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Chapitre 3 Québec et Manchester : au cœur du continent nord-américain

3.1 De part et d’autre de la frontière : des sociétés en mouvement

3.1.3 L’identité canadienne-française par-delà les frontières québécoises : le rôle des institutions

Cette dispersion de la population d’origine canadienne-française a également lieu au Canada. Ainsi, on retrouve des communautés canadiennes-françaises bien sûr au Québec, mais également dans l’Ouest (20 000), en Ontario (75 000) et dans les provinces maritimes (88 000)46F

47. À la suite des tumultes des Rébellions

de 1837, dont les suites sont souvent symbolisées par le rapport Durham qui prônait l’assimilation des Canadiens français au sein d’un Canada anglophone, une identité proprement canadienne-française reposant sur des assises culturelles – donc transcendant les frontières – se met en place (Dumont, 1997; 1993). Les fondements de cette identité sont la langue et la religion et seront véhiculés par ce que d’aucuns ont nommé l’idéologie de la Survivance qui sera galvanisée par la Confédération de 186747F

48 et l’émigration

47 Ces chiffres sont de 1867 pour l’Acadie (Dumont, 1997), de 1871 pour l’Ontario (recensement fédéral

canadien 1871) et de 1870 pour l’Ouest canadien (Dumont 1997).

48 La Confédération prend naissance avec l’Acte de l’Amérique du Nord britannique qui est à l’origine

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massive des leurs vers les États-Unis. Qui plus est, l’Église profite bien des instabilités politiques depuis l’Acte d’Union de 1840 et offre un encadrement à la fois idéologique et concret aux individus. Là où le sentiment politique n’est plus, le nationalisme clérical prend le relai (Lacombe, 2010). Là où les institutions connaissent de profondes mutations (abolition du régime seigneurial, réforme du Code civil, réforme de l’éducation), le clergé étend ses ramifications à travers plusieurs institutions (paroisses, écoles, églises, etc.). En témoigne le fait que les effectifs cléricaux augmentent deux fois plus vite que la population et la prolifération des associations catholiques comme les dames de Sainte-Anne, enfants de Marie, ligues du Sacré-Cœur, société Saint-Jean-Baptiste, etc. (Frenette, 1998).

Ce grand ensemble que représente le Canada français est, dans son ensemble, à l’origine des migrations vers le sud. Bien que la majorité provienne du Québec, bon nombre de Canadiens français de l’Ouest, de l’Ontario et des provinces maritimes embrassent le mouvement et gonflent les rangs des communautés catholiques et françaises qui s’enracinent en Nouvelle-Angleterre (Ramirez, 2003). Ces « Petits Canadas » étaient implantés dans les principaux centres industriels situés en périphérie de Boston. Bien qu’ils représentent environ 10% de la population totale de la Nouvelle-Angleterre, la formation de communautés typiquement canadiennes-françaises est un trait caractéristique important de leur implantation aux États- Unis (Ramirez, 2003; Roby, 2000; Hareven et Langenbach, 1978). Leur concentration y est parfois impressionnante : au tournant du XXe siècle, ils sont majoritaires à Suncook (60%) ainsi qu’à Woonsocket

(60%) et fortement minoritaires dans plusieurs autres villes, dont à Manchester (40%), à Nashua (40%), à Holyoke (34%), à Fall River (32%) et à Lowell (26%) (Roby, 1996). La carte 1 illustre le poids de la population canadienne-française au sein de plusieurs villes industrielles dans le nord-est du continent en 1910-11.

Concrètement la vie dans les Petits Canada est en continuité avec la vie que connaissent les migrants avant de quitter le Canada. Rayonnant autour de l’axe fondateur qu’est la paroisse, la vie sociale et culturelle y est telle qu’elle favorise l’intégration. La langue française y est prédominante. En témoignent à la fois le fait que certains Canadiens français ne sentent pas même le besoin d’apprendre l’anglais (Ramirez, 2003) et à la fois le fait que certains anglophones affirmaient qu’il fallait un interprète pour aller dans le Petit Canada de Manchester au New Hampshire (Hareven, 1982). Par ailleurs, les travaux de Hareven et de

se voit doté de champs de compétences spécifiques et qui ont trait notamment à la culture, au droit civil, à l’éducation et à la gestion des ressources de son territoire.

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Carte 1 : Poids de la population canadienne-française au sein de plusieurs villes nord-américaines, 1910-11.

Source : Recensement américain 1910, IPUMS, Restricted Complete Count Data, 100%; Recensement canadien 1911, IRCS, échantillon 5%. Cartographie : Philippe Desaulniers, Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ), Université Laval.

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Langenbach (1978) sur l’Amoskeag Company à Manchester montrent que dans certains départements le travail se déroule seulement en français compte tenu de la prédominance des Canadiens français.

Malgré tout, les migrants des deux dernières décennies du XIXe siècle rencontrent un monde rempli

d’ambivalences. Tout en retrouvant une ambiance française et un encadrement catholique, leur nouvel environnement n’en demeure pas moins différent de leur terre d’origine. Comme le souligne Ramirez, un grand nombre d’entre eux « découvre » la ville aux États-Unis.

Cependant, les réseaux de parents et d’amis qui les accueillent, les encadrent et guident leurs premiers pas en terre américaine, les initient à un monde bien différent de celui qu’ils viennent de quitter. Confusément, ils se rendent compte des nouveaux changements auxquels ils devront consentir s’ils veulent profiter, eux et leurs enfants, des diverses possibilités qu’offre la nouvelle patrie (Roby, 2000 : 97).

Le tournant du siècle dernier est non seulement marqué par une croissance démographique phénoménale de la population canadienne-française en Nouvelle-Angleterre, mais elle est par ailleurs une période très importante en regard de son institutionnalisation. L’historien François Weil (1989) identifie trois périodes clefs de l’histoire des Canadiens français en Nouvelle-Angleterre : la naissance des communautés (1860- 1880), la crise et la croissance (1880-1910) et « la Survivance triomphante? » (1910-1945). Les années 1880 marquent un tournant décisif au sein de la communauté canadienne-française en Nouvelle- Angleterre : on constate l’établissement définitif, et non pas temporaire, des Canadiens français et par conséquent l’échec des campagnes de rapatriement48F

49. Ils cessent d’être perçus comme des migrants

49 Frenette (1988) souligne quelques facteurs qui ont conduit à l’échec du rapatriement. D’une part, le

pécule prérequis afin de pouvoir revenir fut établi à au moins 150$ et les individus intéressés à rentrer au pays devaient se prémunir d’une lettre de recommandation d’un notable. Qui plus est, l’opposition à cette campagne de rapatriement était fortement active du côté de la Nouvelle-Angleterre. La petite bourgeoisie s’opposait à une telle campagne de rapatriement qui court-circuitait ses propres efforts mis en œuvre afin de développer un marché proprement canadien-français en Nouvelle-Angleterre. D’un côté, les Canadiens français devaient s’établir pour de bon en Nouvelle-Angleterre, ils devaient contribuer à l’édification d’institutions proprement canadiennes-françaises dans l’optique de créer de nombreux « Petits Canadas ». De l’autre, ils devaient revenir assurer leur salut au sein de leur terre natale. Au-delà de la confrontation de ces deux discours d’élites canadiennes-françaises, ce qui contribua réellement à l’échec du rapatriement des Canadiens français à la fin de la décennie 1870 est, selon Frenette (1988), l’ « absence totale de réalisme » des conditions de rapatriement. La solution préconisée, la colonisation et le retour à la terre, ne

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instables – et peut-être qu’eux-mêmes réalisent qu’ils y sont pour rester – ce qui favorise la naissance d’une identité proprement franco-américaine. La première décennie du XXe siècle marque, selon Weil (1989),

l’apogée de cette identité canadienne-française unifiée autour de l’idéologie de la Survivance.

Pour les Canadiens français, la situation de 1910 était bien différente de celle de 1880. Le réseau paroissial était achevé, l’hostilité des nativistes avait disparu, la hiérarchie catholique admettait le principe des paroisses « nationales »; surtout, au fil des ans une identité ethnique s’était forgée, qui empruntait à la fois au pays d’origine et au pays d’adoption. Les Canadiens français étaient devenus des Franco-Américains (Weil, 1989 : 171).

La période qui suit 1910 est ponctuée de luttes intestines49F

50 qui divisent les Canadiens français. Ce que fait

remarquer Weil (1989), c’est que sous l’apparente stabilité des décennies 1880 à 1900, l’idéologie de la

Survivance était, discrètement, déjà source de conflits et de tensions au sein de la communauté. Certains

Canadiens français ne tardent pas à distinguer la préservation de l’identité culturelle et la réussite économique. L’identité culturelle unifiée prônée par l’idéologie de la Survivance s’accompagne, dès les premières années du XXe siècle, d’une nouvelle identité de classe et d’une nouvelle identité politique (Roby,

2000). L’identité revêt désormais davantage un caractère local, c’est-à-dire ancré au contexte politique, géographique, économique propre à chacune des communautés.

Par-delà le schisme qui divise les Canadiens français existe un « mal » encore plus grand : l’assimilation. Au moment même où les élites clament haut et fort l’unité nationale, des forces de changement sont bel et bien à l’œuvre chez les communautés canadiennes-françaises : de nombreux parents envoient leurs enfants à l’école publique dispensée en anglais (vs écoles paroissiales), ils déménagent ou emménagent dans des paroisses territoriales (vs paroisses nationales et Petits Canadas), ils lisent de moins en moins la presse franco-américaine, ils délaissent les sociétés mutuelles et nombreux sont ces gens nés aux États- Unis qui ne parlent désormais que l’anglais (2e et 3e générations) (Roby, 2000). Ainsi, bien que les milieux

canadiens-français de Nouvelle-Angleterre aient représenté pendant plusieurs décennies un rempart pour la culture canadienne-française, il n’en demeure pas moins, que tout comme ce fut le cas au Canada, et

correspondait pas aux aspirations des migrants. Bon nombre d’entre eux avaient quitté la terre, parfois après avoir tenté l’expérience de la colonisation, pour trouver de quoi mieux vivre.

50 L’escalade des tensions internes au sein du groupe atteint un sommet dans les années 1920. Pour plus de

détails, nous référons le lecteur à l’ouvrage d’Yves Roby (2000), et particulièrement au chapitre 6 intitulé « Radicaux et modérés : la rupture (1914-1929) ».

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même au Québec, des forces de changement étaient à l’œuvre au tournant du XXe siècle. Parallèlement

aux discours des plus radicaux qui désirent lutter sans relâche pour la survivance du fait canadien-français, des discours plus modérés en incitent un bon nombre à militer en faveur de l’intégration économique et politique des Canadiens français à leur nouveau milieu de vie afin d’espérer gravir les échelons d’une société globale en pleine mutation (Roby, 2000).

Le tournant du XXe siècle est néanmoins qualifié par plusieurs « d’âge d’or » du fait canadien-français en

Nouvelle-Angleterre (Weil, 1989; Roby, 2000). Le réseau institutionnel y est à son apogée, les conditions de vie et de travail des ouvriers sont à leur meilleur et plusieurs Canadiens français s’illustrent en politique, en affaires et dans les sports (Roby, 2000).

La création de l’un des réseaux d’institutions les plus « complets » de tout l’ensemble des colonies d’immigrants a certainement attiré des migrants potentiels et facilité leur intégration sociale. On ne peut négliger un tel facteur lorsqu’on examine l’un des plus importants mouvements de population de toute l’histoire de l’Amérique du Nord. (Ramirez, 2003 : 39)

L’institutionnalisation de la culture canadienne-française au XIXe siècle, que ce soit au Québec ou en

Nouvelle-Angleterre comme il fut illustré, donne lieu à une réelle mise en discours qui permet de parler de valeurs proprement canadiennes-françaises, non pas seulement catholiques à l’instar des Irlandais ou françaises comme d’autres migrants venus d’Europe. Cela ne doit toutefois pas faire croire à une observation parfaite des prémisses idéologiques véhiculées. À titre d’exemple, Frenette (1998 : 97) mentionne que les Canadiens français dansent, boivent et fêtent, en témoigne la persistance des campagnes de tempérance, qu’ils lisent La Presse et votent de plus en plus libéral. Ces quelques exemples illustrent bien les propos de Nive Voisine qui soutient que « décrire le catholique […] de cette période comme un être brimé, totalement soumis, ployant sous les menaces est tout aussi faux que de nier l’action du clergé sur la vie des gens » (Voisine, 1984 : 87.)50F

51. À cet égard, nous pourrions ajouter que certains

modulent, tant bien que mal, la venue des naissances.

51 Même constat concernant l’action ouvrière et le syndicalisme. Traités de « Chinois des États de l’Est »,

leur attitude fut souvent interprétée comme un exemple de soumission totale aux dires du clergé (Roby, 2000). Or, Frenette (1998) démontre que les Canadiens français, pour des raisons davantage reliées à leur position socio-économique, avaient d’autres canaux, collectifs et individuels, pour « négocier » leurs conditions de travail. Par ailleurs, l’action et l’adhésion syndicale peut illustrer d’une autre façon le fait que les Canadiens français n’étaient pas entièrement soumis à l’Église : l’adhésion aux syndicats non- confessionnels, notamment aux Chevaliers du Travail d’inspiration américaine, au courant des années

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