• Aucun résultat trouvé

Le cadre conceptuel et théorique de la recherche

Chapitre 4 Le religieux dans la culture de consommation

1. La culture de consommation : histoire et caractéristiques

1.1. L’histoire de la culture de consommation

Sassatelli offre une synthèse historique de l’émergence de la culture de consommation, en résumant différentes recherches historiques et sociologiques pour en tracer une image complexe4. Comme le constate elle-même la sociologue italienne : « Les historiens, les sociologues et les anthropologues d’aujourd’hui sont enclins à préférer des explications qui englobent plusieurs facteurs pour expliquer la naissance et le développement de la soi-disant société de consommation1. » À partir la deuxième moitié du XVIIe siècle et tout au long du XVIIIe siècle dans de nombreux pays européens, la consommation comme pratique sociale enregistre d’importants changements aussi bien en Angleterre qu’aux Pays-Bas. Les biens de consommation s’accroissent avant tout pour des articles de luxe qui sont parfois d’origine exotique. De nouveaux biens de consommation

1

Ibid., p. 8 ; R.SASSATELLI, Consumer Culture…, op. cit., p. 43. 2

D.SLATER,Consumer Culture and Modernity, op. cit., p. 8 (traduction personnelle).

3

Ibid., p. 25 (traduction personnelle). 4

146

apparaissent tels que l’immobilier domestique, le sucre, le café, et les anciens se diversifient en qualité et en matériaux. Leur consommation augmente et s’élargit à d’autres couches sociales que l’aristocratie, seule couche sociale pouvant s’en procurer à l’époque prémoderne. Ces changements sont possibles grâce au colonialisme, au développement du commerce international et à l’urbanisation.

Ils sont accompagnés par la progression de nouveaux besoins, valeurs et usages associés aux objets matériels2. Le désir de nouveaux objets apparaît sans qu’il s’agisse d’objets de première nécessité, comme le recours le plus en plus souvent au marché. Cette évolution de la place du marché devient plus compréhensible si nous rappelons son rôle dans la société prémoderne où la consommation se faisait dans le cadre de l’autoproduction et dans des relations sociales de proximité, notamment par le troc ou l’échange3 et où le marché n’y fonctionnait que pour les produits de luxe.

C’est également au XVIIIe siècle que la consommation s’associe de plus en plus à sa valeur hédoniste. La recherche de plaisir dans la culture matérielle s’amplifie progressivement, alors que cette particularité de la consommation n’était réservée qu’à l’aristocratie à l’époque prémoderne. Nous assistons également à la montée de l’attitude esthétique des objets, comme par exemple, par leur mise en spectacle dans des magasins vitrés, voire dans des galeries commerciales comme celle du Passage Feydeau à Paris, construite en 1791.

En termes de nouveaux usages, la consommation devient une activité de loisir, notamment pour les femmes bourgeoises qui gagnent ainsi en visibilité publique. En même temps, la consommation est confiée à l’espace domestique et associée au domaine privé. La bourgeoisie prête attention à sa maison en cherchant le confort et la remplit d’objets de décoration. La consommation devient une source de plaisir, y compris esthétique, et un passe-temps, surtout féminin, à destination des foyers bourgeois.

Sassatelli souligne que ces changements dans la consommation précèdent ceux de la production survenus au XIXe siècle avec la révolution industrielle. Elle insiste sur le fait que « [l]a littérature récente trouve que la consommation a joué un rôle actif dans le développement du capitalisme4 ». Ainsi, le capitalisme consumériste se développe autant à travers la transformation de la consommation que de la production. Si l’industrialisation permet l’augmentation de la production standardisée et qu’apparaît, au début du XXe siècle, la production de type fordiste donnant lieu à la massification dans la fabrication, alors

1

« Today historians, sociologists and anthropologists tend to favour multi-factor explanations of genesis and development of the

so-called consumer society. » (Ibid., p. 30, traduction personnelle).

2

Voir notamment les auteurs comme M.B.MILLER, The Bon Marché. Bourgeois Culture and the Department Store, 1869-1920, London, Allen & Unwin, 1981 ; T.VEBLEN,op. cit.

3

R.SASSATELLI, Consumer Culture…, op. cit., p. 4-31. 4

« Recent literature considers that consumption has had an active role in the development of capitalism. » (Ibid., p. 30, traduction personnelle).

147

l’émergence de la culture de consommation n’est pas intelligible sans référence à la consommation. La seule production industrielle n’est pas liée à son origine. Des changements dans la production sont inséparables de l’expansion de la consommation. Il s’agit d’un effet circulaire et interconnecté. Ce rapport est même précédé par celui du commerce et de la consommation depuis le XVIIe siècle. Le changement dans le commerce qui affecte notamment l’augmentation des biens matériels en Occident, contribue aussi au changement de la consommation. Pour Sassatelli, la séparation de la consommation de la production est due à la perception valorisante de la production au détriment de la consommation1, restant confinée dans la sphère privée2. Cette auteure nous montre que l’accent wébérien sur la production et l’ascétisme, que nous avons brièvement abordé dans le chapitre 1 sur la modernité, doit s’accompagner de l’attention prêtée à la consommation et à l’hédonisme dans l’émergence du capitalisme.

En plus des changements dans la consommation et de l’industrialisation de la production, le capitalisme consumériste est né de l’expansion du marché capitaliste grâce aux transports, aux organisations commerciales et aux nouvelles formes de commercialisation par la publicité, l’emballage et la création de marque. La consommation est également encouragée et rationalisée par le phénomène de la mode, assurant vente et consommation renouvelées1. La mode et les experts de mode remplacent ainsi la consommation d’habillement de l’époque prémoderne ordonnée par la couche sociale. De plus, les marchands perçoivent aussi les clients comme un ensemble indifférencié de consommateurs anonymes, séparant ainsi l’activité d’achat des relations personnalisées. L’identité du consommateur s’impose donc également dans la société. Il n’est donc pas surprenant que la rencontre des nouveaux besoins, valeurs et usages consuméristes développés au XVIIIe siècle, avec la transformation de la production industrielle et la nouvelle commercialisation des biens de consommation du XIXe siècle, favorisent l’émergence du capitalisme consumériste et la culture de consommation.

Cette présentation historique nous prévient de l’approche réductrice qui limiterait la culture de consommation à son développement après la Seconde Guerre mondiale, où nous assistons à l’émergence de ce que nous pouvons dénommer la société de consommation de masse. Cette massification est rendue possible grâce à la médiatisation de la culture, notamment au courant des années 1960 par le développement de la télévision. Celle-ci présente de nouveaux produits standardisés introduisant leur usage, et de nouvelles significations pour la consommation dans la vie quotidienne d’un grand nombre de

1

Si la consommation est nécessaire pour la production, elle n’est vue comme socialement acceptable qu’à travers certaines formes et pour certains objets. Cette perception valorisante se base sur des comportements bourgeois (Ibid., p. 37).

2

Cette perception peut être associée à l’attribution de la production à l’activité masculine contrairement à la consommation qui est assignée aux femmes (voir T.VEBLEN,op. cit. ; D.SLATER, « Public/private », op. cit., p. 138-147).

148

consommateurs2. Dans les publicités télévisées, la consommation est davantage associée à l’identité qu’à l’appartenance de classe. La télévision encourage donc la consommation en tant qu’activité de la construction identitaire et le consumérisme comme mode de vie3. Toutefois, l’influence des classes ne disparaît pas. Les nouvelles formes de consommation sont encouragées par les classes moyennes et leurs manières de consommer4.

C’est également au début de la deuxième moitié du XXe siècle que nous assistons à l’émergence de groupes de consommateurs différenciés par leurs styles de vie, notamment parmi les jeunes qui donnent naissance au phénomène de cultures transnationales des jeunes autour de pratiques particulières de consommation. Vient donc s’introduire la notion de style de vie pour parler de modes de vie, notamment en lien avec des formes de consommation. Nous reviendrons à ce sujet dans le chapitre 5.

Progressivement, la consommation entre également dans l’espace politique. Elle occupe une place importante dans le changement des régimes communistes et contient une dimension politique à travers l’apparition de formes de consommation alternative5. Il est courant de parler à leurs propos de consommation « éthique » ou « écologique ». Elles reflètent de cette manière des valeurs morales et politiques.

En ce qui concerne les développements dans la production, on constate que le fordisme est remplacé par la production de type post-fordiste qui intensifie l’aspect esthétique des produits, leurs présentations visuelles avec le design de masse, même pour des produits d’usage quotidien comme c’est le cas de l’entreprise Ikea6. La production devient également plus flexible : les produits changent vite et se personnalisent. Nous assistons même aujourd’hui à une individualisation de la production.

À partir des années 1980, le développement de cette économie post-fordiste s’associe au discours économique néolibéral. Le néolibéralisme représente une idéologie politico-économique de bonheur humain à la base du marché libre, du choix libre de consommateurs, de la responsabilité individuelle et de la propriété privée7. Il prône la restriction des interventions de l’État, la réduction de la politique sociale, et tend vers la marchandisation de tous les aspects de la vie humaine. Il s’est d’abord introduit dans des pays anglo-saxons, notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne à la fin des années 1970, remplaçant la politique économique du contrôle du marché. Pour Slater, le consommateur libre du discours néolibéral devient la figure emblématique des pratiques

1

Voir en particulier pour la fin du XIXe siècle G.SIMMEL, Philosophie de la mode (trad. de l’allemand par A. Lochmann), Paris, Éditions Allia, 2013.

2

A.ARVIDSSON, Brands. Meaning and Value in Media Culture, London – New York, Routledge, 2006, p. 23-29. 3

Cf. D.SLATER,Consumer Culture and Modernity, op. cit., p. 12.

4

R.SASSATELLI, Consumer Culture…, op. cit., p. 49. 5

Ibid., p. 136. 6

Ibid., p. 44-49. 7

149

sociales et de la citoyenneté parce que sa liberté de choix consumériste devient le synonyme de la liberté individuelle tout court1.

La deuxième moitié du XXe siècle est aussi la période durant laquelle la culture de consommation se répand à l’échelle mondiale comme moteur de la globalisation2. Comme l’exprime Slater :

« La culture de consommation a été l’outil phare pour faire avancer le commerce occidental, les marchés occidentaux et la façon de vivre occidentale. En tant qu’élément du projet universaliste de la modernité occidentale, la culture de consommation se caractérise tant par les prétentions globales que par l’extension globale3. »

L’expansion globale de la culture de consommation est donc celle de la modernité occidentale et du capitalisme occidental.

Ce cadre historique de la culture de consommation nous est utile parce qu’il représente pour nous un contexte général et, de surcroît, commun dans une certaine mesure tant pour la France que pour la République tchèque. Nous postulons qu’il est valable pour ces pays malgré son caractère schématique et réducteur qui gomme les éventuelles variations nationales. Notre objectif est en effet surtout de montrer les points de rapprochement entre ces deux contextes nationaux.

Toutefois, nous avouons le fait que le développement historique que nous venons d’esquisser semble, de premier abord, concerner l’Occident et la France se trouve directement au cœur du modèle culturel décrit ci-dessus. Nous avons vu sa participation précoce par les galeries marchandes ou par la recherche à travers notre référence aux travaux de Baudrillard sur la société de consommation. Il ne nous reste qu’à apporter quelques précisions sur la version de culture de consommation de masse qui s’introduit en France durant la période de prospérité appelée les « Trente glorieuses », période allant de l’après-guerre (1939-1945) jusqu’au début des années 19704. Cette période est encouragée par l’augmentation de la production et du pouvoir d’achat grâce à la hausse de revenus. Mais, jusqu’en 1968, cette amélioration des conditions de vie n’a pas concerné toutes les couches de la population française, à l’exemple des ouvriers spécialisés5.

Lorsque l’économie ralentit dans la France des années 1970 et 1980 à cause de deux grands chocs pétroliers6, le néolibéralisme trouve progressivement sa place dans la

1

D.SLATER,Consumer Culture and Modernity, op. cit., p. 10-11.

2

Ibid., p. 9 ; F.GAUTHIER – T.MARTIKAINEN – L.WOODHEAD, « Introduction. Religion in Market Society », op. cit., p. 2. 3

« Consumer culture has been a flagship for the advance of western business, western markets and a western way of life. As

an aspect of the universalizing project of western modernity, consumer culture has both global pretentions and global extension. » (D.SLATER,Consumer Culture and Modernity, op. cit., p. 9, traduction personnelle).

4

S.BERSTEIN – P.MILZA, Histoire du XXe siècle, II…, op. cit., p. 345 ; H.MENDRAS – L. DUBOYS FRESNEY, Français, comme

vous avez changé. L’histoire des Français depuis 1945, Paris, Tallandier, 2004, p. 274.

5

R.PFEFFERKORN, Inégalités et rapports sociaux…, p. 58. 6

150

politique économique de l’État pour encourager le développement économique1. Intervenant dans les domaines économique et social pour assurer de nombreuses fonctions sociales auprès de la population – son bien-être, la sécurité sociale et la redistribution égale de la richesse –, l’État-providence de l’après-guerre est remplacé par une vision néolibérale de l’économie. Valéry Giscard d’Estaing, Président de la République (1974-1981), aurait même affirmé que « la norme la plus savante de la pensée économique contemporaine est la pensée néo-libérale2 ». L’État commence alors à privilégier la défense de l’économie de marché à la place des dépenses publiques. Dans les années 1980, la droite politique s’inspire du néolibéralisme américain dans son discours économique.

En ce qui concerne la République tchèque, nous souhaitons aborder de façon plus détaillée le développement de la culture de consommation de masse, en raison d’un contexte historique influencé par le régime communiste. En 1968, le régime tchécoslovaque a pour souci de maintenir l’illusion sur la société de consommation à l’occidentale, qui reste aussi d’actualité après 19683. Pour y parvenir après le Printemps de Prague, qui marque une tentative de libéralisation politique, le régime cherche à dépolitiser la population et à la couper des affaires publiques comme l’atteste l’historien tchèque Milan Otáhal4. Cette démarche est contrebalancée par l’accent qu’il porte sur la vie privée et la consommation. Otáhal qualifie cette situation économique de « socialisme consumériste5 » : le régime assure un certain niveau de la vie et une sécurité sociale importante. La consommation est régulée par l’État qui indique des besoins à avoir et des moyens d’exprimer le désir6. La publicité existe, mais elle n’est que peu insérée dans des relations de concurrence. Elle présente souvent les seuls produits disponibles, y compris les aliments de base. Certains produits annoncés ne sont même pas disponibles sur le marché. La population est en effet en manque constant d’approvisionnement7. Les produits de consommation sont peu différenciés, ce qui rend difficile l’exercice du choix par le consommateur. Le sociologue tchèque Jiří Večerník argumente qu’il n’est pas possible de parler de consommation de masse avant la chute du communisme8. La culture de consommation tchèque de cette époque n’est pas par conséquent développée de la même manière qu’en France.

1

Pour une argumentation plus détaillée : B.JOBERT (dir.), Le tournant néolibéral en Europe. Idées et recettes dans les pratiques

gouvernementales, Paris, L’Harmattan, 1994 ; F.DENORD, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007.

2

Ibid., p. 282. 3

J.KNAPIK –M.FRANZ, Průvodce kulturním děním a životním stylem v českých zemích 1948-1967, Praha, Academia, 2011.

4

M.OTÁHAL, Normalizace…, op. cit., p. 59-60. 5

Ibid., p. 59. 6

ČESKÝ ROZHLAS, Konzum za socialismu: Touha po svobodě byla slabší než touha nestát ve frontě, konstatuje historik | Web 1968, <https://1968.rozhlas.cz/konzum-za-socialismu-touha-po-svobode-byla-slabsi-nez-touha-nestat-ve-fronte-7211032>, le 16/06/2018.

7

L.KALINOVÁ, Společenské proměny…, op. cit., p. 126-167. 8

J.VEČERNÍK, « Konzumní společnost. Vstup do ráje hojnosti a manipulace », dans H. MAŘÍKOVÁ –T.KOSTELECKÝ –T.LEBEDA et al. (dir.), op. cit., p. 102.

151

Večerník montre cependant que la consommation joue un rôle clé dans le changement politique1. La libération politique recherchée à la fin des années 1980 est liée à l’envie de consommer à l’occidentale. Après la chute du communisme en 1989, la Tchécoslovaquie entreprend une transition économique qui passe par une privatisation de l’économie, bien que plusieurs domaines soient exclus du projet, dont la sécurité sociale et le système de santé2. Le Premier ministre Václav Klaus (1992-1997) veut introduire le néolibéralisme, mais la variante économique qui est finalement adoptée ressemble à un État-providence avec un marché libre et une sécurité sociale complexe3. À la suite de cette libéralisation du marché, Večerník affirme que la société de consommation de masse se met en place, notamment à partir de 19994. D’où résulte la diversification de l’offre de produits, l’augmentation des revenus et le développement des classes moyennes.

Notre court survol de l’histoire de la culture de consommation nous a permis d’établir l’émergence et la massification de celle-ci à la suite des évolutions du commerce, de la consommation et de la production, mais aussi de saisir de nouveaux usages et valeurs associées à la consommation. Cette culture de consommation, dans le sens de culture de masse avec une place importante du discours néolibéral, est également présente en France et en République tchèque. Ce résumé nous a permis d’identifier plusieurs caractéristiques propres à la culture de consommation que nous souhaitons maintenant approfondir.