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Chapitre 3 Québec et Manchester : au cœur du continent nord-américain

3.2 Vivre à Québec et vivre à Manchester

3.2.1 Québec : berceau de l’Amérique française

Le territoire de la ville de Québec a une histoire et une topographie unique. Fondée en 1608 par Samuel de Champlain, le site fut choisi pour ses atouts naturels : bercé par le fleuve St-Laurent et la rivière St-Charles et entouré d’une falaise, le cap Diamant, c’est un site facile à défendre, au départ, et dont la situation géographique privilégiée favorise la concentration des activités portuaires et l’essor économique.

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Tirant grandement profit de son accès au fleuve St-Laurent, l’économie capitaliste de la ville repose sur le commerce du bois et sur la construction navale jusqu’au milieu du XIXe siècle. Ces deux industries sont

fortement ébranlées par l’abolition des tarifs préférentiels de la Grande-Bretagne et par le développement de nouvelles techniques de construction des navires (fonctionnant désormais à la vapeur). Ces deux facteurs obligent l’économie de la ville à se reconvertir (Drouin, 2001). Qui plus est, la ville de Québec perd graduellement le monopole des activités portuaires de l’ensemble de la province à partir de 1853 à partir du moment où le fleuve devient navigable en amont. Elle voit ainsi Montréal lui ravir le statut de premier port en importance (Drouin, 2001). Jusqu’au moment où la ville devient reliée au chemin de fer, soit en 1879, l’économie de la ville a du mal à se mettre au diapason de l’économie québécoise (provinciale) et canadienne (nationale). Ironiquement, comme le soulignent Vallières et collab. (2008), c’est, entre autres choses, la position géographique de Québec qui ralentit son essor industriel. Contrairement aux centres industriels de la Nouvelle-Angleterre, Québec ne jouit pas de la proximité de site hydraulique pour générer l’énergie nécessaire à l’industrie. La rivière St-Charles qui sillonne son territoire a un débit beaucoup trop faible et les chutes que l’on retrouve aux abords de la ville (Montmorency et Chaudière) sont malgré tout trop éloignées.

En 1881, la ville de Québec, la seconde en importance au Québec après Montréal, compte 62 000 habitants. Trente ans plus tard, elle en compte 78 600. Bien qu’elle soit la deuxième ville en importance, deux caractéristiques notables la distinguent de Montréal58F

59 : l’essor industriel y est plutôt lent et sa

croissance démographique est faible.

Essor et consolidation industrielle

Au cours des trois dernières décennies du XIXe siècle se met lentement en place une économie de type

industriel à Québec menant à l’abandon des méthodes de production artisanale qui, pendant de nombreuses décennies, ont été la pierre angulaire de l’économie de la ville. Après qu’une dure crise économique, au début des années 1870, ait considérablement ralenti le rythme de l’économie de la ville et

59 La conjoncture favorisant l’essor de Montréal et la relative stagnation de Québec est

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causé de nombreuses faillites, la ville de Québec adopte le rythme de la manufacture (Courville, 2001; Vallières et collab., 2008).

L’industrie du textile et de la chaussure deviennent les principaux moteurs de l’économie de la ville59F

60. Tout

comme pour l’ensemble de la province de Québec, l’économie de la ville de Québec repose sur une industrie légère, plutôt que sur l’industrie lourde, et repose sur l’établissement de petits et moyens lieux de production, dont l’ancrage se trouve dans une longue tradition d’un savoir-faire artisanal dans le domaine de la chaussure et dans l’approvisionnement local en peaux. Cela génère une manne d’emplois pour une main-d’œuvre abondante et bon marché à la fois issue de l’immigration des campagnes environnantes et de la main d’œuvre qui ne trouve plus d’emploi dans le secteur du commerce du bois et de la construction navale qui périclite.

En 1851, aucun établissement manufacturier n’est recensé. La production de chaussures est à totalement artisanale (Courville, 2001). Tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle, les artisans du cuir sont de

moins en moins nombreux à travailler dans de petits établissements de production, que sont les boutiques d’artisans, et travaillent désormais en manufactures de 50, 100 voire 250 employés. Les secteurs de la chaussure et du textile emploient, en 1901, environ 70% de la main-d’œuvre salariée, composée d’hommes et de femmes, résidant à Québec (Courville, 2001). Si l’on ne tient compte que du secteur de la chaussure et du cuir, cela représente tout de même 50% de la main-d’œuvre (Vallières et collab., 2008). La décomposition des tâches et l’utilisation des machines augmentent le rythme de production de 60 à 80 fois par rapport à la production artisanale, permettant ainsi de fournir à la demande croissante. Ces procédés de production avant-gardistes furent introduits à Québec dans les années 1870, notamment par Guillaume Bresse et les frères Georges et Louis Côté qui trouvèrent dans les industries du Massachusetts des exemples très prometteurs (Vallières et collab., 2008).

Ce passage d’une économie de type artisanal à une économie de type industriel est caractérisé par l’émergence du travail de plus en plus mécanisé et décomposé. Les patrons sont davantage à la recherche

60 La chaussure et le textile sont les deux principales industries que l’on rencontre à Québec à partir de

1871. D’autres types d’industrie telles que celles du cuir en général, des métaux, de la construction navale, de l’imprimerie, de la reliure, du travail du bois, de l’alimentation, du matériel de transport et du commerce de détail se taillent également une place au sein de l’économie de la ville de Québec à cette époque. Pour plus de détails, voir Courville (2001).

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de travailleurs non qualifiés capables d’exécuter des tâches simples et répétitives tout en exigeant en échange qu’une bien petite somme d’argent. Bien que ces nombreuses manufactures créent de l’emploi pour la population ouvrière de la ville, il n’en demeure pas moins que les salaires et les conditions de travail font en sorte que la subsistance de ces ménages ouvriers est généralement des plus précaires. En témoigne ce passage tiré de l’ouvrage de Hare et collab. (1987) portant sur l’histoire de la ville de Québec :

Le manque de stabilité dans l’emploi et le peu de protection des ouvriers par rapport aux patrons placent une proportion importante des Québécois dans une situation de pauvreté relative. Comment un ouvrier peut-il vivre et élever une famille avec les maigres salaires de l’époque? Un journalier travaillant 20 jours par mois ne peut gagner plus de 12-13 livres par an, et même l’achat quotidien d’un pain lui coûte presque 40% de son salaire. (Hare et collab., 1987 : 202-203).

L’ensemble de la main-d’œuvre ouvrière est touchée par le chômage saisonnier auquel s’ajoute le chômage conjoncturel, c’est-à-dire le chômage lié aux fluctuations de l’économie. Lors de ces périodes de chômage, non seulement les ouvriers et ouvrières qui ont perdu leur emploi subissent les contrecoups des fluctuations économiques, mais il en va de même pour l’ensemble des ouvriers qui, par la diminution des salaires qu’engendre cette augmentation de la main-d’œuvre disponible, écopent de l’insatiable volonté de profit des patrons. Bien peu de familles ouvrières disposent d’un revenu régulier.

À cette époque, les ouvriers manifestent néanmoins leur mécontentement face aux conditions de travail qui sont leurs. Plusieurs grèves et conflits reflètent les tensions existant entre ouvriers et patrons, mais surtout témoignent d’une certaine prise de conscience initiée par la classe ouvrière. Malgré tout, avant que les choses ne bougent et avant qu’il n’y ait amélioration tant des conditions de travail que des salaires, il faudra bien des grèves, des luttes, des manifestations et malheureusement des morts (Hare et collab., 1987).

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Faible croissance démographique et franco-canadianisation de la population

L’absence d’une croissance démographique soutenue, telle que celle que connaissent notamment les villes de Montréal et de Manchester par exemple, ne signifie pas pour autant que la composition de la population stagne. Les véritables mutations qui se sont opérées au sein de la population de la ville de Québec ne peuvent être saisies par l’observation de l’évolution démographique en général. Seule l’analyse comparative des différents sous-groupes rend compte des véritables transformations qui eurent lieu durant la seconde moitié du XIXe siècle. St-Hilaire et Marcoux (2001) ont mis en évidence que durant le dernier tiers du XIXe

siècle, les flux migratoires, intrants et extrants, étaient soutenus60F

61. Sous cette apparente stagnation des

effectifs se dissimule le renouvellement de la population de la ville. D’une part, les Canadiens français s’installent en ville en provenance des campagnes environnantes. D’autre part, les Anglophones, les Protestants et les Irlandais, quittent massivement la ville suite au déclin de l’industrie navale et du commerce du bois et suite au déplacement de la capitale vers Ottawa. De plus, la garnison britannique quitte Québec en 1871, ce qui a pour effet d’entraîner une réduction des effectifs de la population anglophone de Québec tout en aggravant considérablement le ralentissement économique que connaît la ville à cette époque (Hare et collab., 1987).

Ces départs massifs des Anglophones, britanniques et irlandais, comblés quasi uniquement par l’arrivée des Franco-catholiques, provenant essentiellement des campagnes environnantes, ont conduit à l’homogénéisation culturelle de la ville (St-Hilaire et Marcoux, 2001; Hare et collab., 1987). Selon les données censitaires, la proportion de la population canadienne-française croît constamment entre 1851 et 1911 passant de 56,6% en 1851, à 72,8% en 1881 et à 85,5% en 1911.

Québec prend alors un visage de plus en plus singulier, bien que demeurent quelques cellules irlandaises et britanniques dont la segmentation économique, culturelle et spatiale devient davantage marquée au fil des années.

61 Le renouvellement de la population est associé à l’un des deux phénomènes les plus marquants du XIXe

selon M. Katz (1975), soit la mobilité (transiency). Ce phénomène est également observé à Lewiston

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Au début du XXe siècle, la ville se divise principalement en trois sections : la haute-ville, la basse-ville et la

vallée de la St-Charles. Les différents quartiers qui la composent sont d’abord issus de la pointe est de la ville et au fil des décennies de nouveaux quartiers s’annexent à l’ouest. C’est dans la vallée de la St- Charles que l’industrie, principalement celles du textile et de la chaussure s’implantent durant le dernier tiers du XIXe siècle étant donné la concentration locale de la population ce qui assure une main-d’œuvre abondante à proximité, notamment avec le déclin de l’offre d’emploi des chantiers navals (Courville, 2001). Qui plus est, les tanneries et les cordonneries y sont déjà établies depuis moult décennies. Ainsi, les différents groupes socioprofessionnels occupent un espace bien défini, et ce, de manière stable entre 1871 et 1911 (Lanouette, 2006; Harton et collab., 2015).

À chacun son quartier, à chacun son quotidien! Du côté des Franco-catholiques, qui résident essentiellement dans les quartiers industriels et ouvriers de St-Roch, St-Jean et St-Sauveur, l’accroissement de leurs effectifs de population fait considérablement augmenter la densité de population au sein de leurs espaces de résidence. En 1901, les quartiers St-Roch et St-Sauveur à eux seuls abritent près de 60% de la population de la ville de Québec (St-Hilaire et Drouin, 2001). Et comme le mentionnent Vallières et collab. (2008) :

Les manufacturiers, les commerçants, les ouvriers et autres employés [du secteur de la chaussure] vivent et travaillent dans le même secteur de la ville, se côtoyant dans leurs déplacements vers le travail et les commerces et services de la rue Saint-Joseph. (2008 : 1156)

Cette expansion démographique concentrée en de relativement petits espaces et s’opérant dans un contexte de restructuration économique accentue les problèmes urbains liés à l’accroissement des densités, à l’insuffisance des infrastructures sanitaires, aux problèmes de circulation et de communication entre les différentes parties de la ville, et ce principalement entre la haute et la basse ville (St-Hilaire et Drouin, 2001). Dans un contexte où le risque de propagation de maladies contagieuses se trouve accentué par une multitude de facteurs, épidémies et mortalité s’en trouvent également rehaussées. Ainsi à Québec, durant les trois dernières décennies du XIXe siècle, le taux de mortalité augmente passant de 28,4‰ à

33,7‰ (St-Hilaire et Marcoux, 2001). Ces hauts taux de mortalité générale tout comme les différences observées en matière de mortalité infantile entre les différents quartiers (Gagné, 2004), notamment entre la

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haute-ville et la basse-ville en 1901, ont sans doute persisté jusqu’en 191161F

62. Et pour cause : le

développement croissant des quartiers ouvriers et la précarité économique qui y régnait donnaient lieu à de piètres conditions de vie chez les ouvriers du cuir telles que décrites par Thivierge (1981). À cela s’ajoute l’écoulement des égouts de la haute-ville à travers la basse-ville afin de terminer leur course dans le cours de la rivière St-Charles. Enfin, à l’échelle de la province, et notamment à Montréal, la chloration de l’eau, la pasteurisation du lait et les programmes de puéricultures telles que Les Gouttes de lait ne sont mis en place qu’à compter des décennies des années 1910 et 1920 (Linteau et collab.,1989).

La population canadienne-française de la ville de Québec, loin de constituer un groupe enraciné de génération en génération au sein de la ville, forme une société affectée de nombreux changements structurels auxquels elle a dû s’adapter entre les années 1880 et 1910.

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