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Chapitre 3 Québec et Manchester : au cœur du continent nord-américain

3.1 De part et d’autre de la frontière : des sociétés en mouvement

3.1.1 Avènement et consolidation du capitalisme industriel

Au Québec, la décennie des années 1880 marque, de manière générale, la fin de la transition d’une économie préindustrielle, au sein de laquelle dominent le mode de production artisanal et une agriculture peu dépendante du numéraire, à une économie dominée par le capitalisme industriel (Harvey, 1978; Dickinson et Young, 2014). La consolidation du capitalisme industriel est favorisée par l’adoption d’une politique tarifaire (1879) qui stimule le développement de l’industrie canadienne de la transformation. Le marché intérieur canadien se développe. L’accroissement des échanges et des communications par voie maritime, mais surtout, par voie terrestre avec la mise sur pied des grands projets ferroviaires facilite l’expansion d’une économie industrielle (Harvey, 1978).

Des suites de la sévère crise économique des années 187037F

38, les dernières décennies du XIXe siècle sont

néanmoins – déjà – le témoin des faiblesses du régime capitaliste triomphant. La dérégulation des marchés, l’accroissement des différences opposant les classes dirigeantes et les classes ouvrières, doublées de différenciations ethniques, et les problèmes sociaux émergents s’accroissent considérablement en cette fin de siècle (Linteau et collab., 1989). D’importantes enquêtes sur les conséquences structurelles et sociales du capitalisme industriel sont mises sur pied au courant de la décennie des années 1880. Au Canada, la Commission royale d’enquête sur les relations entre le capital et le travail siège entre 1886 et 1889, à la même époque que le comité sénatorial d’enquête sur les relations entre le capital et le travail aux États-Unis et à l’instar de deux autres commissions du même type en France et en Grande-Bretagne (Harvey, 1976).

38 La crise débute avec le krach de la bourse de Vienne en 1873 et se maintient jusqu’en 1879 (Hamelin et

Provencher, 1997). Qui plus est, les années 1890 sont qualifiées par Linteau, Durocher et Robert (1989) d’années de morosité. Sans être de l’ampleur de la crise des années 1870, le ralentissement de l’économie affecte les investissements, les activités manufacturières et forestières. La période allant de la fin des années 1890 jusqu’au début des années 1900 est quant à elle marquée par une croissance économique exceptionnelle qui repose, entre autres, sur l’expansion de l’industrie, avec la hausse des prix des céréales et des matières premières, et sur le développement de vastes marchés concentrés dans les villes pour l’écoulement des produits manufacturés.

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La commission est mise sur pied pour étudier les législations industrielles et les relations sociales au sein de l’industrie, le travail des femmes et des enfants, le salariat et ses conséquences, l’apprentissage, les heures de travail, les associations ouvrières, l’immigration, les conditions d’hygiène de la classe ouvrière au travail et à la maison, etc38F

39. Les préoccupations de l’Église catholique concernant les problèmes sociaux

accrus (l’encyclique Rerum Novarum) et les nombreuses grèves qui se succèdent à cette époque témoignent également du fait que tous ne profitent pas du système qui se met en place.

Les transformations sont si nombreuses et touchent toutes les sphères de la vie. Les rapports de travail, l’organisation du travail, industriel ou agricole, les migrations, l’urbanisation et la rationalisation des procédés de production, pour ne citer que quelques exemples donnés par Dickinson et Young (2014), sont à l’origine des transformations familiales et des rapports sociaux. L’élément commun est que le capital joue désormais un rôle central dans les rapports qu’entretiennent les individus les uns avec les autres.

L’avènement du capitalisme industriel se fait sur une longue période que Dickinson et Young (2014) qualifient de « transition ». Ainsi, certains secteurs s’industrialisent rapidement, et d’autres, lentement. Les biens de consommation domestique tels que le sucre, le beurre, le fromage, le pain, les cigares, les chaussures et le textile, par exemple, deviennent en peu de temps des produits manufacturés que l’on peut se procurer avec du numéraire. La plupart de ces biens sont en peu de temps produits à partir de procédés industriels. D’autres secteurs, comme l’industrie du cuir, et particulièrement dans le domaine de la chaussure, répondent à la demande croissante de leur produit par le biais de la coexistence de plus d’un mode de production : production artisanale, travail en sous-traitance et production industrielle (Dickinson et Young, 2014 : 212). L’un des traits caractéristiques de cette industrie, et de l’industrie du vêtement, est qu’elle se prête au développement à partir du milieu du XIXe siècle du système de la « manufacture

dispersée »39F

40 où hommes, femmes et enfants travaillent à l’extérieur de l’usine (généralement à la maison)

en effectuant certaines tâches de couture ou de finition des pièces pour le compte d’un intermédiaire industriel qui offre un salaire à la pièce (Harvey, 1978).

Cette période de transition vers le capitalisme industriel a également d’importantes répercussions sur les habitudes de production et de consommation des ménages. L’achat de produits manufacturés exige de

39 Synthèse des éléments cités dans Rapport de la Commission Royale du Travail, Ottawa, Imprimeur de la

Reine, 1889, p.5 et 6 puisée dans Harvey (1978)

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disposer de plus en plus de numéraire. La dépendance vis-à-vis des salaires et des gages s’accentue, et ce, tant en ville qu’en campagne40F

41. L’attrait des marchés du travail en milieu urbain s’accroît tout au long de

la période, si bien que l’exode massif vers les centres industriels atteint des sommets au tournant du XXe

siècle. Ce constat peut être fait tant du point de vue du Québec que de la Nouvelle-Angleterre. Ainsi, comme l’écrit Bruno Ramirez :

Le Canada et les États-Unis se remettent de la longue crise des années 1890 et s’affirment progressivement en tant que sociétés industrielles, étendant de manière importante leurs bases de production et, par là, affectant de manière nouvelle et dynamique les mouvements continentaux et intercontinentaux de population et de main d’œuvre. (Ramirez, 2003 : 12)

Le développement des moyens de transport a un impact considérable à la fin du XIXe siècle. À la fois en

amont, parce qu’il représente une branche de l’industrie lourde en expansion, et en aval, car il permet à d’autres secteurs de l’industrie d’élargir considérablement leur marché et leur territoire d’approvisionnement. Au tournant du siècle, le système ferroviaire transnational lie non seulement les producteurs et leur marché, mais aussi les individus d’un bout à l’autre du continent (Dickinson et Young, 2014). L’influence du réseau ferroviaire est déterminante pour le développement économique et social du Canada et des États-Unis, et particulièrement des centres industriels urbains. Les villes de Montréal et de Manchester ont toutes deux bénéficié d’un accès direct au réseau ferroviaire très tôt au XIXe siècle (Dickinson et Young, 2014; Weil,

1989) et connaissent une croissance économique et démographique exceptionnelle au tournant du XXe

siècle.

Le monde rural est également touché par les transformations induites par le capitalisme industriel. Le milieu du XIXe siècle marque une période de transition vers une agriculture commerciale qui devient partie

prenante de l’économie de marché qui se développe (Dickinson et Young, 2014; Linteau et collab. 1989;). Pour y parvenir, les agriculteurs accroissent leur productivité en augmentant les superficies cultivées (accaparement des terres), en produisant de manière plus spécifique et spécialisée (céréales, lait) par le biais de la mécanisation et de la rationalisation des procédés. Cette imbrication à l’économie de marché nécessite d’importants investissements. Les agriculteurs doivent contracter des dettes ce qui les rend vulnérables aux fluctuations du marché et aux crises économiques. L’expérience du crédit s’avère,

41 Voir notamment les travaux de Normand Séguin (1977) pour de plus amples précisions concernant les

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malheureusement, très souvent négative voire catastrophique pour beaucoup d’entre eux. Tous n’ont pas accès au crédit nécessaire pour intégrer l’économie de marché : ceux qui possèdent une terre vivent très modestement d’une agriculture de subsistance et ceux qui ne peuvent en posséder une deviennent journaliers (Ramirez, 2003; Frenette, 1998).

Ce sont principalement les jeunes adultes qui écopent. En ce sens, Y. Frenette mentionne que : « la modernisation agricole s’accompagne d’une mécanisation des exploitations qui prive jeunes hommes et jeunes femmes de travail. » (1998 : 77) Sans qualification et sans attache, outre leur famille et quelques rares biens matériels, les journaliers sont mobiles et « prompts à partir et à tenter leur chance sous un ciel meilleur » (Frenette, 1998 : 78). Ils forment d’importants contingents pour qui la ville devient le nouvel horizon.

Au début des années 1850, seulement 15% de la population de la province de Québec habite en ville. Cette proportion atteint 36% en 1901 et 44% en 1911 (Linteau et collab., 1989). Cet accroissement de la population urbaine se poursuit tant et si bien qu’en 1921 c’est plus d’un habitant sur deux qui habite en milieu urbain. La tendance québécoise est parfaitement synchronisée avec la tendance nord-américaine en matière d’urbanisation: c’est au début des années 1920 que la part de la population urbaine dépasse celle de la population rurale dans l’ensemble du Canada et des États-Unis (Linteau et collab., 1989; Weil, 1992).

La Nouvelle-Angleterre est la seule région nord-américaine qui se démarque en la matière. C’est au début des années 1880, soit 40 ans avant tout le reste du continent, que la proportion de gens habitant dans les villes y dépasse celle des gens résidant dans les campagnes. L’importation des modèles industriels anglais et leur concentration dans cette région hautement irriguée par les longs et puissants cours d’eau qui sillonnent cette région façonnent le visage de la Nouvelle-Angleterre en stimulant l’affluence des populations dès les années 1830. À titre d’exemple, prenons la région urbaine de Boston qui, entre 1850 et 1900, passe de 200 000 à plus d’un million d’habitants (Weil, 1992). Ce rythme de croissance s’observe partout dans la région. Ainsi, des centres industriels tels que Lowell (Massachusetts), Worcester (Massachusetts), Fall River (Massachusetts) et Manchester (New Hampshire), entre autres, qui sont toutes fondées au cours des premières décennies du XIXe siècle atteignent, plusieurs dizaines de milliers

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Le XXe siècle s’ouvre sur une période de grande prospérité et de développement au Québec (1896-1920).

L’exploitation des ressources naturelles est au cœur de cette croissance. La forêt fournit des emplois permanents et l’industrie de la fibre de bois de la pâte à papier offre un gagne-pain à un nombre croissant d’hommes. L’électricité devient une source d’énergie de plus en plus exploitée et le Québec profite de son fort potentiel en la matière (Dickinson et Young, 2014). Lentement, la concurrence des États du sud dans le domaine du textile faiblit, ce dont profitent les centres industriels québécois, tels que Québec et Montréal (Frenette, 1998; Roby, 2000).

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