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Le cadre conceptuel et théorique de la recherche

Chapitre 5 Les organisations et les styles de vie dans la culture de consommation culture de consommation

4. Les identités sociales dans la culture de consommation

La notion d’identité, l’idée de savoir qui nous sommes, est au centre d’un style de vie. Comme le constate Lury, les identités prolifèrent dans la culture de consommation4. En sociologie, nous pouvons distinguer l’identité comme rôle social et l’identité de soi. L’identité comme rôle social se rapporte, comme l’explique le sociologue français Claude Dubar, à la notion d’appartenance : « [L]’identité, c’est l’appartenance commune5. » Cette conception du rôle social de l’identité est notamment développée Berger et Luckmann1. Le rôle social représente une construction sociale objectivée, issue de l’extériorisation des actions individuelles, puis intériorisée par la socialisation individuelle pour former l’individu lui-même. Les rôles sociaux sont théorisés en tant qu’identités sociales intériorisées et affichées pour l’extérieur. Ils sont construits par des formes d’actions typifiées. Ce sont des façons typiques

1

« The fact that they [lifestyles] are assembled from items that are available in shops does not make them vehicles of

equality. » (Ibid., p. 160).

2

« […] lifestyles tend to become class-specific. » (Ibid., p. 160). 3

C.LURY, Consumer Culture, op. cit., p. 196-197 ; D.SLATER, Consumer Culture and Modernity, op. cit., p. 14. 4

C.LURY, Consumer Culture, op. cit., p. 192. 5

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de se comporter, de se présenter et de réagir dans toutes sortes de situations sociales : « Un segment du soi est objectivé en fonction des typifications socialement disponibles. Ce segment est le véritable “soi social”2. »

À côté de l’identité comme le rôle social, Dubar distingue l’identité de soi qui est associée à la conception de soi. Elle correspond à l’idée moderne de l’individu doté d’un centre3. Dubar la qualifie d’« identité personnelle4 ». Il s’agit d’une identité qui est une conception de soi comme acte d’interprétation ou de connaissance de soi. L’identité est ainsi une forme de la conscience de soi. Pour Dubar, cette identité n’est pas une identité sociale. Or, pour le sociologue britannique Richard Jenkins toute identité est sociale parce qu’elle se construit à travers les relations sociales5. Elle se rapporte à ce que l’individu est ou n’est pas par rapport aux autres et leurs identités, leurs perceptions de soi et celles des autres. L’identité est par définition changeante parce qu’elle est construite continuellement. Les identités de soi sont donc aussi déterminées par la société et représentent des identités sociales.

Le concept d’identité de soi est développé par plusieurs auteurs. Nous souhaitons d’abord l’analyser par une approche psychologique, puis à travers sa théorisation philosophique.

4.1. L’identité psychologisée

La sociologue franco-israélienne Eva Illouz montre dans l’ouvrage Saving the Modern

Soul (2008)6 qu’il se forme en Occident7 une forme discursive de soi, celle de soi psychologisé, dont nous avons déjà relevés les indices en parlant de la psychologisation du bouddhisme, de soi réflexif et des livres thérapeutiques. Pour Illouz, nous assistons à la domination du discours thérapeutique pour parler de soi8. Il s’est en effet développé un « nouveau langage du soi9 » (en anglais : « new language of the self »). Cette transformation signifie qu’il est devenu courant de parler de soi en termes psychologiques. Dorénavant, il

1

P.L. BERGER –T.LUCKMANN,La construction sociale de la réalité. Avant-propos de D. Martuccelli, postface de F. de Singly

(trad. de l’allemand par P. Taminiaux, revue par D. Martuccelli), Paris, Armand Colin, 2012. 2

Ibid., p. 136. 3

Richard Jenkins montre que l’identité de soi n’est pas absente de la société traditionnelle. Elle est par exemple contenue dans la doctrine de salut (R.JENKINS, Social Identity, London – New York, Routledge, 20042, p. 11).

4

C.DUBAR, op. cit., p. 5. 5

R.JENKINS, op. cit., p. 4. 6

E.ILLOUZ, Saving the Modern Soul. Therapy, Emotions, and the Culture of Self-help, Berkeley, University of California Press, 2008.

7

Voir pour le contexte français R.CASTEL – J.-F.LE CERF, « Le phénomène “psy” et la société française », Le Débat 2/2 (1980), p. 39-47.

8

C’est Elias qui montre comment l’individualisation, parallèle à la monopolisation de la violence par l’État, aboutit à la maîtrise émotionnelle et l’émergence de la psychanalyse dans un processus historique (N.ELIAS, op. cit.).

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est normal de décrire ses états sentimentaux et de se référer à des expériences traumatisantes du passé, à l’inconscient ou à des traits de caractère, etc. Ce nouveau langage de soi trouve son origine immédiate dans la psychologie qui devient une nouvelle ressource culturelle.

Pour Illouz, cette forme culturelle psychologique est contenue dans les pratiques quotidiennes et elle est institutionnalisée dans différentes sphères sociales et étatiques en tant que connaissance formelle. Elle pénètre aussi dans la culture grâce à l’expansion du marché des livres psychologiques et du développement personnel ou d’émissions télévisées dévoilant publiquement la vie privée à l’exemple du fameux talk-show d’Oprah Winfrey aux États-Unis. De façon plus générale, la culture de consommation, par l’institution du marché et l’importance accordée à soi, à l’identité, au bonheur, à la vie quotidienne, a contribué à accentuer les caractéristiques d’un soi psychologisé et a contribué à le propager1 : « [L]a culture de consommation a été l’un des lieux principaux d’accueil de la thérapie2. »

En traçant l’histoire de ce discours de soi, Illouz revient surtout à la naissance de la psychologie de Sigmund Freud du début du XXe siècle3. La psychanalyse entraîne la vie quotidienne et la famille au centre de ses intérêts pour ancrer le soi et pour entamer sa connaissance. Le soi devient intériorisé et sa connaissance suppose l’analyse de la vie privée, qui se fait par une introspection détachée et rationnelle de la vie intérieure et des émotions. Par la maîtrise de soi, le soi malade est transformé et libéré : « La psychanalyse est une méthode rationnelle qui exhorte la connaissance de soi à travers l’usage du regard détaché de soi, dans le processus de l’examen de soi qui confère la liberté et la maîtrise de soi4. » Pour la psychanalyse, ce processus s’accomplit par la parole sur soi dans un dialogue avec un thérapeute.

Ce langage thérapeutique se répand progressivement à partir de la Première Guerre mondiale et plus particulièrement au cours des années 1960 aux États-Unis, grâce à l’introduction de la psychologie dans la culture populaire5. Elle s’y associe avec la culture du développement personnel grâce à son alliance avec la culture des valeurs populaires de bonheur, d’amélioration de soi et d’autonomie. Cette association de la psychologie à la culture du développement personnel lui permet de développer un nouveau narratif : pour faire face aux événements de rupture de la vie, elle préconise la réalisation de soi6. Les psychologues de cette époque théorisent le soi en tant que soi qui procède à son amélioration continue : « Le but de la thérapie est devenu progressivement d’aider à réaliser

1

Cf. Ibid., p. 109, 161-162. 2

« […] consumer culture has been one of the main venues for therapy. » (Ibid., p. 180, traduction personnelle). 3

Ibid., p. 24-56. 4

« […] psychoanalysis is a rational method that enjoins self-knowledge through the use of a detached gaze on oneself in a

process of self-examination that ultimately bestows freedom and self-mastery. » (Ibid., p. 50, traduction personnelle).

5

Ibid., p. 14, p. 153-156.

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le soi authentique1. » Dans les discours des thérapeutes, cette amélioration de soi procure à l’individu de l’estime morale, parce qu’il est tenu responsable de ce développement de ce soi authentique : « [L]e soi est particulièrement tenu responsable pour la transformation de soi sans l’être pour ses faiblesses2. » Les manquements à l’injonction de la réalisation de soi font implicitement de l’individu un être malade. Pour le guérir, il faut passer par la narration de soi dans laquelle l’individu réalise ses défauts et s’améliore. Cette communication de soi, de sa vie et de ses souffrances, s’effectue dans des groupes de soutien ou chez le thérapeute. Le développement de soi devient ainsi une valeur et une obligation dans la culture thérapeutique. C’est tout particulièrement sous cette forme de la réalisation de soi que la psychologie se démocratise. Cette démocratisation est encore encouragée par la floraison du marché littéraire dans le domaine du développement personnel et de conseils de tous genres.

D’après les psychologues, le soi désengagé introduit également de nouvelles formes de sociabilité3. C’est une sociabilité à la base de la communication. D’une part, il impose une sociabilité communicative dans laquelle les valeurs d’égoïsme, d’efficacité et d’instrumentalité sont légitimes. Elles résultent de l’importance accordée au contrôle émotionnel dans la communication, notamment dans les organisations, leur fonctionnement interne et dans la délivrance de services aux clients. Les états émotionnels sont objectivés et contrôlés pour rendre la communication possible : « Le contrôle émotionnel montre ainsi du doigt un modèle de sociabilité dans lequel il est nécessaire de montrer la capacité de s’éloigner de la portée des autres afin de mieux coopérer avec eux4. » Cette communication demande un « soi sociable » (en anglais : « sociable self ») qui est en même temps un « soi désengagé » (en anglais : « disengaged self »), détaché de ses émotions5. D’autre part, tout en respectant la primauté du contrôle émotionnel, il impose le partage des émotions dans l’intimité relationnelle, notamment dans le couple amoureux : « [L]es émotions deviennent les objets d’échanges dans une interaction, mais cet échange se fait dans un langage neutre et très subjectif6. »

La culture psychologique introduit une culture émotionnelle qui demande de l’introspection de soi, de ses émotions et leur maîtrise réflexive7. Dans cette conception de soi psychologique, les émotions deviennent des objets à connaître et à maîtriser

1

« The goal of therapy thus increasingly became to help one realize one’s own authentic self » (Ibid., p.159, traduction personnelle).

2

« [A self] is highly responsible for self-transformation, yet it is not held morally accountable for its deficiencies. » (Ibid., p. 185, traduction personnelle).

3

Ibid., p. 59, 103. 4

« Emotional control thus points to a model of sociability in which one must display the ability to remove oneself from the reach

of others in order to better cooperate with them. » (Ibid., p. 104, traduction personnelle).

5

Ibid., p. 103. 6

« […] emotions become objects to be exchanges in an interaction, but they are exchanged in a language that is both neutral

and highly subjectivist. » (Ibid., p. 135, traduction personnelle).

7

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rationnellement. Dans la théorisation d’Illouz, ce modèle émotionnel est surtout associé aux femmes des classes moyennes et se généralise progressivement chez les hommes appartenant à ces classes :

« La psychologie à travers son accent sur la parole et les émotions privilégie naturellement les compétences qui sont socialement définies comme féminines, comme l’introspection émotionnelle, la verbalisation, et la centralité du langage dans une relation intime. En fait, il est possible de dire que c’est parce que la psychologie fait appel aux femmes et aux hommes d’adopter une attitude de soi typiquement féminine (refléter ses émotions, les exprimer et les comprendre) qu’elle contribue à la féminisation de la culture émotionnelle de façon générale, demandant aux hommes de communiquer verbalement, d’être réflexifs et émotionnels1. »

L’expression des émotions attribuée traditionnellement aux femmes des classes moyennes concerne également la vie des hommes qui doivent aussi développer leur potentiel émotionnel, l’écoute attentive, et entreprendre de l’introspection de soi en même temps que verbaliser leurs émotions dans leur vie intime. Illouz caractérise ce changement comme une féminisation de la culture émotionnelle. Parallèlement, le discours thérapeutique contribue au développement de nouvelles conceptions de la masculinité qui doit devenir réflexive, introspective, expressive et communicative, c’est-à-dire reconnaître le versant émotionnel de soi et parvenir à exprimer et à maîtriser leurs émotions2. Mais ce changement concerne une nouvelle fois, selon Illouz, les hommes des classes moyennes.

Aussi, malgré sa démocratisation, Illouz défend l’idée que le discours thérapeutique n’est qu’une affaire de classes moyennes3 parce qu’il correspond à leur culture émotionnelle introspective et réflexive4 et à leur vision de sujet :

« [L]’individualisme des classes moyennes et des classes moyennes supérieures peut être caractérisé de “l’individualisme psychologisé et doux”, qui accentue le sentiment de la singularité, de l’individualité et de la confiance en soi ainsi que les émotions, les besoins et les désirs du soi psychologique5. »

Ces classes sociales peuvent également monétiser leurs compétences émotionnelles au travail qui, en soi, leur demande d’en disposer. Pour Illouz, ce regard du sujet doté de l’individualité exprimant des états émotionnels n’est pas propre aux classes populaires. Il manque dans leur espace de travail. Ces classes expriment une autre forme de

1

« Psychology – with its emphasis on talking and feelings – naturally privileged skills that were socially defined as women’s,

such as emotional introspection, verbalization, and the centrality of language in intimate relationships. In fact, we may even say that because psychology called on women and men to adopt a quintessentially woman’s attitude toward the self (to reflect on one’s feelings, express them, and understand them) it contributed to a feminization of emotional culture in general, calling on men to become verbal, reflexive, and emotional. » (Ibid., p. 124, traduction personnelle).

2

Ibid., p. 217-222. 3

Freud lui-même ne considérait pas les classes populaires comme destinatrices de la psychanalyse : « Freud was skeptical

about poor people’s willingness to part with their neuroses » (Ibid., p. 153).

4

« Middle-class emotional culture has been characterized by an intense introspectiveness and reflexivity » (Ibid., p. 150, traduction personnelle)

5

« […] middle- and uppermiddle-class individualism can be characterized as “soft psychologized individualism”, emphasizing a

sense of uniqueness, individuality, and self-confidence as well as the emotions, needs, and desires of the psychological self. »

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l’individualisme : « L’individualisme des hommes et des femmes des classes populaires se caractérise par les narratifs de la lutte avec l’adversité ; c’est un individualisme rude qui accentue la méfiance, la dureté et la force physique1. »

Cependant, la sociologue américaine Jennifer M. Silva montre dans son étude sur les jeunes adultes de la classe ouvrière aux États-Unis qu’ils « abandonnent les narratifs traditionnels de l’âge adulte pour le modèle thérapeutique de la souffrance psychique et de la transformation de soi2 ». Ces jeunes mobilisent le cadre narratif du soi thérapeutique pour expliquer leur difficile situation et pour chercher des pistes pour améliorer leur vie par la transformation du passé familial douloureux3. Mais, d’après l’auteure, leur manque de moyens financiers rend cet accomplissement psychologique impossible. Nous pouvons en conclure que si le cadre explicatif psychologique s’étend au-delà les classes moyennes, sa réalisation reste socialement déterminée.

Pour comprendre le soi dans la culture de consommation, il faut prêter attention à la place occupée par la thérapie dans cette culture. Il résulte de cette imprégnation de discours thérapeutiques une vision de soi doté de l’intérieur, qu’il faut connaître et raconter, et dont les émotions sont à maîtriser. La culture de consommation la propage par l’industrie culturelle de développement de soi. Pour le philosophe canadien, Charles Taylor, ce soi psychologisé s’appuie sur les racines historiques plus profondes d’un soi authentique, réflexif et expressif.

4.2. L’identité authentique, réflexive et expressive

Au cours de notre présentation théorique, nous avons rencontré à plusieurs reprises le philosophe Taylor. Il a aussi été mobilisé par Heelas et Woodhead et al. pour expliquer les nouvelles tendances religieuses autour du religieux subjectif. McMahan fait référence à lui et à ses analyses de la rationalité ou de l’intériorité dans l’interprétation de la modernisation du bouddhisme. C’est également lui que nous croisons lorsque nous cherchons à comprendre la culture de consommation et l’importance qu’elle accorde à la mode et à l’expression individuelle qui représentent, pour Taylor, la radicalisation de la culture d’authenticité. Il convient ainsi d’analyser le concept d’identité chez ce philosophe canadien.

1

« The individualism of the working-class men and women is characterized by narratives of struggle with adversity; it is a

rugged individualism that emphasizes distrust, toughness, and physical strength. » (Ibid., p. 235, traduction personnelle).

2

« […] relinquish traditional narratives of adulthood for a therapeutic model of psychic suffering and self-transformation » (J. M. SILVA, « Becoming a Neoliberal Subject. Working-Class Selfhood in an Age of Uncertainty »,

<blogs.sciences-po.fr/.../05/Jennifer-Silva-POLINE-2011-11.pdf>, le 29/04/2017, p. 7, traduction personnelle).

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