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Le cadre conceptuel et théorique de la recherche

Chapitre 2 La sociologie du religieux dans la modernité tardive

1. De l’Église à l’entreprise

Les développements récents de la sociologie des religions, notamment par rapport aux théories de la sécularisation, ont pu causer des réticences de cette discipline pour le sujet organisationnel, en particulier en Europe, comme le constate le sociologue Christophe Monnot1. Les sociologues des religions européens ont plutôt tendance à se préoccuper

1

C.MONNOT, Croire ensemble. Analyse institutionnelle du paysage religieux en Suisse. Avec une postface de M. Chaves, Zurich – Genève, Seismo, 2013, p. 18.

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davantage de la religiosité individualisée et négligent la recherche sur les organisations religieuses1. Cependant, cela ne veut pas dire que cette sociologie ne peut pas nous fournir des éléments d’analyse du religieux organisé.

La référence, devenue classique, pour étudier le religieux organisé est Weber et sa dichotomie idéal-typique2 du pouvoir religieux entre Église et secte. Pour Weber, l’Église s’oppose à la secte3. Elle est une représentante de l’institution qui est un groupement rationnel, dont les règles sont valables pour toute personne remplissant des conditions de naissance et de domicile, sans adhésion explicite de sa part4. Avec ses tendances universelles et « monopolistique[s] », l’Église administre un territoire par son système paroissial5, un système local, géographiquement limité avec une paroisse visible dans son environnement. Elle possède un pouvoir fondé sur l’autorité légale qui est exercée sur l’ensemble des personnes nées en son sein dans un territoire donné : « L’Église “invisible” est ici plus large que la secte “visible”6. » Cela signifie que le collectif de type Église inclut un nombre plus important de personnes que celles « religieusement qualifiées7 ». Tous ses membres ne sont pas forcément croyants, elle rassemble des personnes « justes » et « injustes8 ».

Par contre, la secte est choisie volontairement par ses membres. Ces personnes, « personnellement qualifiées du point de vue religieux9 », sont toutes religieuses « régénérées10 ». Par conséquent, l’appartenance à la secte est plus de type associatif et le pouvoir de la secte se limite à ces personnes. Cette dichotomie se montre toutefois insuffisante au vu des nouvelles formes organisationnelles du religieux contemporain11.

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La situation n’est pas identique de l’autre côté de l’Atlantique. La sociologie américaine des religions n’hésite pas à aborder le sujet des organisations religieuses comme les théoriciens du choix rationnel ou les chercheurs travaillant sur les congrégations Nancy Ammerman ou Mark Chaves, par exemple (N.T.AMMERMAN –A.E.FARNSLEY II–T.ADAMS et al.,Congregation and Community, New Brunswick, Rutgers University Press, 1997 ; N.T.AMMERMAN – J.W.CARROLL –C.S.DUDLEY et al. [dir.], Studying Congregations. A New Handbook, Nashville, Abingdon Press, 1998 ; M. CHAVES, Congregations in America, Cambridge, Harvard University Press, 2004).

2

Pour Weber, un idéal-type est un « moyen de la connaissance » du sociologue (M.WEBER, Essais sur la théorie…, op. cit., p. 275). C’est un concept général, rassemblant les traits typiques d’un phénomène, sorte de reconstruction stylisée. C’est un schéma rationalisé, construit en fonction de la question de départ : « On obtient un idéal-type en accentuant unilatéralement un

ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve

tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène [einheitlich]. » (Ibid., p. 271) Ce cadre conceptuel n’existe pas empiriquement comme tel. On ne peut que constater comment le phénomène réel s’approche ou au contraire s’écarte de l’idéal-type. Mais en soi, il n’a pas à se conformer à l’idéal-type comme à une sorte de norme.

3

M.WEBER, Économie et société, I…, op. cit., p. 97-100.

4

Ibid., p. 94. 5

Ibid., p. 100. 6

M.WEBER, L’éthique protestante…, op. cit., p. 269. 7

Ibid., p. 267. 8

Ibid., p. 183. 9

M.WEBER, Économie et société, I…, op. cit., p. 100.

10

M.WEBER, L’éthique protestante…, op. cit., p. 183. 11

Cette typologie est par la suite développée par d’autres auteurs comme Troeltsch (E.TROELTSCH, Gesammelte Schriften, I :

Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1919) ou Wilson (B.R. WILSON, Les sectes

religieuses [trad. de l’anglais par P. Frédérix], Paris, Hachette, 1970) pour n’en nommer que quelques-uns. Mais le problème de

ces théories est, en partie, leur position normative qui reprend l’attitude de l’Église en dénigrant les sectes. Ainsi, nous constatons l’usage péjoratif de l’expression du terme secte, déployé également dans la sociologie des religions française et tchèque. D’autres typologies sont proposées par des auteurs qui cherchent à contourner la terminologie sectaire en la remplaçant par la notion de nouveau mouvement religieux (E.BARKER, New Religious Movements. A Practical Introduction, London, HMSO, 1989 ; R. WALLIS, The Elementary Forms of the New Religious Life, London – Boston, Routledge – Kegan

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Dans la sociologie des religions actuelle, les sociologues du choix rationnel considèrent les organisations religieuses en tant qu’entreprises concurrentielles1. Woodhead2 affirme que, dans la situation où le religieux se développe en relation avec le marché, les nouveaux acteurs religieux s’orientent désormais vers un fonctionnement de mode entrepreneurial3. Heelas et Woodhead et al. montrent qu’il s’établit de nouvelles formes de relations de type associatif ou de rapport entre client et praticien4. Jörg Stolz rapproche les institutions religieuses des organisations à but non lucratif : elles fonctionneraient « comme organisations à but non lucratif5 ». Elles ne sont plus des institutions, parce qu’il est possible d’observer l’existence du statut de membre dans les Églises, et leur organisation est gérée par le bénévolat, sans recherche de profit. Les auteurs suggèrent ainsi d’ajouter aux théories classiques de la division idéal-typique en Église et secte, celle des associations et des entreprises et d’interroger la notion de profit.

Pour définir l’association, nous pouvons mobiliser une fois de plus Weber qui propose la division entre deux autres idéaux-types de relations sociales, celui de l’association et celui de l’institution6. L’association naît du consentement rationnel, délibéré d’individus disposant d’intérêts communs, contrairement à l’institution où cet accord n’apparaît pas. Les individus réalisent dans l’association un projet collectif. Leur action sociale est conçue dans la continuité. L’association ne cherche pas à exercer de pouvoir au-delà de ses membres, parce que c’est « un groupement formé par entente dont les règlements statutaires ne revendiquent de validité que pour ceux qui y entrent librement de leur chef7 ». Pour Weber, c’est ce point qui distingue l’association de l’institution8. Les décisions d’une association ne concernent que ses membres qui la rejoignent volontairement pour réaliser un but commun.

Paul, 1984, p. 9-39). Toutefois, cette terminologie n’est pas univoque non plus (cf. F.CHAMPION – L. HOURMANT, « “Nouveaux mouvements religieux” et sectes », dans F.CHAMPION – M.COHEN [dir.], Sectes et démocratie, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 69-77). Mais nous ne nous attardons pas sur ces auteurs, notamment pour des raisons pratiques. Confrontant leurs théories à notre terrain de recherche, nous constatons un relativement faible apport explicatif et un certain vieillissement de ces théories par rapport aux préoccupations actuelles et à celles de notre thèse. Pour leur mobilisation récente en sociologie du bouddhisme, voir notre mémoire de Master 2 (Z.BARTOVA, La Sōka-gakkai France comme l’exemple d’une implantation de la

Sōka-gakkai en Europe, Mémoire de Master 2, Université de Strasbourg, 2010).

1

R. STARK – R.FINKE, op. cit. ; STARK –BAINBRIDGE, op. cit. 2

L.WOODHEAD, « Introduction », op. cit., p. 19, 27. 3

Voir par exemple les entrepreneurs musulmans dans P.HAENNI, L’islam de marché. L’autre révolution conservatrice, Paris, Seuil, 2005, p. 33-38.

4

P.HEELAS –L.WOODHEAD et al., op. cit., p. 29. 5

J.STOLZ, « Églises en compétitions. La concurrence entre l’offre religieuse et l’offre séculière dans les sociétés modernes », dans J.-P.BASTIAN (dir.), Pluralisation religieuse et logique de marché, Bern – Berlin – Bruxelles [etc.], Peter Lang, p. 130. 6

Si nous opposons ici l’association à l’institution, c’est pour suivre le propos de Weber, bien que la recherche actuelle dans le domaine des organisations ne sépare pas ces notions et montre les processus de l’institutionnalisation au sein des organisations. Voir pour la sociologie des organisations : P.J.DIMAGGIO –W.W.POWELL, « Le néo-institutionnalisme dans l’analyse des organisations », Politix 10/40 (1997), p. 113-154 ; J.W.MEYER – B.ROWAN, « Institutionalized Organizations. Formal Structure as Myth and Ceremony », American Journal of Sociology 83/2 (1977), p. 340-363 ; W.W.POWELL – P.J. DIMAGGIO (dir.), The New Institutionalism in Organizational Analysis, Chicago, University of Chicago Press, 1991. Pour la sociologie des religions, voir Monnot (C. MONNOT, Croire ensemble..., op. cit.). En partant de son étude quantitative des organisations religieuses suisses effectuée entre 2007 et 2010, l’auteur suggère d’analyser des groupes religieux à partir de la question de l’institutionnalisation, son caractère et son degré. D’après lui, l’institutionnalisation concerne l’ensemble des organisations religieuses, tant les institutions ecclésiales traditionnelles que les nouvelles organisations religieuses, constituées en associations.

7

M.WEBER, Économie et société, I..., op. cit., p. 94. 8

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L’association peut inclure, pour Weber, les associations à but déterminé ou l’association basée sur l’échange. Intervient, entre autres, la question de profit. Il est possible que l’association prenne la forme d’une entreprise : « Nous entendons par entreprise [Betrieb] une activité continue en finalité [kontinuierliches Zweckhandeln] et par groupement

organisé en entreprise [Betriebsverband] une sociation comportant une direction

administrative à caractère continu, agissant en finalité1. » Dans la sociologie contemporaine, l’entreprise est une forme d’organisation. Le concept d’organisation, quant à lui, apparaît avec la modernité, les changements dans les relations sociales et leur bureaucratisation2. Les organisations se constituent pour assurer une multitude d’activités et répondre à divers besoins individuels. Il est possible de définir l’organisation comme une entité avec un nom, un but, des adhérents dont l’appartenance est bien définie. Une frontière est tracée entre elle et son environnement. Une organisation formelle se structure autour de la division du travail et une organisation des responsabilités, créant une hiérarchie. Dans sa forme particulière d’entreprise, elle vise un but bien défini pour lequel elle emploie tous les moyens3. C’est « une unité économique, juridiquement autonome, organisée pour produire des biens ou des services pour le marché » afin de les vendre, en retirant un profit réparti entre les propriétaires4. Afin d’augmenter le profit, l’entreprise cherche continuellement à baisser les coûts de fonctionnement et à être rentable. Avec ses employés, elle fonctionne selon une logique de contrat : un travail individuel en échange d’un salaire5.

Les sociologues des associations Jean-Louis Laville et Renaud Sainsaulieu dans leur ouvrage Association (2013)6 ajoutent, pour le contexte juridique et social français, que l’association est par définition à but non lucratif, c’est-à-dire qu’elle ne partage pas de bénéfices avec ses propriétaires7. Si l’association à but non lucratif est commerciale, ce n’est pas sa raison d’être, parce qu’elle ne cherche pas le profit pour ses membres. En effet, Laville et Sainsaulieu montrent que le financement associatif est plus complexe que celui des entreprises. Leurs ressources économiques ne proviennent pas uniquement du domaine marchand, une partie non négligeable est issue du fonctionnement solidaire. Il existe ce

1

Ibid., p. 94. 2

H.LUNE, Understanding Organizations, Cambridge – Malden, Polity Press, 2010, p. 1-18. 3

M.WEBER, Économie et société, I…, op. cit., p. 94.

4

V.GALLEGO –J.MOUTTE –J.REYSZ, Initiation à la gestion des entreprises, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2012, p. 7-8.

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Nous omettons consciemment la dimension de la communication entrepreneuriale, c’est-à-dire le marketing, car notre centre d’intérêt est focalisé sur les ressources organisationnelles proposées par les organisations bouddhistes aux pratiquants, la logique de leur fonctionnement et de leur financement pour leur mise en place dans la structure organisationnelle. Nous proposons de consacrer une étude ultérieure à cet aspect des organisations bouddhistes. Il est possible de se référer à ces auteurs : M.EINSTEIN, Brands of Faith. Marketing Religion in a Commercial Age, London – New York, Routledge, 2008 ; F. GAUTHIER –L.WOODHEAD – T.MARTIKAINEN, « Introduction. Consumerism as the Ethos of Consumer Society », op. cit., p. 1-24 ; A.R.JAIN, « Branding Yoga. The Cases of Iyengar Yoga, Siddha Yoga and Anusara Yoga », Approaching Religion 2/2 (2012), p. 3-17 ; C.B.JONES, « Marketing Buddhism in the United States of America. Elite Buddhism and the Formation of Religious Pluralism », Comparative Studies of South Asia, Africa and the Middle East 27/1 (2007), p. 214-221 ; J.-C.USUNIER – J.STOLZ

(dir.), Religion as Brands. New Perspectives on the Marketization of Religion and Spirituality, Burlington, Ashgate, 2014. 6

J.-L.LAVILLE – R.SAINSAULIEU, L’association. Sociologie et économie, Paris, Pluriel, 2013, p. 21-64. 7

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qu’ils appellent « l’économie plurielle1 » des associations qui se compose d’une « hybridation des ressources2 » dans laquelle nous trouvons de l’économie marchande de prestations commerciales et de cotisations des adhérents. Les associations se caractérisent aussi par « l’économie non monétaire » lorsque « la répartition des biens et services ne passe pas par la médiation monétaire3 ». On peut y inclure tant l’autoproduction que le bénévolat. Les bénévoles agissent dans une logique de « réciprocité4 ». Ils apportent de l’expertise non rémunérée. Nous observons « l’économie non marchande » dans leur fonctionnement financier5. Celle-ci est définie par une économie « où elle [l’association] reçoit des contributions dans le cadre des revenus de transfert, ainsi que des dons privés6 », le premier cas de figure incluant la redistribution étatique des moyens financiers, le deuxième les donations de toutes sortes.

De la typologie Église-secte à des réflexions sur les associations et les entreprises, la sociologie des religions propose de nouvelles directions dans l’analyse des organisations religieuses. Elle ne thématise toutefois pas encore suffisamment ses concepts et ne répond pas aux questionnements posés sur le profit. Entre entreprises et associations, le profit n’occupe pas en effet la même place au sein de l’organisation. Ce sujet des organisations religieuses est encore moins développé par la sociologie du bouddhisme française ou tchèque.