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Le cadre conceptuel et théorique de la recherche

Chapitre 4 Le religieux dans la culture de consommation

2. La diversité des regards du religieux dans la culture de consommation

2.3. Le regard culturel du religieux dans la culture de consommation

Au lieu de voir dans les transformations du religieux les conséquences de la logique du marché religieux pluriel et de la commercialisation, certains auteurs considèrent qu’il s’agit plutôt d’une reproduction des pratiques et des valeurs dominantes propres à la culture de consommation. Face à des théories économiques et critiques, des sociologues comme Gauthier et al.2 et Turner3 proposent d’ancrer l’analyse du religieux dans la culture de consommation. C’est donc une position que nous qualifions de culturelle, en référence à l’approche de la culture de consommation développée par Sassatelli, Slater et Lury.

Dans son article « Primat de l’authenticité et besoin de reconnaissance » (2012)4, Gauthier se propose de regarder l’ensemble des transformations du religieux contemporain sous le prisme de l’éthos consumériste, en cherchant à saisir la règle régulatrice qui se cache derrière celle-ci, et en ayant recours à la culture de consommation et son interprétation chez Taylor comme une radicalisation du tournant subjectif.

Au lieu de regarder ces transformations comme des signes de la décomposition du religieux, Gauthier suggère de les comprendre plutôt comme des marqueurs de la recomposition, du fait de leur stabilité et cohérence. Il en trace d’abord les contours en partant de la littérature de plusieurs sociologues des religions. Il constate qu’aux contenus de croyances s’imposent les règles de leur efficacité. Ces contenus se caractérisent d’ailleurs par un certain probabilisme, d’indéterminisme, d’intramondanisation et de naturalisation du

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D.SLATER, Consumer Culture and Modernity, op. cit., p. 54-59. 2

F.GAUTHIER –L.WOODHEAD – T.MARTIKAINEN, « Introduction. Consumerism as the Ethos of Consumer Society », op. cit., p. 1-24.

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B.S.TURNER, « Goods Not Gods… », op. cit. 4

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sens des croyances. Les croyances deviennent librement choisies. Le religieux contemporain valorise également le bonheur, l’expérience et les émotions. Gauthier constate de plus la domination de l’orthopraxie – la conformité du comportement par rapport à un certain nombre de prescriptions plutôt qu’une conformité doctrinale – et la disparition des frontières comme celles qui se situent entre le profane et le sacré ou le matériel et le religieux.

Gauthier soutient également que ces caractéristiques de la recomposition du religieux contemporain – individualisation, choix, refus des autorités, émotions, bonheur, santé – deviennent plus compréhensibles lorsqu’elles sont placées dans le contexte de la société de consommation et de ses valeurs. Le religieux dans la société de consommation se recompose alors autour du primat de l’authenticité et de la recherche identitaire et expressive : « C’est dans ce jeu identitaire entre la découverte et l’expression d’un soi authentique et la quête de reconnaissance que résident les mécanismes de cette nouvelle régulation sociale du religieux1. » Pour ce sociologue, la société de consommation « n’est [donc] pas une machine à dévorer le sens ou une pourvoyeuse d’ersatz de transcendance mais bien l’environnement et le processus social dans lequel opère cette double quête d’identité et de reconnaissance2 ». Si l’identité est tellement centrale dans la religiosité contemporaine, la raison en est la place qui lui est accordée dans la société de consommation. L’individu est perçu principalement à travers son identité de consommateur et en même temps, il lui est demandé de créer son identité et de l’exprimer par la consommation. Par ailleurs, le consumérisme accentue la construction identitaire grâce à sa récupération de la culture d’authenticité et d’expressivité du sujet moderne taylorien.

Cette authenticité radicalisée dans la culture de consommation s’exprime dans le religieux, en défiant les autorités religieuses traditionnelles au profit de l’expérience qui mène à la valorisation du choix individuel, mais aussi des émotions, d’où l’importance des émotions et du bonheur dans la religiosité contemporaine. Comprenant la consommation comme motivée par les émotions individuelles, nous saisissons encore mieux cette domination du bonheur. L’accent porté par la culture de consommation sur le bonheur nous permet aussi de mieux appréhender l’expansion du religieux centré sur l’individu, comme dans différentes formes de spiritualité et comme dans les liens qui se sont tissés entre le religieux et la santé.

Finalement, la religiosité de la culture de consommation valorise le pragmatisme qui désigne « l’efficacité symbolique3 ». La croyance est adoptée parce qu’elle répond à un

1 Ibid., p. 104. 2 Ibid., p. 104. 3 Ibid., p. 107.

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vécu, à une expérience ou est efficace dans la vie, c’est-à-dire qu’elle répond à la recherche d’authenticité et d’expressivité.

Puisque Taylor montre que l’authenticité ne peut pas exister sans reconnaissance, il s’en suit l’explication de la persistance des collectifs religieux, à l’image du constat de Heelas et Woodhead et al. sur le subjectivisme relationnel. Gauthier montre que c’est la demande de reconnaissance, la possibilité de partager un récit individuel et de créer le sens individuel, qui explique « la quête d’expérience de “nousˮ1 », toute éphémère qu’elle puisse être.

Ainsi, le tournant religieux dans la direction de l’individu et tous les aspects qui lui sont liés (besoins mondains, choix, émotions, bonheur, thérapeutique, réalisation de soi, etc.) que nous trouvons attribués à la logique du marché et aux intérêts des entreprises capitalistes chez Berger, Luckmann, Hervieu-Léger, Roy ou Carrette et King, deviennent intelligibles dans le contexte de la culture de consommation, ses pratiques, ses modèles et ses valeurs.

Dans leur introduction à l’ouvrage collectif Religion in Consumer Society (2013)2 Gauthier et al. analysent le rapport entre le religieux et la culture de consommation en proposant un cadre théorique encore plus approfondi. Ils soulignent qu’il faut « discuter des dynamiques du monde réel, celles de la mise en marché, du management, du néolibéralisme, de la marchandisation, de la consommation, et des changements qui leur sont associées et qui influencent la religion dans les sociétés contemporaines3 ». Ces auteurs supposent en effet que l’économie contemporaine (notamment la consommation et les idéologies du marché comme le néo-libéralisme4, le marketing et la gouvernance) transforme la culture et engendre des changements dans la religion qu’il faut saisir de façon globale5. Notons que si les auteurs parlent de l’effet de l’économie, il faut davantage le comprendre par rapport à son aspect culturel, ses idéologies, ses valeurs et ses principes. L’économie elle-même, dans le sens des inégalités causées par le capitalisme mondialisé et ses liens à la religion ne sont pas véritablement abordés6.

Ces auteurs remettent ainsi en question la différenciation structurelle de la société moderne à partir de laquelle est formulé le paradigme de la sécularisation7. Ils ne cherchent toutefois pas à établir, ni un nouveau paradigme économique contre lequel Obadia nous met

1

Ibid., p. 104. 2

F.GAUTHIER –L.WOODHEAD – T.MARTIKAINEN, « Introduction. Consumerism as the Ethos of Consumer Society », op. cit., p. 1-24.

3

« [...] discuss the real-world dynamics of marketisation, management, neoliberalism, commoditisation, consumption, and

related changes affecting religion in contemporary societies. » (Ibid., p. 8, traduction personnelle).

4

Les sujets du néolibéralisme et de la gouvernance, « a broader configuration of state and key elements in civil society » (D. HARVEY, op. cit., p. 77), sont davantage associés à la relation du religieux avec l’État, la logique contractuelle, la liberté

individuelle et à la réflexion de coût-bénéfice. Nous ne les développerons pas dans notre analyse qui est plus centrée sur la culture de consommation.

5

F.GAUTHIER –T.MARTIKAINEN – L.WOODHEAD, « Introduction. Religion in Market Society », op. cit., p. 2. 6

Voir par exemple l’article d’Izberk-Bilginsur l’islam et son influence avec la variable du faible revenu sur des choix consommateurs (E.IZBERK-BILGIN, op. cit., p. 663-687).

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en garde1, ni une nouvelle théorie économique du religieux qui expliquerait l’ensemble des phénomènes religieux2. Leur but est plutôt d’attirer notre attention sur le rapport entre le religieux et l’économique, et plus particulièrement l’éthos consumériste.

En effet, une attention toute particulière est portée par Gauthier et al. au consumérisme comme éthos de la société de consommation et à sa relation à la religion3. Aussi partagent-ils les théorisations de la culture de consommation élaborées par Slater, Sassatelli et Lury sur la transformation en marchandise de plus en plus d’aspects de la vie, la centralité de la consommation dans la vie, la place du consumérisme et les valeurs de la culture de consommation. Ils y voient également une radicalisation de l’expressivité du sujet authentique comme le formule Taylor4, et affirment par conséquent que « [l]a consommation en tant qu’éthos et le consumérisme en tant que toile de fond culturel représentent certainement quelques-uns des traits les plus essentiels de nos sociétés5 ». Concernant la culture de consommation par rapport au religieux, ils considèrent :

« [L]a consommation et le consumérisme sont les forces principales de la globalisation, main dans la main avec l’hypermédiatisation de la culture. Ces éléments observés ensemble influent de façon importante sur les pratiques, les croyances, les expressions et les institutions religieuses partout dans le monde6 ».

Tout comme la globalisation, les processus de la médiatisation répandent les principes de la culture de consommation tout en reposant sur elle. Aussi, le consumérisme influence-t-il le religieux.

Pour ce qui concerne la religiosité individuelle, l’éthos consumériste globalisé et médiatisé implique notamment deux choses : d’une part, les accents sur le bonheur et la thématique de santé infiltrant la culture de consommation deviennent un facteur d’unification du religieux dans la culture de consommation ; d’autre part, le religieux se transforme en une source dominante de style et d’éthique de vie :

« La perspective adoptée dans notre article veut montrer que le façonnement de la culture par les styles de vie, conséquence du consumérisme, ne mène pas à la dégradation d’une sorte de tradition pure et d’une forme de religion paroissiale, essentialisée. Il s’agit plutôt d’une caractéristique de la société des identités que la

1

L.OBADIA, « Marchés, business… », op. cit., p. 2. 2

F.GAUTHIER –L.WOODHEAD – T.MARTIKAINEN, « Introduction. Consumerism as the Ethos of Consumer Society », op. cit., p. 24.

3

Ibid., p. 1-24. 4

C.TAYLOR, La diversité de l’expérience…, op. cit., p. 78-85. 5

« Consumption as an ethos and consumerism as a cultural backdrop are certainly among the salient features of our

societies. » (F.GAUTHIER –L.WOODHEAD – T.MARTIKAINEN, « Introduction. Consumerism as the Ethos of Consumer Society »,

op. cit., p. 2, traduction personnelle).

6

« […] consumption and consumerism are driving forces of globalisation, hand in hand with the hyper-mediatisation of culture.

Together, they have profound consequences on religious practices, beliefs, expressions, and institutions worldwide » (Ibid., p. 2,

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religion nationale, traditionnelle et institutionnalisée se transforme en économie symbolique de styles de vie1. »

Gauthier et al. associent ainsi la transformation du religieux au modèle culturel de style de vie. Selon ces auteurs, cette homogénéisation du religieux autour des modèles symboliques de la culture de consommation que sont les styles de vie concernent l’ensemble des religions :

« Si les contenus des croyances semblent diversifiés et hétérogènes, les modes de croyances et de pratiques n’ont peut-être jamais été aussi homogènes. Une profonde différence culturelle n’existe plus entre un chrétien et un juif, encore moins entre un protestant et un catholique, mais plutôt une différence de styles de vie et d’éthiques de vie et celle des réseaux d’associations2. »

La religion donne ainsi des clés concrètes de comportement aux individus, ce que Gauthier appelle ailleurs « les ressources symboliques et pratiques3 » (en anglais : « symbolic ressources in practice »), sous forme de styles de vie. Nous retrouvons ici l’idée que Woodhead développe dans son analyse des effets de la sécularisation sur les nouvelles organisations religieuses, comme sources de nouvelles identités et styles de vie pour les acteurs religieux4. Gauthier et al. n’oublient d’ailleurs pas non plus la dimension collective en soulignant la persistance continue de l’aspect collectif dans la religiosité de la société de consommation, en lien notamment avec le besoin de reconnaissance5.

L’approche de Gauthier et al. reste particulière par son caractère complexe. Mais nous tenons à souligner que ces auteurs ne sont pas seuls à développer une approche culturelle du religieux dans la culture de consommation. Turner se proposait déjà en 2009 d’étudier la relation du religieux et du consumérisme à travers la question des valeurs6. Tout en se distançant des critiques de la culture de consommation faites par Veblen, Adorno ou Baudrillard, Turner ne retient de ces auteurs que leur démonstration de l’importance de la consommation et de la dépense à l’époque contemporaine, aspects dépréciés face à la valorisation du travail et de la production. Par conséquent, la religion doit suivre ce changement culturel. Ainsi, la théologie chrétienne, désintéressée du monde terrestre et

1

« From the perspective adopted here, the lifestyling of culture brought on by consumerism does not amount to a degradation

of some kind of pure tradition and parish-community based, essentialised brand of religion. Rather, it is one of the specificities of the society of identities that the national, traditional and institutionally-bound type of religion morphs into a symbolic economy of lifestyles. » (Ibid., p. 19, traduction personnelle).

2

« If the contents of belief appear to be diverse and heterogeneous, the modes of religious belief and practice have perhaps

never been so homogeneous. There is no longer a deep cultural difference between a Christian and a Jew, let alone a Protestant and a Catholic, but rather something like a difference in lifestyles and life ethics – and networks of association. »

(Ibid., p. 16, traduction personnelle). 3

F.GAUTHIER,« Religion, Media… », p. 77. 4

L.WOODHEAD, « Introduction », op. cit., p. 27. 5

F.GAUTHIER –L.WOODHEAD – T.MARTIKAINEN, « Introduction. Consumerism as the Ethos of Consumer Society », op. cit., p. 14-15.

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portant les valeurs d’ascétisme et de manque propres aux sociétés prémodernes caractérisées par la pénurie de ressources, s’ouvre à l’hédonisme :

« La grande transformation des religions modernes, ce qui est également la thèse principale de cet essai – correspond à l’abandon par le courant principal du christianisme, fait sans bruit et uniformément, de la théologie originelle sur la mort, la vie à venir et sur la doctrine de la rédemption du péché. Le christianisme a du s’adapter à un monde moderne caractérisé par l’exigence de l’abondance, la satisfaction infinie des désirs, la création de nouveaux besoins par la publicité et la démocratisation du consumérisme grâce au crédit facile, au prêt immobilier et le taux d’intérêt bas. […] La religion doit transformer son message du salut dans un contexte de pénurie en une théologie de l’abondance qui accentue le bonheur immédiat1. »

Les religions ont ainsi transformé leurs théologies pour qu’elles s’accordent avec le consumérisme et ses valeurs hédonistes de bonheur et d’abondance dans la vie actuelle sur terre. Ces valeurs sont surtout signifiantes auprès des classes moyennes et les femmes qui tendent davantage vers les formes religieuses telles que la spiritualité, religieux subjectif et personnel, contrairement aux classes défavorisées, surtout attirées par le fondamentalisme, sa discipline et ses conseils concrets pour la vie2. Les formes de religion hédoniste et fondamentaliste sont toutefois influencées toutes deux d’après Turner par le consumérisme, la spiritualité pour ses valeurs et le fondamentalisme pour ses pratiques, dont, par exemple, les règles diététiques : « [L]a nouvelle spiritualité est une vraie religion consumériste tandis que le fondamentalisme semble défier les valeurs consuméristes (occidentales), il vend un style de vie basé sur des régimes alimentaires spécifiques, l’éducation, le régime de santé, et les mentalités alternatives3. »

Pour Turner, il ne faut pas opposer le consumérisme au religieux, mais plutôt étudier leurs rapprochements. Deux transformations du religieux sont pointées qui sont « la production globale du religieux comme le style de vie et la marchandisation des services, des pratiques et des biens religieux au sein de la société de consommation4 ». Au religieux en tant que style de vie s’ajoute la marchandisation des services et des produits religieux qui encouragent la construction de styles de vie consuméristes et religieux. Ce sont des styles de vie qui se situent autour de la consommation de la marchandise religieuse (halal, voiles, amulettes religieuses, etc.). Le consumérisme donne donc la naissance tant au religieux

1

« The great transformation of modern religions – and thus the principal thesis of this essay – is that contemporary mainstream

Christianity has quietly but uniformly abandoned its original theology of death, the life to come, and the doctrine of redemption from sin, and has had to adjust itself to a modern world in which there is an expectation of abundance, the endless satisfaction of desires, the creation of new needs through advertising, and the democratization of consumerism through easy credit, mortgages, and low interest rates. […] Religion has to make the shift from message of salvation in a context of scarcity, to a theology of abundance with an emphasis on happiness now. » (Ibid., p. 44, traduction personnelle).

2

Ibid., p. 56. 3

« […] the new spirituality is genuinely a consumerist religion, while fundamentalism appears to challenge consumer (Western)

values, it is itself selling lifestyle based on special diets, alternative education, health regimes, and mentalities » (Ibid., p. 59,

traduction personnelle). 4

« [...] the global production of religion as lifestyle and the commodification of religious services, practices, and goods within a

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comme style de vie qu’au « religieux comme consumérisme » (en anglais : « religion as

consumerism »)1.

Des théories du marché à la transformation culturelle du religieux dans la culture de consommation en passant par la critique de la spiritualité consumériste, nous avons pu observer différentes interprétations du religieux dans la culture de consommation. Pour les besoins théoriques de notre thèse, nous en retenons surtout pour le développement théorique qui va suivre l’idée de la mise sur le marché de la marchandise religieuse et de la construction du religieux en tant que style de vie.

Puisque notre thèse porte sur le bouddhisme, il convient encore de rechercher comment les auteurs traitent le sujet du bouddhisme dans la culture de consommation.