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Chapitre 2 Méthodologie de la recherche

3. La subjectivité du chercheur et son interaction avec le terrain

3.1. La construction progressive de la familiarité

Nous avons tout d’abord cherché à nous rendre familière sur nos terrains. Cette démarche serait difficile sans notre attirance personnelle pour le bouddhisme. Procédant à ce que Pierre Bourdieu qualifie d’« auto-analyse1 », il convient de mentionner que nous nous consacrons à l’étude scientifique du bouddhisme depuis de nombreuses années, notamment sous sa forme philosophique et scripturaire, aussi grâce à un apprentissage intensif du sanscrit durant les cinq années d’études supérieures en sciences des religions. Cet intérêt pour le bouddhisme n’est pas sans lien avec une fascination pour le sujet, son esthétique et

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celui de son implantation en Occident au tout début de nos études universitaires. Dans le cadre de notre Master 2, nous avons entrepris l’analyse sociologique du bouddhisme en Occident par l’étude de la Sōka-gakkai en France, puis poursuivi dans une recherche doctorale nos questionnements sociologiques sur le bouddhisme en Occident.

Afin de bien mener une enquête ethnographique, il nous était d’abord nécessaire de nous immerger sur nos terrains d’enquête afin de mieux les comprendre :

« La capacité de comprendre non seulement ce qui se passe mais aussi les raisons de ce qui se passe, de maîtriser les principales logiques aussi bien cognitives que pragmatiques de ses interlocuteurs, autrement dit d’être à l’aise au sein de la culture que l’on étudie, relève d’un ensemble de processus d’imprégnation typiques de l’observation participante1. »

En plus de la compréhension de l’engagement bouddhiste des pratiquants dans leurs espaces de pratique par notre propre implication, cette approche nous a permis de gagner la confiance de nos enquêtés, autant celle des responsables des associations bouddhistes que celle des pratiquants plus ordinaires. Afin de réussir cet objectif, nous avons cherché à nous familiariser avec le contexte des activités bouddhistes et avec leurs participants. Les organisations nous ont également fourni un contexte favorable en privilégiant le tutoiement entre les pratiquants, y compris avec les nouveaux venus.

Ces objectifs n’ont été rendus possibles que grâce à un investissement important sur le terrain. Au-delà de l’investissement financier, comme le dit Schwartz, une enquête de terrain consiste en « don de soi, de son temps, de son attention, de sa disponibilité », c’est-à-dire que le « voyeurisme de l’ethnologue – qui est prise de possession par le regard – se double ici d’un “écouteurisme” permanent caractérisé par la posture inverse2 ». Nous ajouterons également le don de corps et de nos capacités personnelles. En effet, pour rencontrer des personnes et augmenter la possibilité de créer des liens, il devenait nécessaire de passer du temps dans des lieux de vie bouddhistes et de s’impliquer dans leurs activités. Ainsi, nous avons donc pris décision d’une présence la plus régulière en multipliant des occasions de participation. Aussi, avons-nous commencé à suivre des activités destinées aux débutants dans le but de mieux nous imprégner de l’enseignement bouddhiste, des techniques de pratique bouddhiste et des codes de comportement dans les différents lieux d’observation. Cette approche nous a aussi conduite à nous impliquer à une multitude d’activités (pratique bouddhiste, ménage, repas, promenades, travaux, etc.). Nous cherchions donc à accentuer le côté de participant.

Pour analyser cet investissement de soi, il paraît nécessaire de porter davantage d’intérêt à notre investissement corporel religieux. En effet, pratiquer le bouddhisme avec les

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O. DE SARDAN, « Le “je” méthodologique. Implication et explication dans l’enquête de terrain », Revue française de sociologie 41/3 (2000), p. 434.

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enquêtés, ce qui nous semblait au départ peu propice à la création de liens personnels, s’est avéré devenir une nécessité absolue. Les liens de confiance entre pratiquants ne se réalisaient pas exclusivement par l’intermédiaire d’échanges de paroles. Nous avons donc considéré la pratique bouddhiste comme une méthode d’intégration au sein des collectifs bouddhistes. Être perçue comme pratiquante ou comme sociologue-pratiquante nous semblait indispensable pour les besoins de notre enquête. Un pratiquant n’a d’ailleurs pas manqué de nous exprimer que lors de notre prochaine venue au temple, nous viendrions pour nous-mêmes et non pas pour notre thèse1. Nous avons parfois été tellement assimilée au collectif, y compris par les responsables d’organisations, que l’on nous a même demandé d’accueillir des visiteurs dans un temple zen pour leur donner des informations sur le lieu et la pratique du bouddhisme zen2.

Cet investissement religieux n’était cependant pas évident. Les expériences du « vide mental », de « l’instant présent » ou de la « conscience du corps », pour reprendre des expressions des pratiquants, nous ont permis de bien mieux nous rapprocher des pratiquants et de comprendre ce qu’ils cherchaient à nous exprimer dans leurs propos liés aux pratiques religieuses. Mais pour nous, cet engagement corporel était aussi source de souffrance, de frustration, d’énervement et parfois même de sentiment de perte de temps. Sur ce point, Olivier de Sardan exprime qu’il est difficile de mener une enquête ethnographique pour des activités qui « n’inspireraient que dédain ou ennui3 », ce qui fait que l’ethnographie apporte peu d’outils pour gérer des situations semblables. Ce rapport subjectif à la pratique méditative nous a également empêchée de participer à certains types de séjours bouddhistes et d’y prolonger notre présence au-delà quelques jours.

Si nous avons, de temps à autre, expérimenté ce que nos interviewés nous confiaient au moment des entretiens, nous n’avons jamais entrepris d’en faire une auto-analyse4. Notre expérience du bouddhisme n’a donc pas pu être identique à celle des pratiquants bouddhistes, puisque la familiarisation absolue en était exclue.

Nous avons aussi cherché à maintenir une relation régulière avec les pratiquants par des discussions informelles portant sur leurs expériences, leurs opinions et leurs vécus quotidiens. De ce fait, nous avons aussi révélé certains aspects de notre vie personnelle, de nos opinions et surtout, de notre recherche et notre intérêt pour le bouddhisme. Nous avons même partagé des moments de convivialité avec des pratiquants dans, mais aussi en dehors des espaces bouddhistes.

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Journal de terrain de la Bodhicharya France, le 15/10/2011. 2

Journal de terrain de l’Association Zen Internationale, le 18/09/2011. 3

O. DE SARDAN, op. cit., p. 434. 4

Loïc Wacquant adopte également cette approche lors de son étude de la boxe dans un quartier populaire aux États-Unis (L.J. D.WACQUANT, « Corps et âme. Notes ethnographiques d’un apprenti-boxeur », Actes de la recherche en sciences sociales 80/2 [1989], p. 33-67). Pour les terrains religieux, voir H.A.BERGER, A Community of Witches. Contemporary Neo-paganism and

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En République tchèque, nous avons particulièrement eu l’impression d’une plus grande proximité avec nos enquêtés, que nous attribuons, au-delà de notre appartenance aux classes moyennes éduquées, au partage d’un même espace linguistique1 et à la proximité de l’âge.

Dans les deux pays, des liens qui pouvaient être rapprochés de ceux de l’amitié se sont développés avec quelques pratiquants. La frontière qui existait entre nous et les interviewés est devenue par moments encore plus étroite, notamment en République tchèque où nous avons croisé sur le terrain quelques-uns de nos amis ou amis de nos amis, c’est-à-dire les personnes que nous avions connues avant l’enquête, à l’école ou à l’université, et en dehors de tout intérêt d’une enquête de terrain.

Toutefois, ces échanges informels n’ont pas toujours été possibles en raison du caractère des rencontres bouddhistes, et ils ne se sont parfois limités qu’à des interactions verbales plus fermées, notamment avec les représentants en France du bouddhisme zen.

Nous avons aussi constaté que le fait d’être une chercheuse nous a facilité notre mise en relations avec les pratiquants masculins, alors que nos liens ont été plus difficiles à nouer avec les pratiquantes. Ce contexte nous a obligée à devoir gérer certaines situations de séduction de la part des pratiquants.

Comme le constate aussi Schwartz, le sociologue s’épuise par la recherche de la familiarité entraînant le don de soi2. Cet épuisement provient, d’une part, de la participation à toutes sortes d’activités sur une longue durée, de l’attente des réponses aux demandes d’entretien, de l’expérience de rendez-vous manqués, de la recherche de l’accès aux terrains de plus en plus larges, ou de démarches destinées à surmonter des interdictions de poursuivre l’enquête, obstacles sur lesquels nous reviendrons un peu plus loin dans ce chapitre. Par ailleurs, obligés de cumuler notre travail scientifique avec celui d’une activité salariée sur le long terme, mais aussi de devoir changer de direction de recherche, nous a souvent conduite à un état d’épuisement physique et mental. Nous comprenons donc bien ce que Schwartz dénomme le « don excessif3 ».

Witchcraft in the United States, Columbia, University of South Carolina Press, 1999 ; M.PAGIS, « From Abstract Concepts to Experiential Knowledge. Embodying Enlightenment in a Meditation Center », Qualitative Sociology 33/4 (2010), p. 469-489. 1

Nous avons commencé notre enquête en France après un an d’études supérieures, ce qui nous a permis d’acquérir des compétences linguistiques en français suffisantes sans toutefois de nous faire bilingue.

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O.SCHWARTZ, Le monde privé des ouvriers…, op. cit., p. 53. 3

46 3.2. La recherche de la « juste distance »

Tout au long de notre démarche de familiarisation s’est posée la question des limites de notre participation et de l’empathie que nous pouvions éprouver pour les pratiquants. En effet, nous l’avons déjà mentionné, la « conversion » au bouddhisme, c’est-à-dire le fait de devenir insider, ne nous semblait pas nécessaire pour bien conduire notre enquête de terrain1, et elle nous était de plus inaccessible.

Il nous a donc fallu nous questionner davantage sur l’adoption de cette « juste distance2 » avec les enquêtés dont parle Alban Bensa. Il s’agit d’une posture qui permet de rompre avec le sentiment de proximité. Il nous a donc paru important d’apprendre à prendre du recul, qui a été facilité par la distance que nous avions choisi d’entretenir avec la pratique bouddhiste. Nous avons aussi activement adopté la stratégie de nous présenter systématiquement aux responsables d’organisation en tant que sociologue, et n’avons pas non plus masqué notre identité universitaire aux pratiquants. C’est également cette posture du scientifique désintéressé que nous avons mise en avant lorsqu’on nous demandait de nous engager davantage dans le bouddhisme, dans des situations où certaines personnes essayaient de nous « convertir », et dans les cas où nous étions interrogée pour évaluer le bouddhisme ou porter un jugement sur telle activité bouddhiste ou sur tel maître. Nous avons aussi décliné, en nous revendiquant de notre statut de chercheur, la demande qui nous avait été exprimée de devenir le guide d’un temple zen.

Toutefois, nous n’avons pas systématiquement revendiqué l’identité exclusive de chercheur et nous ne nous sommes pas opposée à des remarques qui nous assignaient à un statut de pratiquant. Nous nous serions engagée d’une certaine façon dans le « cynisme méthodologique » dont parle de Sardan lorsqu’on laisse croire aux indigènes qu’on partage leurs convictions3.

Notre souci de prendre une certaine distance avec les pratiquants n’est pas éloigné de celui de certains responsables qui nous reprochaient d’être perçue comme pratiquante par les pratiquants eux-mêmes. Pour eux, notre longue présence sur le terrain avec notre participation aux activités bouddhistes devenait trompeuse pour les pratiquants. Ce sont surtout les responsables de la Sōka-gakkai et de la Diamond Way qui insistaient sur ce point, nous renvoyant indirectement à ce cynisme.

Depuis notre première rencontre avec l’organisation, et de façon répétée au moment de chaque nouvelle rencontre, la Sōka-gakkai nous obligeait de nous présenter en tant que

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Cf. O. DE SARDAN, op. cit., p. 430-431. 2

A.BENSA, « De la relation ethnographique. À la recherche de la juste distance », Enquête 1 (1995), p. 131-140 ; M.AVANZA, « Comment faire l’ethnographie quand on n’aime pas “ses indigènes” ? Une enquête au sein d’un mouvement xénophobe », dans D.FASSIN – A.BENSA (dir.), Les politiques de l’enquête. Épreuves ethnographiques, Paris, La Découverte, 2008, p. 51. 3

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chercheur et d’expliquer à l’ensemble des participants les raisons de notre présence. Une plus grande distance s’est alors établie entre nous et les pratiquants, ce qui nous a empêchée de pratiquer ce bouddhisme de l’intérieur. Pour la Diamond Way, l’interdiction d’accès au terrain déjà mentionnée a été causée par cette demande de mise à distance, tout comme l’interdiction de participer aux weekends de pratique religieuse du fait de notre statut de chercheur.

Les responsables nous renvoyaient de ce fait à notre condition de chercheur et demandaient qu’elle soit respectée à travers notre éloignement affectif et la vertu du désintéressement scientifique. Leur attitude montre donc que la minimisation totale de la distance n’était pas possible et que le fait de créer de la distance pouvait même être demandé par les participants de l’enquête.

Ainsi, notre volonté d’adopter la juste distance n’est pas non plus possible sans une interrogation sur la perception que les interviewés se font de nous, perception qui oscillait entre soit d’être comme eux une pratiquante, soit d’être une personne extérieure. Comme le résume l’anthropologue Bensa à partir du travail du Jeanne Favret-Saada : « [L]a juste distance en ethnologie est moins le maintien de l’observateur dans une voie moyenne, à mi-chemin de soi et de l’autre, que l’incessant parcours des différentes places que les membres de la société d’accueil vous assignent1. »

Il se précise donc que « [l’ethnologue] ne fonctionnera jamais comme un tiers parmi d’autres2 », et que la distance entre le chercheur et l’observé ne pourra jamais disparaître. En revanche, le chercheur peut adopter un statut entre la position émique, de l’intérieur, et étique, de l’extérieur : « Nettement plus intégré et familier, de par sa résidence locale et/ou sa présence prolongée et/ou sa compétence culturelle, qu’un simple visiteur ou un touriste, qu’un enquêteur ou un expert de passage, il [le chercheur] n’est pas pour autant un véritable acteur direct du jeu local. Il y a cependant son rôle propre3. » Dans notre cas, le rôle qui nous caractérisait le mieux serait celui de chercheur-pratiquant ou de chercheur-intéressé-par-le-bouddhisme.

C’est à partir de ce rôle ambigu que nous comprenons que la présence du chercheur perturbe nécessairement le milieu observé. Il faut assumer sa position d’observateur-perturbateur comme le conseille aussi Schwarz pour qui « [l’observateur] n’a jamais accès, en l’observé, qu’à des comportements induits par sa propre présence. Les personnages qu’il regarde sont des sujets modifiés par son observation, non les sujets “en eux-mêmes”1 ». Mais l’assumer n’empêche pas d’essayer d’en tirer le meilleur parti : « Nous supposons donc que la rencontre de l’ethnologue représente pour ses interlocuteurs un événement

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A.BENSA, op. cit., p. 136. 2

O.SCHWARTZ, Le monde privé des ouvriers…, op. cit., p. 47. 3

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susceptible de précipiter chez eux des comportements perturbés signifiants, à travers lesquels ils vont lui exprimer quelque chose de ce qu’ils cherchent à être et à ne pas être2. »