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Chapitre 6 Reproduction familiale canadienne-française à Québec et à Manchester : économie

6.2 Économie et reproduction familiales : tendances de fécondité effective canadiennes-françaises

6.2.2 Fécondité effective selon les caractéristiques des femmes

En contexte paysan, les structures familiales et les rapports entre individus, notamment les rapports de genre, tant au sein des familles que dans la société étaient associés aux différents systèmes d’alliance, d’héritage et de transmission (Goody, 1976; Goy, 1992, Craig, 1992; Bouchard, 1996). B. Craig (1992) a toutefois mis en lumière que malgré les réticences conservatrices, religieuses notamment, « […] le droit peut être en retard sur les pratiques » et que les rapports de genre en matière d’héritage et de transmission étaient davantage le reflet de pratiques familiales et communautaires qui se sont transformées au milieu du XIXe siècle sous l’influence de l’industrialisation, de l’expansion de la commercialisation des biens produits

et du développement du marché de l’emploi et du salariat. Se questionnant sur ce qui devint l’élément structurant des relations sociales en contexte industriel, L. Tilly (1979) avance comme élément de réponse que le salariat, et plus précisément la combinaison et l’accès au travail rémunéré en espèces de l’ensemble des membres du ménage, sont les vecteurs principaux de l’organisation familiale et sociale. Bradbury (1995) en parle comme étant une « nouvelle base de subsistance » pour les familles urbaines. Par conséquent, la complexité de l’adaptation entre l’économie domestique et la reproduction familiale prise en son sens le plus large relève du fait que l’offre de travail des femmes n’est pas le reflet de finalités individuelles, mais plutôt de comportements stratégiques collectifs qui dépendent de la structure du ménage (Tilly, 1977). Ils sont largement tributaires de la structure de l’emploi localement disponible aux membres du ménage selon leur sexe et leur âge. Tout comme ils ne sont pas statiques dans le temps et varient en fonction des cycles de la vie familiale (composition structurelle) et en fonction des contextes sociaux et économiques qui affectent les modalités de subsistance et la composition des ménages.

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Maintes études sur les populations du passé ont mis en évidence l’association négative entre le travail salarié des femmes et les comportements en matière de fécondité (Gossage et Gauvreau, 2007; Praz, 2005; Tilly, 1978 et 1979). Certes, nous nous attendons à ce que les femmes mariées qui déclarent un emploi lors du passage de l’énumérateur aient un plus petit nombre de jeunes enfants présents à la maison, mais nous nous questionnons sur l’évolution d’un tel phénomène entre 1880 et 1911 et, de surcroît, sur d’éventuelles différences entre les villes de Québec et de Manchester.

Les trois décennies qui se sont écoulées entre 1880 et 1911 permettent de constater un accroissement beaucoup plus important de l’écart en matière de fécondité effective chez les Canadiennes françaises à Québec qu’à Manchester entre les femmes qui déclarent un emploi et celles qui n’en déclarent pas (Tableau 6.6).

Tableau 6.6 : Ratios enfants-femme canadienne-française âgée entre 15 et 49 ans et mariée au chef de ménage selon le fait de déclarer un emploi ou non, Manchester et Québec, 1880-81 et 1910-11.

Manchester

1880 Québec 1881 Manchester 1910 Québec 1911

Ratios

E-F Stand. Ratios E-F Stand. Ratios E-F Stand. Ratios E-F Stand.

En emploi 0.49 0.52 0.78 0.81 0.50 0.49 0.63 0.63

Sans emploi 0.99 1.03 0.99 0.96 1.06 1.09 1.06 1.06

Ensemble de la ville

(pop. c.- f.) 0.90 0.91 0.98 0.95 0.93 0.95 1.02 1.06

La standardisation des ratios enfants-femme a été effectuée selon une structure d’âge commune pour chacune des villes et des années étudiées. Sources : Recensement américain 1880, IPUMS, 100%; Recensement canadien 1881, PHSVQ, 100% ; Recensement américain 1910, IPUMS- Restricted Complete Count Data et CIEQ, 100%; Recensement canadien 1911, PHSVQ, 100%.

Dans les deux villes, nous observons que l’écart croissant est dû tant à la baisse du nombre moyen de jeunes enfants chez celles qui déclarent une occupation qu’à une hausse chez celles qui n’en déclarent pas. Un double processus est alors à l’œuvre. À Québec, le nombre moyen de jeunes enfants recensés dans les ménages des Canadiennes françaises (mariées au chef de ménage) en emploi est passé de 0,81 à 0,63, une baisse de 22.2%. Chez celles qui se déclarent ménagères, le ratio enfants-femme est passé de 0,96 à 1,06, une hausse de 10,4%. À Manchester, les variations en termes de pourcentages sont de 1% autant pour les Canadiennes françaises qui déclarent un emploi que pour celles qui n’en déclarent pas.

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Dans tous les cas, les conditions au sein desquelles s’effectue le travail salarié des femmes mariées sont davantage propices au désir, à l’atteinte ou, sans doute également, au résultat non désiré d’une fécondité effective réduite. Occuper un emploi salarié pour les femmes mariées peut avoir un double effet sur le nombre d’enfants survivants au sein du ménage : d’une part, elle peut mener au développement d’aspirations – qu’elles émanent des conditions matérielles ou de la subjectivité individuelle - à avoir une descendance moins nombreuse, d’autre part, elle peut également augmenter la probabilité de décès du nourrisson ou du jeune enfant (Tilly, 1978; Gagné, 2004).

La nécessité fait en sorte que les femmes décrochent un boulot. Bien que certains témoignages oraux de femmes ayant travaillé à l’Amoskeag Company au début du siècle montrent que ces femmes pouvaient aimer travailler et désirer travailler (Hareven et Lagenbach, 1978; Hareven, 1982), il n’en demeure pas moins qu’au tournant du XXe siècle, le travail salarié des femmes mariées était la plupart du temps lié à la

précarité voire à l’extrême pauvreté à laquelle l’ensemble des membres du ménage était confronté (Tilly, 1978; Hareven, 1982; Bradbury, 1995).

En général, ce sont les femmes mariées issues des classes laborieuses qui déclarent le plus souvent un emploi. À Manchester, en 1880, c’est seulement au sein des ménages ouvriers semi ou non qualifiés que l’on retrouve un nombre significatif de femmes mariées en emploi. L’effet sur la fécondité effective y est sans équivoque. Les femmes en emploi ont en moyenne 0,57 enfant âgé de moins de 5 ans alors que les femmes qui ne déclarent pas d’emploi en ont en moyenne 1,04 (Tableau 6.7).

À Québec, en 1881, la nécessité de recourir à un emploi salarié pour les femmes mariées est perceptible tant chez les ménages d’ouvriers qualifiés que chez ceux des ouvriers semi ou non qualifiés. Toutefois, l’effet sur la fécondité effective y est très différent. Chez les ouvriers qualifiés, nous n’observons quasi aucune différence en fonction du fait ou non que la femme déclare occuper un emploi (0,93 et 0,95). Tout en rapportant un salaire à la maisonnée, ces femmes conservent des comportements reproducteurs plus natalistes (0,93) lorsque nous les comparons à ceux de l’ensemble des femmes qui déclarent un emploi (0,81 dans le tableau 6.6). Chez les ouvriers semi ou non qualifiés, une distinction très claire en matière de reproduction est perceptible (0,95 vs 0,69) où les femmes en emploi ont moins de jeunes enfants présents au sein de leur ménage.

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Tableau 6.7 : Ratios enfants-femme canadienne-française âgée entre 15 et 49 ans et mariée au chef de ménage selon le fait de déclarer un emploi par les femmes et l’occupation socioprofessionnelle du mari, Manchester et Québec, 1880-81 et 1910-11.

Manchester

1880 Québec 1881 Manchester 1910 Québec 1911

Ratios E-F Stand. Ratios E-F Stand. Ratios E-F Stand. Ratios E-F Stand.

Cols blancs En emploi - - - - 0.38 0.38 - - Sans emploi 1.12 0.92 1.10 1.02 0.95 0.94 1.06 1.01 Petite Bourgeoisie En emploi - - - - 0.44 0.51 - - Sans emploi 0.89 0.78 0.94 0.93 0.93 1.00 1.00 1.06 Fermiers En emploi - - - - - - - - Sans emploi - - 1.16 0.94 - - - - Ouvriers qualifiés En emploi - - 0.85 0.93 0.39 0.39 0.31 0.36 Sans emploi 1.17 1.18 0.97 0.95 1.04 1.10 1.13 1.12

O. Semi ou non qual.

En emploi 0.54 0.57 0.69 0.69 0.53 0.52 1.03 1.04 Sans emploi 0.98 1.04 0.98 0.95 1.14 1.18 1.00 1.01 Indéterminé (+illisible) En emploi - - - - 0.60 0.52 - - Sans emploi - - 1.05 1.05 1.03 0.99 1.02 1.03 Aucune occupation En emploi - - - - - - - - Sans emploi 0.76 0.81 0.40 0.36 0.64 0.94 0.68 0.77 Ensemble de la ville (pop. c.- f.) 0.90 0.91 0.98 0.95 0.93 0.95 1.02 1.06

La standardisation des ratios enfants-femme a été effectuée selon une structure d’âge commune pour chacune des villes et des années étudiées. Sources : Recensement américain 1880, IPUMS, 100%; Recensement canadien 1881, PHSVQ, 100% ; Recensement américain 1910, IPUMS- Restricted Complete Count Data et CIEQ, 100%; Recensement canadien 1911, PHSVQ, 100%.

En 1911, une situation toujours contrastée, mais inversée prévaut entre les femmes mariées aux hommes appartenant à ces deux catégories d’ouvriers. Nous observons ainsi selon l’occupation de l’épouse une très grande différence en matière de fécondité effective chez les femmes mariées à des ouvriers qualifiés et quasiment aucune différence chez les femmes mariées d’ouvriers semi ou non qualifiés. Il est toutefois à noter que dans les deux cas, le nombre de femmes mariées ayant déclarant un emploi a diminué de moitié, en nombres absolus, et ne représente que 1,5% et 2,4% de l’ensemble de ces femmes. De fait, ces ratios enfants-femme calculés pour 1911 reposent sur de très petits effectifs (une quarantaine de femmes dans

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les deux cas) ce qui accroît du coup la marge d’erreur potentielle. Nous nous gardons ici de toute interprétation.

À Manchester, en 1910, l’effet du travail des femmes mariées sur les comportements de fécondité est sans équivoque comme l’illustre la constance de l’association négative observée au sein de chacune des catégories socioprofessionnelles. Nous ne pouvons néanmoins ici préciser si l’effet du travail des femmes se répercute sur les comportements en matière de fécondité effective observés via les mêmes mécanismes, qu’ils soient directs ou indirects. Il est plausible que certains groupes de femmes en emploi aient un nombre réduit de jeunes enfants parce que c’est un souhait qu’elles ont bel et bien réussi à concrétiser par le biais de la limitation des naissances. D’autres ont peut-être un nombre limité de jeunes enfants présents au sein de leur ménage compte tenu de leurs dures conditions de travail faisant en sorte que certaines grossesses n’ont pas été menées à terme ou parce que certains enfants n’ont pas survécu dans un contexte où leur mère est absente du foyer plusieurs heures par jour (Baillargeon, 2004; Porter Benson, 2007) .

Au cours des premières décennies de l’enracinement des populations canadiennes-françaises en Nouvelle- Angleterre, l’alphabétisation est faiblement associée à des pratiques reproductives qui s’apparentent à un certain contrôle des naissances. Les Canadiennes françaises qui habitent à Manchester en 1880 ont un nombre moyen de jeunes enfants présents dans leur ménage qui varie de 0,90 à 0,95 selon qu’elles savent lire et écrire ou non (Tableau 6.8).

Par contre, au cours de la première décennie du XXe siècle, savoir lire et écrire est davantage associé à des

comportements malthusiens qu’il ne l’était trente ans auparavant à Manchester. Qui plus est, les différences en matière de fécondité effective chez les Canadiennes françaises alphabétisées et chez celles qui ne le sont pas sont similaires à Québec et à Manchester. Sans pouvoir ici circonscrire de manière qualitative l’information à laquelle le fait de savoir lire donnait accès dans chacun des milieux, nous posons néanmoins l’hypothèse que ces femmes avait accès à plus d’information, à la fois en quantité ainsi qu’en terme de diversité, et qu’elles étaient également en mesure d’intégrer d’autres communication communities, notamment des réseaux qui ne relèvent pas du contact de personne à personne. Il ne s’agit pas ici d’avancer l’hypothèse que ces canaux de diffusion servaient seulement à véhiculer de l’information en matière de contraception et de contrôle des naissances. Bien que cela ait pu aussi être le cas, notre hypothèse repose sur l’idée d’une diffusion d’idées nouvelles en matière de relations hommes-femmes, des

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rôles tenus par les femmes au sein de la famille, et dans la société en général, et de rapports économiques et affectifs entre parents et enfants. Ces sont ces rapports sociaux, favorisant ou non la limitation des naissances, qui, croyons-nous, sont des vecteurs importants d’une analyse explicative des comportements reproducteurs des Canadiens français avant même que ne se généralise la limitation des naissances à partir des années 1920.

Tableau 6.8 : Ratios enfants-femme canadienne-française âgée entre 15 et 49 ans et mariée au chef de ménage selon le fait d’être alphabétisée ou non, Manchester et Québec, 1880-81, 1910-11.

Manchester 1880 Québec 1881 Manchester 1910 Québec 1911 Ratios E-F Stand. Ratios E-F Stand. Ratios E-F Stand. Ratios E-F Stand.

Sait lire et écrire 0.92 0.90 -1 - 0.93 0.93 1.06 1.05

Ne sait pas lire et écrire 0.88 0.95 -1 - 0.94 1.06 0.98 1.14

Ensemble de la ville

(pop. c.-f.) 0.90 0.91 0.98 0.95 0.93 0.95 1.02 1.06

1 Le recensement canadien de 1881 ne contient pas d’information sur les capacités à lire et à écrire.

La standardisation des ratios enfants-femme a été effectuée selon une structure d’âge commune pour chacune des villes et des années étudiées. Sources : Recensement américain 1880, IPUMS, 100%; Recensement canadien 1881, PHSVQ, 100% ; Recensement américain 1910, IPUMS- Restricted Complete Count Data et CIEQ, 100%; Recensement canadien 1911, PHSVQ, 100%.

L’émigration des Canadiens français vers les États-Unis est une composante centrale de notre analyse comparée. Nous désirons tester si des différences sont perceptibles en matière de fécondité effective entre les femmes ayant fait l’expérience de la migration (1ère génération) et celles qui sont nées aux États-Unis de

parents migrants (2e génération) ce qui pourrait témoigner d’un mécanisme de changement social. Cette

hypothèse apparaît fortement plausible puisque Morgan et collab. (1994) ont déjà illustré le fait que les femmes de seconde génération de nombreux groupes ethniques ont une fécondité plus faible que les migrantes en 1910 aux États-Unis. Leur méthodologie étant différente de la nôtre, nous avons donc testé cette hypothèse de manière différente.

Le tableau 6.9 montre les ratios enfants-femme des Canadiennes françaises recensées à Manchester selon la génération ainsi que ceux des Canadiennes françaises de la ville de Québec. Ces dernières peuvent être considérées comme le (parmi d’autres) témoin d’une population demeurée au Québec au tournant du XXe

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Tant en 1880-81 qu’en 1910-11, nous observons un gradient entre les trois groupes de Canadiennes françaises. Les femmes habitant à Québec ont, tant au début qu’à la fin de la période observée, une fécondité effective plus élevée que les femmes recensées à Manchester, première et deuxième générations confondues. Ce sont les Canadiennes françaises qui migrent (1ère génération) qui occupent l’espace

mitoyen en matière de fécondité effective. Elles ont un nombre moyen de jeunes enfants très similaire néanmoins à celui des habitantes de la ville de Québec en 1880-81 (0,93 par rapport 0,95). Celui-ci est nettement plus différencié en 1910-11

Tableau 6.9 : Ratios enfants-femme canadienne-française âgée entre 15 et 49 ans et mariée au chef de ménage selon le fait d’être une migrante ou d’être née aux États-Unis à Manchester ou d’habiter la ville de Québec, 1880-81 et 1910-11. 1880 et 1881 1910 et 1911 Ratios E-F Stand. Ratios E-F Stand. Québec 0.98 0.95 1.07 1.06

Manchester - 1ère Génération 0.90 0.93 0.93 0.97

Manchester - 2e Génération 0.85 0.81 0.96 0.81

Sources : Recensement américain 1880, IPUMS, 100%; Recensement canadien 1881, PHSVQ, 100% ; Recensement américain 1910, IPUMS- Restricted Complete Count Data et CIEQ, 100%; Recensement canadien 1911, PHSVQ, 100%.

(0,97 par rapport à 1,06). Les Canadiennes françaises de seconde génération sont celles qui, au cours des deux périodes observées, ont la fécondité effective la plus faible. Cela va de pair avec les résultats d’autres études qui montrent que les individus de seconde génération tendent à adopter des comportements qui se différencient de ceux des migrants. Par exemple, Hareven (1982) avance, dans le cas tout particulier des travailleurs de l’Amoskeag Company, que les individus de seconde génération sont ceux qui connaissent une mobilité économique et sociale ascendante. Porter Benson (2007), qui étudie les comportements de consommation des classes ouvrières dans les États-Unis de l’entre-deux-guerres, note que ceux-ci ont tendance à davantage investir dans l’éducation de leurs enfants, phénomène que soulignent également Gauvreau et collab. (2007b) pour les populations montréalaises. Enfin, Beaudreau et Frenette (1994) mettent en évidence les nouvelles pratiques, notamment en matière de nuptialité, de la génération de Canadiens français nés aux États-Unis au tournant du XXe siècle.

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Les parcours de vie différenciés entre ces deux générations de femmes ont sans doute favorisé l’intégration de celles qui y sont nées et qui y ont grandi à la culture et à la société américaine. Prenons ici un bref exemple. Le recensement américain de 1910 permet de distinguer les Canadiennes françaises qui savent parler anglais et celles qui ne maîtrisent pas cette langue. Tout particulièrement intéressante pour l’analyse des communication communities, nous observons que l’association entre le fait de savoir parler anglais et la fécondité effective est clairement négative. Ainsi, les Canadiennes françaises qui ne parlent pas anglais ont en moyenne 1,09 enfant âgé de moins de cinq ans présents à la maison alors que celles qui maîtrisent la langue anglaise en ont en moyenne 0,81 (données non présentées).

À titre d’indicateur – très sommaire bien entendu – des rapports hommes-femmes au sein du ménage, nous testons l’effet de la différence d’âge entre les époux. L’association entre les catégories retenues et la fécondité effective est constante dans l’espace-temps étudié (Tableau 6.10). Le fait que la femme soit l’ainée de quatre ans ou plus de son mari ou encore que le mari soit quant à lui plus âgé de 11 ans et plus sont associés à des niveaux de fécondité effective plus faible comparativement à ceux des couples dont la différence d’âge est plus petite. Dans le premier cas, nous pouvons croire qu’une femme plus âgée ait davantage de poids décisionnel en matière de gestion de la reproduction au sein du couple. Dans le second cas, le résultat observé va à l’encontre de ce qui était attendu : une plus grande différence d’âge, à l’avantage du mari, est généralement perçue comme à l’avantage de l’homme et du coup considérée comme étant un vecteur d’absence de contrôle de la fécondité. Néanmoins, même si ce n’est pas au même rythme que ce qui est observé chez les femmes, la fertilité, c’est-à-dire le potentiel de reproduction biologique, des hommes diminuent avec l’âge ce qui peut expliquer en partie ce résultat.

Les relations hommes-femmes sont, comme nous l’avons défini assez longuement dans le chapitre 2, tributaires des rapports de dépendance économique, des normes et des idéaux. Ceux-ci sont véhiculés par les institutions, notamment par celles qui relèvent des principaux attributs culturels canadiens-français : la religion et la langue. L’exogamie des Canadiennes françaises est-elle ainsi associée à des comportements de fécondité effective différents? Les Canadiennes françaises qui sont mariées à des Canadiens français entretiennent, sans doute, des relations avec leur mari qui reposent sur un ensemble de pratiques et de valeurs largement intégrées depuis l’enfance. Celles qui, en contrepartie, ont épousé un homme qui n’est pas un Canadien français ont plus de chances de tisser des relations sociales qui reposent sur des idées nouvelles qui nuancent, réfutent ou confirment certaines croyances et valeurs qui guident les actions et les comportements des femmes.

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Tableau 6.10 : Ratios enfants-femme canadienne-française âgée entre 15 et 49 ans et mariée au chef de ménage selon la différence d'âge entre les époux, Manchester et Québec, 1880-81 et 1910-11.

Manchester 1880 Québec 1881 Manchester 1910 Québec 1911 Ratios E-F Stand. Ratios E-F Stand. Ratios E-F Stand. Ratios E-F Stand.

Femme plus âgée de 4+ 0.70 0.71 0.74 0.72 0.70 0.74 0.91 0.88

Différence +ou- 3 ans 0.93 0.91 0.97 0.97 0.97 0.97 1.12 1.09

Mari plus âgée 4-10 ans 0.88 0.96 0.95 0.96 0.95 0.96 1.06 1.06

Mari plus âgé de 11+ 0.88 0.92 0.80 0.80 0.80 0.80 0.73 0.79

Ensemble de la ville

(pop. c.-f.) 0.90 0.91 0.98 0.95 0.93 0.95 1.02 1.06

Sources : Recensement américain 1880, IPUMS, 100%; Recensement canadien 1881, PHSVQ, 100% ; Recensement américain 1910, IPUMS- Restricted Complete Count Data et CIEQ, 100%; Recensement canadien 1911, PHSVQ, 100%.

Le fait d’être mariée à un Canadien français est dans tous les cas de l’espace-temps ici associé à des niveaux de fécondité effective plus élevés. Les différences observées en matière de fécondité effective entre les couples endogames canadiens-français et les couples exogames sont, d’une part, plus grandes à Manchester qu’à Québec, et, d’autre part, elles s’accroissent au sein des deux villes cours de la période étudiée138F

138 (Tableau 6.11).

Quelques éléments explicatifs méritent d’être ici avancés à titre d’hypothèses. D’un côté, l’identité canadienne-française, largement tributaire de la religion catholique, est fortement institutionnalisée tant à Québec qu’à Manchester. Dans les deux cas, l’intervalle temporel retenu pour l’analyse correspond à une phase d’homogénéisation culturelle, dans le cas de Québec (St-Hilaire et Marcoux, 2001; Vallières et collab., 2008), et de consolidation identitaire, voire de l’apogée de l’identité canadienne-française, en Nouvelle-Angleterre (Weil, 1989; Frenette, 1998) et tout particulièrement à Manchester (Roby, 2000). Au sein des deux milieux se trouvent donc de nombreux canaux et institutions par le biais desquels les rapports de genre et de génération se trouvent définis et circonscrits. L’association ici observée relève peut-être davantage des structures économiques et des contraintes de subsistance des ménages que des rapports

138 Gauvreau et collab. (2010) ont montré qu’il y avait peu de disparité en matière de fécondité effective

différentielle (nombre d’enfants âgés de moins de 5 ans par femme mariée âgée entre 15 et 50 ans) entre les couples endogames et exogames dans la ville de Québec en 1871. Dans cette étude, la catégorie des couples endogames est toutefois constituée à partir des couples dont l’homme et la femme déclarent la même

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