chartier y cite notamment l’Abbé Hormidas Hamelin, Notre-Dame-des-Sept-Douleurs

ou Une paroisse franco-américaine, Montréal, Arbour et Dupont, 1916 ainsi que P. Jean-Dominique

Brosseau, Cinquante années d’activité paroissiale : Sainte-Anne de Fall River, Mass. 1869-1919, s.l., s.é., s.d., p.79.) mais surtout elle est érigée de manière à créer un rempart, ou encore une citadelle pour reprendre l’expression de Hamon (1891), contre la neutralité religieuse des écoles publiques américaines dont on craint les ramifications protestantes (Chartier, 1990). Comme l’ensemble des institutions canadiennes-françaises, la vocation de l’école paroissiale se transforme lentement au fil des décennies, si bien que l’anglais y est enseigné, à la demande de l’élite « non-cléricale » notamment, et que la formation qui y est dispensée vise ultimement à permettre aux Canadiens français d’atteindre les niveaux d’éducation supérieure aux États-Unis plutôt qu’au Québec (Poteet et Normandeau, 1990).

67 Brault (1990) mentionne qu’au milieu des années 1910, ce sont environ 45% des paroisses nationales de

la Nouvelle-Angleterre qui sont dotées d’une école paroissiale. Avec 19 écoles érigées parmi 25 paroisses, ce taux est de 76% à Manchester.

87

Le Petit Canada de Manchester est ainsi l’un des plus vivants et dynamiques de tous les quartiers canadiens-français de la Nouvelle-Angleterre auxquels on accole cette épithète.

« L’Amoskeag, c’est Manchester et Manchester c’est l’Amoskeag »

Tirée de l’une des entrevues réalisées par Hareven et Langenbach (1978), cette phrase illustre bien la structure et l’organisation sociale de la ville. Avec plus de 17 000 employés, dont la moitié sont des femmes, l’Amoskeag Company n’est rien de moins que la plus grande usine de textile au monde (Hareven, 1982). À elle seule, elle emploie les deux tiers de tous les travailleurs de la ville. En plus d’intégrer une communauté fortement institutionnalisée, les nouveaux arrivants Canadiens français trouvent de « l’ouvrage » très facilement au tournant du XXe siècle.

À l’instar de Lowell au Massachusetts, fondée deux décennies auparavant, Manchester se caractérise par le « corporate paternalism » de l’Amoskeag Company. Toutes les facettes de la vie de ses habitants sont rythmées par la cadence de cette industrie et la philosophie de ses dirigeants. L’organisation du travail, le logement, les œuvres de charité, la piété religieuse et même la vie après « les heures de travail », soit les loisirs, en sont des exemples (Hareven et Langenbach, 1978). Dans l’esprit de ses fondateurs, la « nouvelle » Manchester doit démontrer que le mode de production industrielle repose sur des bases morales et éducationnelles qui mènent au progrès social, ce dont les grands centres industriels anglais, dont principalement Manchester (G.-B.), ne témoignent guère à l’époque.

À l’apogée de son succès, aux alentours des années 1900, les réseaux informels étaient des vecteurs importants des relations de travail et de l’embauche au sein de l’Amoskeag Company à Manchester. Le réseau de parenté agit d’abord comme une agence de placement. Ensuite, ce réseau permet un apprentissage rapide et une intégration efficace, notamment en matière linguistique, au sein de l’usine. Ce qui avantage à la fois le travailleur, le contremaître et l’employeur. Il permet également une certaine sécurité physique et morale, notamment pour les jeunes filles, et d’emploi. Les exemples sont nombreux dans l’ouvrage de T. Hareven (1982) où sont cités en exemples des cas d’entraide pour atteindre les quotas de production individuelle ou de petits mensonges de la part d’un parent pour éviter un congédiement pour un retard ou tout autre motif.

88

À partir de 1910-11, l’organisation dite scientifique du travail en usine, allant des procédés de gestion et d’administration aux innovations techniques, marque néanmoins la fin de l’hégémonie de ces réseaux, tel que l’illustre Hareven (1982) dans le cas de l’Amoskeag Company68. C’est l’époque où éclatent de

nombreux conflits ouvriers, marqués par la syndicalisation et les nombreuses grèves, et difficultés que rencontre l’industrie du textile face à la concurrence qui se développe au sud. C’est également l’époque où le travail féminin est de moins en moins en demande, compte tenu des tâches de plus en plus exigeantes physiquement, et où le travail des enfants tend à être enrayé, d’abord chez les 10 à 14 ans puis chez les 14 à 16 ans (Roby, 2000). L’usine ferme définitivement ses portes en 1936.

Entre 1880 et 1910, Manchester est sans contredit la pierre angulaire du fait canadien-français de Nouvelle- Angleterre en plus d’être l’un des plus grands centres industriels à l’échelle mondiale.

Conclusion

Les périodes de changement dans l’histoire ont souvent démontré être issues de périodes de tensions et de conflits. Bien des théoriciens en sciences sociales voient dans le conflit la source même du changement social. A.-F. Praz (2005) postule que les modifications des fonctions de l’enfant, à l’origine de la réduction généralisée de la fécondité, sont issues d’un conflit opposant une morale familiale traditionnelle, dont le fondement repose sur la survie économique des ménages faisant une large place à la contribution enfantine, et la morale des élites, laquelle érige en modèle l’instruction généralisée comme porte étendard de la réussite individuelle et de la prospérité collective. Cette polarisation entre les deux types de discours a été également étayée dans le cas du Québec par M.-M. Giroux (2014) à travers une analyse de la perception du travail des enfants au tournant du XXe siècle. Selon T. Hareven (1993), ce conflit prend la

forme générale d’une distanciation entre les aspirations familiales et celles individuelles qui se traduit par une mutation des rapports familiaux. Ce constat est également corroboré par S. Beaudreau et Y. Frenette (1993) dans leur étude des stratégies familiales francophones en Nouvelle-Angleterre. Il n’en demeure pas

68 Selon Weil (1989), les réseaux familiaux et de proximité jouent un rôle capital dans la majorité des

usines de textile de la Nouvelle-Angleterre. Seule l’Amoskeag Company entreprend, au début des années 1910, le procédé de rationalisation de la gestion des travailleurs.

89

moins qu’au sein de la classe ouvrière, les rapports entre individus demeurent largement tributaires de l’économie familiale68F

69.

Ainsi, ces tensions familiales, que ce soit entre la scolarisation et la contribution des enfants au bien-être du ménage (sous forme rémunérée ou d’aide domestique) lorsqu’ils sont encore relativement jeunes ou entre le désir d’émancipation et la contrainte de contribuer à l’économie familiale chez les enfants devenus adultes, émergent dans un contexte de transformations économiques et sociales majeures qui bouleversent l’ensemble des rapports sociaux durant le dernier tiers du XIXe siècle. Les contraintes et les opportunités,

que l’on pense à un départ plus ou moins hâtif du foyer parental assorti d’un mariage et d’une entrée dans la vie reproductive ou aux législations limitant le travail des enfants dans les usines, sont autant d’exemples qui balisent les décisions en matière de reproduction. Certaines ont un impact sur les décisions en matière de fécondité à court terme, d’autres à long terme. On sait désormais, grâce à l’approche des parcours de vie, qu’une famille n’ayant que de très jeunes enfants n’en retire que très peu de bénéfice, mais peut, à moyen et à long terme, espérer pouvoir compter sur un entourage qui agira comme filet économique et social, dans un contexte où la famille est le seul rempart contre les aléas de la vie.

Notre analyse des comportements reproducteurs canadiens-français vise conséquemment à mettre en évidence la modulation et les variations à travers le temps et l’espace en focalisant sur l’unité d’analyse qu’est le ménage de manière à faire le pont entre les comportements des individus et leur contexte environnant.

Dans le quatrième et prochain chapitre, nous présentons les questions et les hypothèses spécifiques de recherche élaborées à partir des éléments présentés ci-haut et dans les deux chapitres précédents (problématique et éléments conceptuels). Aussi, nous détaillons tous les aspects méthodologiques liés au développement de cette thèse.

69 Nous reprenons ici le constat que font Gauvreau et collab. (2007b) à partir de plusieurs études réalisées

sur les populations urbaines nord-américaines et européennes du XIXe siècle. Les auteures citent

notamment les travaux de B. Bradbury (1995), M. Anderson (1976), de S. J. Kleinberg (2005) et de G. Alter (1988).

90

Chapitre 4 Questions, hypothèses et

Outline

Documents relatifs