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Chapitre 6 Reproduction familiale canadienne-française à Québec et à Manchester : économie

6.2 Économie et reproduction familiales : tendances de fécondité effective canadiennes-françaises

6.2.3 Fécondité effective selon l’occupation des enfants

Dans les contextes des villes de Québec et de Manchester où les bases de l’économie locale et familiale sont fortement conditionnées par des différences liées au genre, la composition des ménages selon le sexe des enfants est un élément important de la manière par le biais de s’articule la subsistance et la reproduction familiale. De travaux précédents, sur Québec et sur le front pionnier saguenéen, ont mis en évidence l’effet du genre des enfants sur les processus migratoires des familles en fonction des contextes (St-Hilaire, 1996; St-Hilaire et collab., 2014) ce qui témoigne de l’importance de la structure familiale au sein des logiques productives et reproductives, et ce, tout particulièrement chez les populations canadiennes- françaises.

Par ailleurs, A. F. Praz (2005), qui analyse les transformations des fonctions de l’enfant en Suisse entre 1860-1930, soutient, qu’au-delà de la contrainte morale de la contraception et du contrôle délibéré de la fécondité, le catholicisme promeut une certaine vision étriquée des femmes en minimisant leurs droits individuels par rapport aux droits collectifs. Les rapports de genre au sein des familles en sont un excellent

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exemple dont témoigne la discrimination des filles en matière de scolarisation. Cette pratique minimise ainsi les « coûts » monétaires et d’opportunités d’une famille nombreuse. Cela contribue dès lors au maintien d’une forte « demande » d’enfants chez les catholiques des différents cantons suisses durant la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle.

Les travaux de P. Gossage et de D. Gauvreau ont déjà mis en évidence la pluralité de situations qui prévaut à l’échelle canadienne en 1901 entre la fréquentation scolaire des enfants présents au sein du ménage et la fécondité de leur mère. Comme le mentionne C. Gaffield dans son étude sur la mise en place de l’obligation scolaire en Ontario durant la seconde moitié du XIXe siècle : « Rather than seeking a single answer to this

question, recent research suggests the importance of studying the articulation of the two processes [souligné par nous] in specific times and places » (1991 : 181). Gaffield faisant ici référence au travail des enfants et à la fréquentation scolaire. Nous proposons donc une analyse qui tient compte des trois types d’occupation pouvant être déclarés lors du recensement : à l’école, en emploi ou « inactif ». La comparaison des villes de Québec et de Manchester nous éclaire-t-elle sur l’articulation des rôles que performent les enfants et la demande d’enfants au sein du ménage? Cela témoigne-t-il des stratégies familiales basées sur un effet de genre lié à la construction sociale des rôles masculins et féminins chez les Canadiens français? Observe-t-on quelque transformation entre 1880 et 1911?

L’occupation des enfants âgés de 13 ans, 14 ans et 15 ans, c’est-à-dire le fait qu’ils fréquentent l’école, qu’ils déclarent un emploi rémunéré ou qu’ils ne déclarent être ni à l’école ni au travail, est ici pris comme témoin. Est-ce que les comportements de fécondité effective liés à des logiques d’économie familiale où la demande d’enfants est forte sont associés au fait que les enfants, et particulièrement les filles, fréquentent moins l’école entre 13 ans et 15 ans?

Le tableau 6.12 montre le nombre moyen d’enfants âgés de moins de cinq ans par femme chez les Canadiennes françaises âgées entre 30 et 49 ans et qui ont au moins un enfant âgé entre 13 et 15 ans. Les données y sont ventilées selon l’occupation et le genre de l’enfant.

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Tableau 6.12 : Ratios enfants-femmes canadiennes françaises âgées entre 30 et 49 ans qui ont au moins un enfant selon l’âge considéré (13, 14 ou 15 ans) en fonction du genre et de l’occupation de l’enfant, Manchester et Québec, 1880-81 et 1910-11.

Manchester 1880 Québec 1881 Manchester 1910 Québec 1911 Ratios E-F Stand. Ratios E-F Stand. Ratios E-F Stand. Ratios E-F Stand. Fille 13 ans École -1 - 0.83 0.90 1.03 1.01 0.84 1.03 Travail 0.87 1.20 -1 - -1 - 1.20 1.33 Inactive -1 - 1.00 1.05 -1 - 1.21 1.35 Fille 14 ans École -1 - 0.69 0.82 0.78 0.91 0.69 0.84 Travail 0.81 1.04 0.82 0.75 1.31 1.32 0.91 0.98 Inactive -1 - 0.53 0.67 0.95 0.76 0.97 1.12 Fille 15 ans École -1 - 0.62 0.78 0.68 0.69 0.69 0.86 Travail 0.94 1.22 0.66 0.51 0.73 0.76 0.85 0.86 Inactive -1 - 0.77 0.87 -1 - 0.86 1.11 Garçons 13 ans École 1.00 0.70 0.78 0.82 0.82 0.92 0.86 1.05 Travail -1 - 1.23 0.95 -1 - 0.94 0.98 Inactif -1 - 0.96 1.00 -1 - 1.00 1.05 Garçons 14 ans École -1 - 0.89 0.97 0.88 0.92 0.95 1.14 Travail 1.04 1.02 0.90 1.00 0.82 0.89 0.77 1.00 Inactif -1 - 0.98 1.02 -2 - 1.04 1.17 Garçons 15 ans École -1 - 0.83 0.76 0.51 0.77 0.70 0.90 Travail 0.85 0.91 0.92 1.05 0.83 0.88 0.90 1.25 Inactif -1 - 0.87 0.95 -2 - 0.48 0.66

1 Le nombre de femmes qui composent le dénominateur est inférieur à 20.

2 Il n’y a aucun garçon inactif âgé de 14 et de 15 ans à Manchester en 1910.

Sources : Recensement américain 1880, IPUMS, 100%; Recensement canadien 1881, PHSVQ, 100% ; Recensement américain 1910, IPUMS- Restricted Complete Count Data et CIEQ, 100%; Recensement canadien 1911, PHSVQ, 100%.

En 1880, le nombre d’enfants canadiens-français pour les trois groupes d’âge considérés est restreint et ne permet pas d’être ventilé parfaitement selon les trois occupations retenues. Néanmoins, on remarque que les mères des jeunes filles âgées de 13 ans et 14 ans et qui fréquentent l’école ont en moyenne moins de jeunes enfants présents à la maison. À Québec, en 1881, la fréquentation scolaire des jeunes filles ne

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semble pas relever d’une logique reproductive où la scolarisation est perçue comme un investissement associé à la limitation des naissances. En effet, ce sont les mères dont les filles déclarent un emploi qui ont la fécondité effective la plus faible. Celles qui ont une fille âgée de 13 ans ou de 15 ans et qui ne déclarent aucune occupation sont malgré tout celles qui ont le plus grand nombre de jeunes enfants présents au sein du ménage au moment du recensement. Du côté des garçons, l’investissement que représente la fréquentation scolaire apparaît clairement cette fois, et ce, à tous les âges.

En 1910, à Manchester, le fait que les jeunes filles travaillent ou demeurent à la maison sans fréquenter l’école est davantage associé à des mères qui ont des comportements plus natalistes. Chez les garçons, nous n’observons aucune différence à 14 ans selon leur occupation, mais nous en décelons une à l’âge de 15 ans. Cela illustre qu’à ce moment l’investissement scolaire apparaît clairement associé à des familles qui minimisent davantage la venue des naissances. Cela concorde avec le fait que les garçons quittent les bancs d’école après l’âge de 14 ans (résultat présenté à la section 6.1.3).

En 1911 à Québec, les logiques d’économie familiale où les jeunes filles sont mises à contribution soit par le biais du travail salarié soit par le travail domestique sont celles qui sont associées à des femmes qui ont en moyenne un plus grand nombre de jeunes enfants. Les ratios enfants-femme sont particulièrement élevés (1,33 et 1,35) au sein des familles où les jeunes filles de 13 ans déclarent un emploi ou peuvent être considérées comme ménagères.

Conclusion

Entre 1880 et 1911, les fondements de l’économie familiale canadienne-française à Québec et à Manchester sont caractérisés par l’implantation différenciée du capitalisme industriel à l’échelle du continent. Nos analyses descriptives mettent en évidence le fait que la structure socioprofessionnelle y est très différente et que l’occupation quotidienne des femmes et des enfants est tout autant influencé par le mode de production dominant. À Québec, la forte proportion d’ouvriers qualifiés ainsi que la faible participation économique « officielle » des femmes mariées et des jeunes filles peuvent témoigner de la persistance d’un mode de production artisanal. Le contraste est frappant avec la situation des Canadiennes

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françaises habitant à Manchester, où la « grande » industrie du textile y est prépondérante. Les Canadiens français y occupent principalement des emplois salariés qui requièrent peu ou pas de qualification et une forte proportion des femmes mariées et d’enfants, particulièrement des jeunes filles, déclarent un emploi à l’agent recenseur.

L’association entre les diverses caractéristiques (capital économique et culturel) des hommes, des femmes et des enfants et les comportements fécondité effective suggère des formes d’articulation localement construites entre la production et la reproduction au sein des ménages. Par exemple, les comportements les plus natalistes sont associés aux femmes dont les maris occupent des catégories socioprofessionnelles et des statuts d’emploi différents d’une ville à l’autre. Qui plus est, nous observons des changements importants de tendance entre 1880 et 1911. À Québec, les ouvriers qualifiés sont, en 1911, mariés aux femmes qui ont la plus haute fécondité effective, notamment lorsque comparés aux hommes mariés qui sont ouvriers semi ou non qualifiés. À Manchester, en 1910, la fécondité différentielle entre ces deux groupes est complètement inversée. Les femmes mariées à des cols blancs ont en général moins d’enfants présents au sein de leur ménage, mais ce phénomène est moins tranché à Québec qu’à Manchester. Enfin, ce qui peut être observé avec constance, et qui témoigne de l’importance des facteurs matériels, c’est l’association résolument négative entre le non-emploi du mari et la fécondité effective de sa femme.

Le travail des femmes et l’alphabétisation sont quant à eux des facteurs dont l’influence transcende les limites géographiques des villes et des régions nord-américaines. Les femmes qui déclarent un emploi salarié et celles qui sont alphabétisées ont un plus petit nombre de jeunes enfants tant en 1880-81 qu’en 1910-11. Leur intensité est toutefois modulée par le contexte local. Par ailleurs, au début du XXe siècle,

l’association entre l’occupation des enfants âgés entre 13 ans et 15 ans et la fécondité effective de leur mère est différente chez les garçons et les filles. Qu’elles soient mises au travail ou présentes à temps plein à la maison, les jeunes filles âgées entre 13 ans et 15 qui ne fréquentent pas l’école ont en moyenne un plus grand nombre de jeunes frangins âgés de moins de cinq ans présents au sein de leur ménage dans les deux villes.

De surcroît, l’émigration apparaît comme un vecteur important de l’articulation entre les modes de production et de reproduction au sud de la frontière. La complexité de l’adaptation est également perceptible du fait que les Canadiennes françaises de seconde génération ont une fécondité effective plus faible que celle de leurs mères. Il appert que c’est une combinaison de facteurs matériels, sociaux et

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culturels qui conditionnent les différentes manifestations de l’économie familiale et qui sont associés à des transformations en matière de reproduction.

Cette étude s’inscrit au sein de paradigmes de type institutionnel. L’ensemble du questionnement sur lequel elle repose vise à mettre en évidence l’articulation des facteurs structurels et culturels sur les comportements reproducteurs canadiens-français. Tous les facteurs retenus à partir des caractéristiques des hommes, des femmes et des enfants témoignent séparément de l’influence de vecteurs structurels et culturels. Le chapitre suivant, septième et dernier chapitre de cette thèse, présente les résultats d’analyses multivariées. Celles-ci permettent de tracer un portrait général de l’influence combinée des facteurs matériels et culturels qui viennent d’être présentés.

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Chapitre 7 Analyse multivariée de la fécondité

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