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Chapitre 2 Théories et concepts pour l’analyse de la fécondité

2.3 Les approches institutionnelles : le développement de modèles explicatifs complexes

2.3.3 L’économie familiale

En réfutant l’idée que puisse se déployer une logique coûts-bénéfices universellement partagée au sein des familles, le paradigme de l’économie politique met en évidence l’articulation des conditions économiques, des institutions politiques, des facteurs culturels et des comportements démographiques. L’articulation, tout comme la reproduction, est propre aux individus, et non aux institutions. Ce sont les rapports sociaux que tissent les individus qui deviennent le sujet de l’analyse.

À partir des années 1980, c’est-à-dire après la publication de l’ouvrage phare de Louise Tilly et Joan Scott

Women, Work, and Familiy en 1978, la réflexion autour des mécanismes entourant les comportements de

fécondité fut investie par des chercheur-e-s dont les travaux d’inspiration féministe ont mis de l’avant les enjeux de pouvoir de genre et générationnel entre les individus. Ceux-ci se déploient dans la société en général, mais surtout au sein des familles. La famille est considérée comme une institution comme les autres. La cellule familiale est lieu de rencontre d’intérêts parfois convergents, mais très souvent divergents, entre les hommes, les femmes et les enfants, dont la résultante est fortement teintée par les rapports sociaux de genre et intergénérationnel asymétriques. Elle est le lieu de relations de pouvoir, de tensions et de conflits et qui, selon les tenants du paradigme de l’économie familiale, sont les réels déterminants proches des comportements démographiques. Ainsi, quelques articles comme « Of Patriarchy Born : The Political Economy of Fertility Decisions » (1983) et « Who Pay for the Kids » (1992) de Nancy Folbre ainsi que « Where Woman Present at the Demographic Transition? […] de Alison MacKinnon (1995), dont les titres à eux seuls résument bien près de 40 ans de recherche affranchie de la fameuse « boîte noire » qui recouvrait le concept de la famille, ont jeté les bases d’une conception renouvelée de la famille dans le champ des études de la reproduction. L’ensemble de ces travaux rejettent totalement la conception de la famille en tant qu’unité harmonieuse au sein de laquelle les intérêts de toutes et de tous sont considérés de manière uniforme. Il y existe des enjeux de pouvoir tracés aux frontières du genre et des générations. Comme le mentionne Folbre (Moch et collab., 1987) ces relations de pouvoirs ne peuvent ni être purement qualifiées de conflictuelles ni de complètement altruistes. En ce sens, l’expression consacrée à la fois par L.

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Tilly (Moch et collab., 1987) et par Porter Benson (2007) nous semble être des plus justes lorsqu’elles évoquent la notion de «cooperative conflict»35F

36. Comme le souligne Folbre, les sources de tensions et de

conflits sont multiples :

The point, however, is this : family strategies do not merely reflect tensions between individual interests and group interests (although this tension is intrinsic to any cooperative strategy) : they also reflect tensions between the different groups to which individuals belong – those based on age and gender as well as family and class. (Moch et collab., 1987 : 116)

Néanmoins, dans un système économique, politique et social dominé par le patriarcat, situation qui prévaut au Canada et aux États-Unis au tournant du XXe siècle, femmes et enfants ont des statuts et des rôles

subordonnés à ceux des hommes, c’est-à-dire à leur père, à leur mari, à leur patron, à leur curé, à leur fils, à leur frère ainé, etc.. Qui plus est, les relations de pouvoir ne sont pas statiques et sont multidimensionnelles (Moch et collab., 1987). Elles sont également circonstancielles : elles dépendent de la composition de la famille et du ménage et des actions individuelles des autres membres (Moch et collab., 1987). Elles se modifient au cours d’une vie, mais demeurent toujours malgré tout sous le joug du patriarcat36F

37.

Le concept d’économie familiale est donc une notion centrale à toute étude visant « à mieux comprendre le travail des femmes et les modèles de reproduction » (Bradbury, 1995 : 17) dans un contexte où la division sexuelle du travail est omniprésente tout en étant à la fois complémentaire et inégalement répartie au sein du noyau familial. En contexte d’industrialisation, la subsistance du noyau familial relève de la division sexuelle du travail, tel qu’il fut le cas au sein des sociétés préindustrielles et agricoles, qui repose sur une « combinaison de travail salarié et d’une multitude d’autres formes de travail – stratégies d’épargne et tâches productrices d’un revenu – […] » (Bradbury, 1995 : 14). Scott et Tilly (1978) pensent également le ménage comme une unité où s’équilibrent – ou du moins qui vise à équilibrer - « les ressources, le labeur et la consommation » (1978 : 28). La composition du ménage et la subsistance de ce dernier sont interdépendantes. Or, l’équilibre entre la composition du ménage et les ressources dont il dispose ne peut être atteint que par une gestion quotidienne des ressources tant matérielles qu’humaines. Les femmes, et

36 Idée que l’on retrouve également sous la plume de Amartya Sen (1983) et de Yukari Takai (2008).

37 Pour une brillante illustration - ficelée avec un doigté exceptionnel - de l’omniprésence de l’idéologie

patriarcale dans la vie des femmes au XIXe, consulter l’ouvrage Wife to Widow : Lives, Laws, and Politics

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les filles, sont situées en amont et en aval du cycle de production – consommation et c’est ce qui doit être mis en évidence pour ensuite cerner l’articulation entre la production et la reproduction. Ce sont en très grande partie elles qui élaborent les moyens et les stratégies de subsistance au sein de l’économie domestique qui, elle, repose sur l’apport, ou le manque à gagner, d’autre(s) membres du ménage (Scott et Tilly, 1978; Bradbury, 1995; Porter Benson, 2007). Par ailleurs, ce sont les femmes et les filles également qui sont discriminées en matière de consommation, que ce soit en matière de biens tel qu’illustré dans le contexte du XIXe siècle montréalais (Bradbury, 1995) ou américain de l’entre-deux-guerres (Porter Benson,

2007), ou de prestation de service, comme l’exemple suisse en matière de scolarisation (Praz, 2005).

Les études portant sur les conditions de vie de la classe ouvrière mettent l’accent sur le fait que le salaire d’un seul ouvrier rendait la survie du ménage très précaire (Hareven, 1982; Bradbury, 1995; Olson et Thornton, 2011). Pour qu’un ménage ouvrier souffre le moins possible de la précarité et de l’instabilité, il fallait que deux ou trois membres rapportent des revenus en la demeure. L’économie familiale fait en ce sens référence à la mise en commun d’une force de travail salarié qui rapporte à l’ensemble – quoique de manière inégale - des membres du ménage. Or, cette économie familiale au XIXe siècle repose tout autant

sur la mise en commun d’une force de travail non salarié et essentielle à l’ensemble du ménage. Bradbury (1995) démontre que dans le contexte montréalais de la seconde moitié du XIXe siècle, les tâches

domestiques étaient si lourdes qu’elles ne pouvaient être accomplies par une seule femme. C’est ainsi que dès qu’elles en sont capables, les filles aident leur mère. Ces deux facettes de l’économie familiale de la classe ouvrière, au sein de laquelle, d’un côté, la faiblesse du levier économique familial reposant sur des bas salaires nécessite un apport pécuniaire collectif pour assurer le minimum en matière de consommation et de subsistance et, de l’autre côté, ne permet pas de dispenser les femmes de leurs tâches domestiques par l’achat prestation de services. Dans un tel contexte, une forte demande de main-d’œuvre est nécessaire tant pour amasser suffisamment d’argent que pour vaquer à l’ensemble des tâches indispensables à la subsistance du ménage.

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