• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 Théories et concepts pour l’analyse de la fécondité

2.3 Les approches institutionnelles : le développement de modèles explicatifs complexes

2.3.4 Les communication communities

À la lumière des principaux modèles conceptuels présentés ci-haut, tels que ceux de l’économie politique et de l’économie familiale, il appert que l’évaluation des coûts-bénéfices est nuancée par des systèmes de

49

valeurs qui forgent les perceptions qu’ont les individus des contraintes et des opportunités environnantes. Selon Szreter (1996), le véritable enjeu d’une analyse des comportements reproducteurs est de circonscrire quelles sont les perceptions des coûts relatifs des enfants et d’illustrer, non pas strictement de manière structurelle comment le coût a augmenté ou diminué, mais plutôt comment se transforment les perceptions des parents à l’égard du coût d’une descendance plus ou moins nombreuse. Cette perception du rôle et des responsabilités des pères et des mères, tout comme le rôle des jeunes filles et des jeunes garçons, est forgée par le contexte symbolique et social par le biais de pratiques et de la circulation d’idées relatives aux identités de genre et de génération. C’est cette perception qui devient l’objet de l’analyse.

Dans son ouvrage intitulé Fertility, Class and Gender in Britain, 1860-1940, Szreter (1996) développe le concept des communication communities qu’il définit comme étant des groupes sociaux au sein desquels les identités sociales (classe, genre, génération, etc.) sont des éléments structurants du langage et des actions. Celles-ci s’apparentent aux « action-groups » de Smith (1987) et aux « social networks » de Berhman, Kohler et Watkins (2002). Ce concept fut notamment développé afin d’expliquer les variations observées en matière de fécondité à l’intérieur d’une seule et même classe sociale en Angleterre au début XXe siècle (Szreter, 1996). Ce modèle en incite plus d’un à remettre en question le modèle classique

« unitaire » de la classe sociale pour expliquer le déclin de la fécondité.

Les communication communities reposent sur le lieu de circulation de l’information. Elles peuvent coïncider avec le voisinage, le quartier, le lieu de travail, etc. Elles peuvent également reposer sur une « action à distance », au sens où l’entend B. Latour, et se déployer à travers des identités de classe et des identités nationales, par exemple. En ce sens, les rapports entre les individus se tissent malgré le fait que ceux-ci ne soient pas en relations directes. Cela rejoint le concept des communautés imaginées (imagined

communities) de B. Anderson (1991).

Szreter (1996) avance qu’au début du XXe siècle les rapports de genre et de génération sont hétéroclites au

sein des classes ouvrières puisqu’ils relèvent de communication communities localement construites, comparativement à ces mêmes rapports tissés au sein des classes supérieures qui relèvent davantage de pratiques et de valeurs diffusées et partagées à une plus grande échelle.

50

Selon lui, ces rapports sont nombreux et ils sont perméables. Ils sont les principaux éléments symboliques des idées véhiculées au sein des communication communities et conséquemment ils sont à la base des identités individuelles. Définie comme un système symbolique de représentation des différences, la notion de genre est contextuelle et historique : elle varie à travers les groupes et dans le temps. Les rapports de genre et de génération s’interprètent donc dans une lecture croisée de la classe sociale et d’appartenances culturelles spécifiques. C’est à ce niveau que, pour reprendre les termes de Praz (2005), se noue la complexité de l’adaptation. Les rapports de genre et de génération reposent sur des relations structurelles et économiques au sein du ménage. Malgré cela, ils demeurent hautement symboliques. Les rapports homme-femme ou parent-enfant sont conditionnés par certains idéaux, voire certains tabous, qui forgent les identités individuelles et que seul un long et complexe processus permet de dénouer.

L’adaptation est complexe, car elle repose à la fois sur une adéquation entre production et reproduction au sein du ménage tributaire des conditions économiques et matérielles environnantes en plus de s’adapter à la diffusion d’idées différentes par les contacts entre individus qui forment différentes communication

communities. La juxtaposition des communication communities peut donc agir doublement : soit qu’elle

engendre une « compartementalisation » ou « polarisation » des identités, ce qui fut démontré à plus d’une reprise dans le cas d’identités associées à la religion (Derosas et Van Poppel, 2009; Praz, 2005; McQuillan, 1999 et 2009) ou soit qu’elle entraîne une diffusion et une mutation des rapports sociaux (identitaires, de genre, etc.) (Derosas, 2009).

Dans le cas de l’analyse de Szreter (1996) sur la fécondité en Grande-Bretagne (1860-1940), les différences en matière de religion ne se sont pas avérées signifiantes pour expliquer les différents déclins de la fécondité. Les communication communities reposent majoritairement sur des rapports de genre et générationnel lié à la structuration de l’emploi et au type d’industrie prévalent. Conséquemment, ce sont ces rôles et statuts qui étaient des vecteurs de « common sense expectations of the roles that adult partners would perform in marriage and in community » (Szreter, 2011 :78). Dans le cas tout particulier de la religion catholique, les études très détaillées de l’institutionnalisation des dogmes et des pratiques de McQuillan (1999) et de Praz (2005) ont déjà démontré leur influence sur les identités de genre. Les cas de l’Alsace, de la Suisse, et avançons-nous du Canada français, mettent néanmoins de l’avant l’influence de la religion au sein des communication communities.

51

L’intérêt du concept de communication communities pour une analyse différentielle de la fécondité au tournant du XXe siècle est qu’il incite à définir localement les rapports de genre et de génération au sein de

l’économie familiale. Les rapports hommes-femmes et les rapports parents-enfants sont différents d’une classe à l’autre et se transforment également au passage d’un mode de production à un autre. Ce concept permet de cerner comment, pour reprendre les termes employés par les tenants du paradigme de l’économie politique, sont médiatisés les effets des structures économiques et sociales à travers les rôles et les statuts dévolus aux hommes, aux femmes et aux enfants au sein des ménages. Comme le mentionne Szreter (2011), l’analyse comparée de la fécondité dans deux milieux urbains et industrialisés est également tout indiquée à partir de ce concept :

[…] the most powerful of such communication communities were often strongly related to the unique characteristics of specific towns and other geographical localities, lodged in distinctive industrial regions with their diverse histories of gendered labour relations, resulting in distinctive sets of family and work roles for those living there. (Szreter, 2011 : 79)

Dans le cas d’une analyse des déterminants de la fécondité canadienne-française au tournant du XXe

siècle, l’utilisation du concept de communication communities est tout approprié. D’une part, il permet d’outrepasser la dichotomie « traditionnel-moderne » qui, dans le cas de l’étude de la famille canadienne- française eut une vie aussi longue que la théorie de la transition démographique en démographie, laquelle nous croyons à l’instar de plusieurs chercheurs (Lynch, 2009 ; Szreter, 2011) est plus que « stérile » et conduit réellement à une impasse explicative pour une analyse de la reproduction. Les exemples sont désormais très nombreux pour illustrer les cas de contrôle de la fécondité au sein des couples dans le contexte « pré-transitionnel » et l’inverse de cas où une forte fécondité s’est maintenue alors qu’il n’était plus le modèle dominant.

While the notion of a cultural “lag” in becoming “modern” may have formerly been useful in targeting which religious groups were most likely to lead and which groups more likely to follow in adopting marital fertility control, this model seems deeply inadequate for understanding the multiple ways that cultural and religious identities are shaped in the public world of associational life and formal politics. (Lynch, 2009 : 38)

52

Tel que le suggère Lynch (2009), à la suite de Santow (1995) et de Szreter and Garrett (2000) une telle position épistémologique fait davantage de place à une analyse de la « reproduction » prise au sens large qu’à une analyse stricte des déterminants de la fécondité. En ce sens, nous croyons donc que le concept de

communication communities est tout approprié pour la thèse que nous développons.

Conclusion

Les approches institutionnelles en démographie, et tout particulièrement les trois modèles conceptuels que nous venons de détailler, permettent de penser le changement social sous un angle wébérien. Selon cet illustre penseur, l’étude du changement social doit reposer sur trois piliers : elle doit être compréhensive (individu) tout en étant historiquement située (et non pas totalisante) et doit faire place à la culture (en tant qu’élément concomitant à la structure) (Aron, 1967; Kaesler, 1996). La définition, plus récente, de G. Rocher (2003) s’inscrit dans le même schème de pensée. Le changement social se définit à partir de quatre éléments-clefs. D’abord, il est un phénomène collectif, c’est-à-dire un phénomène propre aux sociétés et non aux individus. Ensuite, il s’applique tant aux éléments structurels que culturels de l’organisation sociale et il est identifiable dans le temps, signifiant que partant d’un point de référence chronologiquement circonscrit on peut en apprécier la dynamique. Enfin, le changement social est permanent (Rocher, 2003). Telle quelle, cette définition est d’ordre macrosociologique. Il est difficile d’y intégrer toute perspective ou influence individuelle. De là, Rocher propose une seconde définition du changement social qui, cette fois, selon l’auteur, « apparaît dans sa véritable lumière » :

[…] il [changement social] est le changement de structure qui résulte de l’action historique de certains acteurs ou de certains groupes à l’intérieur d’une collectivité donnée » (Rocher, 2003 : 396).

Rocher parle ainsi d’agents du changement social. Ceux-ci peuvent être à la fois des personnes, des groupes ou des associations. Par leurs actions, ils contribuent soit à modifier le contenu ou à déterminer le rythme avec lequel s’opère le changement. Certaines actions historiques peuvent toutefois avoir un impact négatif sur le changement et freiner ce dernier. On distingue les conditions, favorisant ou entravant le changement, des facteurs qui initient et entretiennent celui-ci. Les conditions et les facteurs sont par ailleurs

53

historiquement déterminés : leur « […] influence dépend d’un contexte particulier, d’une conjoncture, du jeu de certaines conditions, etc. » (Rocher, 2003 : 450). C’est ce que Rocher (2003) nomme le « principe de la relativité historique des facteurs de changement social ».

En embrassant le concept de reproduction dans son sens large, notre analyse de l’articulation des sphères biologiques, matérielles, affectives et culturelles (Dandurand, 1981) au sein des ménages s’inscrit dans la foulée de la définition que donne G. Rocher du changement social. La comparaison des régimes de fécondité dans le temps et dans l’espace vise à faire ressortir la « relativité historique des facteurs de changement social » à partir d’analyses de type institutionnel circonscrites autour des rapports de genre et de génération au sein des ménages.

Le chapitre suivant convie le lecteur à se familiariser avec le contexte nord-américain de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Y sont présentés les principaux éléments structurels, conjoncturels

et culturels qui transcendent les frontières régionales et étatiques ainsi que les contextes institutionnels spécifiques aux villes de Québec et de Manchester. Cette présentation à deux niveaux permet de mettre en lumière les principaux éléments structurels et culturels qui influencent les rôles des hommes, des femmes et des enfants et la façon dont ceux-ci s’articulent au sein des ménages des habitants de chacune des deux villes.

54

Chapitre 3 Québec et Manchester : au cœur du

Outline

Documents relatifs