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Le cadre conceptuel et théorique de la recherche

Chapitre 1 Le religieux dans la modernité tardive

2. La sécularisation de la religion

2.2. Exemples de sécularisation en France et en République tchèque

Pour parler de la transformation macrosociologique du religieux en France et en République tchèque, les auteurs recourent au vocabulaire de la sécularisation comme nous avons déjà pu l’observer pour la France dans les travaux que nous avons cités.

Pour comprendre la situation du religieux institutionnel en France à l’époque moderne, il faut commencer par la fin du XVIIIe siècle et le Concordat napoléonien. La position dominante de l’Église catholique dans la France de l’Ancien Régime1 et ses pouvoirs politique et social sont ébranlés par la Révolution de 1789. En 1801, Napoléon conclut avec le Saint-Siège un Concordat instaurant le système des « cultes reconnus » (catholicisme, protestantisme, judaïsme) qui continue à régir jusqu’à nos jours la relation entre l’État et la religion en Alsace-Moselle2. Une telle solution ne convient plus à la fin du XIXe siècle. Le conflit entre les deux France, la « fille aînée de l’Église » et la « fille de la Révolution », veut être résolu par la séparation des Églises et de l’État en 19053. Ces lois laïques positionnent l’État en tant que garant de la laïcité, empêchant toute ingérence de l’Église catholique dans le domaine public, c’est-à-dire celui de la politique, soumis désormais au principe de neutralité. Dans la laïcité à la française, la religion s’organise en tant qu’association, n’ayant aucune légitimation sociale et politique. L’État républicain, quant à lui, a le devoir d’assurer la liberté de conscience et de culte.

Toutefois, en France, l’introduction de ce principe politique n’implique pas nécessairement la sécularisation comme l’entendent les classiques de la théorie. Elle poursuit un processus de laïcisation, de l’éloignement de l’Église catholique de la politique et de la société. À l’échelle de la religiosité individuelle, la religion institutionnelle, et surtout le catholicisme, demeure une référence commune jusqu’aux années 19604 : 90 % des Français s’identifient au catholicisme et 30 % fréquentent régulièrement la messe en 19505. Une

1

J.BAUBEROT, L’histoire de la laïcité en France, Paris, PUF, 20074. 2

Ibid., p. 20-21. 3

Ibid., p. 29. 4

Voir pour le catholicisme Y.LAMBERT, Dieu change en Bretagne. La religion in Limerzel de 1990 à nos jours, Paris, Éditions du Cerf, 1985. Encore dans la première moitié du XXe siècle, la commune locale en Bretagne étudiée par Lambert vit entre la terre et le ciel en respectant un système associant des croyances religieuses, des attitudes et des convictions morales, sociales et politiques issues de la religion institutionnelle. Les croyances et les pratiques religieuses contrôlent toute la vie quotidienne et tous les rôles sociaux. Le calendrier social est le calendrier liturgique. La transmission religieuse se fait à l’école, à l’église et dans la famille.

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rupture macrosociale intervient au milieu des années 19601. Le catholicisme perd progressivement son statut de source principale commune pour la vie sociale et son empreinte sur la société française diminue2. C’est également une période de la diversification du religieux à l’échelle macrosociale. Nous pouvons situer plus particulièrement dans les années 1965-1975 l’arrivée et l’émergence de nouvelles formes de religion, dont le bouddhisme, et de mouvements religieux3, se développant hors des institutions religieuses traditionnelles.

En 2006, nous pouvons constater la diversification du religieux institutionnel et la baisse de l’identification individuelle institutionnelle à travers les chiffres suivants : les catholiques représentent 51 % de la population française4, les protestants en constituent 3 % tandis que 4 % de la population se réclament de l’islam et 1 % du judaïsme. Jusqu’à 50 % de Français ne se réclament d’aucune religion en 2008, un pourcentage comparable à celui de la République tchèque comme le constate l’historien français Philippe Portier lui-même5. Parallèlement, s’impose le constat du développement croissant du religieux non institutionnel, entamé déjà dans les années 19606. Il existe, par exemple, une grande demande d’ouvrages « ésotériques » dans les librairies7. Se développe aussi un religieux au croisement de la philosophie, de la psychologie et des « ressources psycho-philo-spirituelles8 ». Ainsi, dans les rouages de la modernité et de la modernité tardive, le religieux institutionnel en France perd en influence dans la société et en identification individuelle. En même temps, le religieux se diversifie et de nouvelles formes religieuses apparaissent hors du cadre institutionnel. Force est de constater, toutefois, que le christianisme continue à représenter la norme religieuse.

Comme en France, à la fin du XVIIIe siècle, nous constatons la domination du religieux institutionnel dans la religiosité individuelle et dans la société tchèque. Les catholiques sont majoritaires dans les pays tchèques9 et l’Église catholique est l’Église d’État, celle de l’Empire austro-hongrois10. Si cette situation perdure au XIXe siècle, il est important de souligner que, progressivement, une identité nationale tchèque s’affirme sans

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Y.LAMBERT, « La religion en France des années soixante à nos jours », Données sociales, INSEE (2002), p. 565-567. 2

D.HERVIEU-LEGER, Catholicisme. La fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003 ; Y.LAMBERT, Dieu change en Bretagne…, op. cit. 3

G.CHOLVY – Y.-M.HILAIRE, Le fait religieux aujourd’hui en France. Les trente dernières années (1974-2004), Paris, Éditions du Cerf, 2004, p. 32 ; J.VERNETTE, Sectes et réveil-religieux. Quand l’Occident s’éveille, Mulhouse, Éditions Salvator, 1976, p. 176-197.

4

H.TINCQ, « Les Français sont de moins en moins catholiques », Le Monde (10/01/2007), p. 9. 5

P.PORTIER, op. cit., p. 201-202. 6

Y.LAMBERT, « La religion en France… », op. cit., p. 565 ; P.PORTIER, op. cit., p. 200-201. 7

G.CHOLVY – Y.-M.HILAIRE, op. cit., p. 134. 8

N.GARNOUSSI, « Le développement de nouvelles ressources de sens “psycho-philo-spirituellesˮ. Dérégulation des savoirs et nouvelle offre idéologique », Social Compass 52/2 (2005), p. 197-210.

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Les pays tchèques (la Bohême, la Moravie et la Silésie) font partie de l’Empire austro-hongrois de cette époque jusqu’en 1918.

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référence à l’appartenance confessionnelle catholique, tout particulièrement lors de la fondation de la Tchécoslovaquie en 1918.

Comme en France, nous observons les changements du religieux institutionnel, en particulier pour la période suivant la Seconde Guerre mondiale. Si nous constatons que le catholicisme domine la religiosité tchèque jusqu’aux années 19501 – 76 % de Tchèques se reconnaissent dans l’Église catholique et 15 % disent appartenir aux Églises protestantes2 –, ces chiffres changent rapidement, dans les années suivantes, parce que le pays traverse un grand bouleversement sociopolitique à cause du durcissement du régime communiste. Les communistes arrivent au pouvoir en 1948 et le pays se trouve alors sous l’influence soviétique3. Cette situation marque le début du système totalitaire, le seul parti communiste centralisant la gestion bureaucratique de tous les aspects de la société. Le régime communiste durcit sa politique dans les années 19504. Les mesures répressives contre les élites et les non-communistes touchent aussi les Églises, et notamment l’Église catholique5. Leurs structures sont paralysées et des biens matériels confisqués6. Des structures étatiques ecclésiales sont créées. Les communistes envisagent d’« athéiser » progressivement la population en prônant l’idéologie étatique de l’athéisme marxiste-léniniste7. Les manifestations religieuses publiques sont réprimées et les croyants font l’objet d’une oppression constante.

À la suite de cette situation politique, les indicateurs de la religiosité institutionnelle enregistrent une baisse sensible8. En 1967, 44 % des Tchèques se disent chrétiens et 9,5 % fréquentent régulièrement l’office du dimanche9. Le déclin de la religion institutionnelle se poursuit aussi dans la période postérieure à 1950 et s’accélère, comme en France, dans les années 1960.

Dans le même temps, la religiosité institutionnelle connaît un certain renouveau grâce à l’affaiblissement de la pression exercée sur les Églises dans les années 196010. En effet, dans la deuxième moitié des années 1960, les communistes réformés, c’est-à-dire ceux qui souhaitent transformer le communisme sans pour autant introduire la pluralité politique ou mettre fin à l’économie planifiée, gagnent de plus en plus d’influence. Plus de gens se déclarent croyants et participent aux activités religieuses institutionnelles. Les formes

1

Ibid., p. 98-100.

2

ČESKÝ STATISTICKÝ URAD, Obyvatelstvo podle náboženské víry a pohlaví podle výsledků sčítání lidu v letech 1921, 1930, 1950,

1991, 2001 a 2011, Praha, Český statistický úřad, 2016, <https://www.czso.cz/documents/10180/20548149/-4032130118.pdf/e161cf74-4650-424c-b276-154bdcd6ec31?version=1.0>, le 03/09/2014.

3

K.KAPLAN, op. cit., p. 133-366. 4

L.KALINOVÁ, Společenské proměny v čase socialistického experimentu. K sociálním dějinám v letech 1945-1969, Praha, Academia, 2007, p. 124-129.

5

K.KAPLAN, op. cit., p. 202. 6

D.VÁCLAVÍK, op. cit., p. 99-110. 7 Ibid., p. 106-110. 8 Ibid., p. 106-110. 9 Ibid., p. 111-114. 10 Ibid., p. 111-114.

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religieuses hors institutions traditionnelles comme le yoga ou le bouddhisme font également leur apparition1.

Mais la situation politique empêche ce renouveau de continuer et cette pluralisation de se développer, surtout de façon officielle. Craignant l’avancée de la libéralisation de la politique, plusieurs républiques communistes d’Europe centrale et orientale, ainsi que l’Union soviétique, réunies au sein du Pacte de Varsovie, envahissent la Tchécoslovaquie en août 1968, ce qui met fin aux réformes2. Cette intervention permet au régime communiste de se consolider à nouveau et de durcir sa politique dans cette période de « normalisation », comme cette situation sera qualifiée3. Les organisations de la décennie précédente seront fermées et remplacées par celles soutenant le régime4 qui réintroduit la censure, les répressions et la surveillance. Les frontières sont fermées. Une pluralisation religieuse ne s’amorce qu’à partir des années 1980. Les horoscopes se popularisent et des livres portant sur une « spiritualité alternative » commencent à apparaître5 dans des réseaux clandestins avant d’être accessibles dans les librairies.

En Tchécoslovaquie, le régime communiste prend fin en 1989 à la suite de la Révolution de velours. En 1993, le pays se scinde en deux entités distinctes : la République tchèque et la République slovaque. Les indicateurs de la religiosité institutionnelle tchèque, en 2011, font apparaître que l’appartenance religieuse institutionnelle a diminué6 jusqu’à 21 %7, 34 % des Tchèques indiquent qu’ils ne sont liés à aucune confession et 45 % d’entre eux ne se sont pas prononcés. Les catholiques représentent au total 10 % de la population. Diverses Églises protestantes rassemblent 1,5 % de la population. Les communautés juives, musulmanes, hindoues, bouddhistes et membres d’autres mouvements religieux constituent moins d’1% de la population. La pluralité est également encouragée par le développement de la littérature religieuse et « spirituelle » ayant trait au chamanisme, aux Indiens nord-américains, à l’astrologie, au New Age, à l’« ésotérisme » et bien d’autres encore8. Mais comme dans les autres pays d’Europe centrale et orientale, les nouvelles formes religieuses institutionnelles et hors institutions font une véritable percée à partir des années 19909. Toutefois, comme en France, malgré une pluralisation du domaine religieux, la norme religieuse reste associée au christianisme qui domine les statistiques.

1

K.WERNER, communication personnelle, le 20/10/2010. 2

M.OTAHAL, Normalizace 1969-1989. Příspěvek ke stavu bádání, Praha, Ústav pro soudobé dějiny AV ČR, 2002, p. 50-59. 3

Ibid., p. 53. 4

Ibid., p. 50-62.

5

D.VÁCLAVÍK, op. cit., p. 123-129. 6

Contrairement aux autres pays d’Europe centrale et orientale, l’adhésion religieuse n’enregistre pas d’augmentation dans les années 1990 et 2000 (M.TOMKA, Expanding Religion. Religious Revival in Post-Communist Central and Eastern Europe, Berlin – New York, De Gruyter, 2011, p. 65).

7

ČESKÝ STATISTICKÝ ÚŘAD, Obyvatelstvo podle náboženské víry…, op. cit. 8

Z.R.NEŠPOR, Příliš slabí ve víře. Česká ne/religiozita v evropském kontextu, Praha, Kalich, 2010, p. 122-126. 9

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En 2013, entre en vigueur la loi de 428/2013 Sb sur la restitution des biens des institutions ecclésiales confisqués par le régime communiste et sur les financements de ces institutions, ce qui conduit, comme en France, à la séparation complète des Églises et de l’État. À terme, aucune Église ne sera plus payée par l’État.

Bien que la sécularisation tchèque se déroule avant tout sous le régime communiste, son évolution se rapproche de celle de la France, avec le déclin du religieux institutionnel et la pluralisation du religieux institutionnel et hors institutions.

Tant pour la France1 que pour la République tchèque2, les auteurs qualifient les changements observés pour le religieux à l’échelle macrosociologique en termes de sécularisation. Les sociétés française et tchèque sont des sociétés modernes dans lesquelles le religieux institutionnel est en déclin, alors que d’autres formes de religieux se développent, dans un contexte sécularisé, mais marqué encore par une domination religieuse chrétienne.

Pour compléter l’analyse des transformations macrosociologiques du religieux contemporain impactées par la sécularisation des institutions religieuses, l’individualisation et la privatisation du religieux, il nous faut encore faire appel aux auteurs qui travaillent sur le religieux hors institutions religieuses.