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Chapitre 2 Méthodologie de la recherche

3. La subjectivité du chercheur et son interaction avec le terrain

3.3. Les rapports de force

Il ne faut pas oublier que les enquêtés peuvent répondre à notre demande d’enquête dans le but de bénéficier de notre travail à leur tour. Comme l’exprime clairement Schwartz dans son enquête sur des ouvriers : « En fait, mes interlocuteurs ne pouvaient supporter ma demande qu’à une seule condition : qu’elle fût, d’une manière ou d’une autre, équilibrée par la leur propre3. »

Lorsque certains pratiquants ont appris la raison de notre présence sur leur lieu de pratique, un intérêt positif a plutôt été suscité chez eux, à tel point qu’ils venaient parfois vers nous sans que nous les ayons sollicités. À partir de ce moment, nous pouvions être identifiée comme une experte du bouddhisme. Les discussions s’orientaient alors sur des aspects doctrinaux, des adaptations du bouddhisme en Occident et sur l’objectif de notre recherche. Sur ce dernier point, nous avons cherché à rester très général, en l’expliquant comme un travail comparatif sur le bouddhisme en France et en République tchèque, leur fonctionnement organisationnel et les vécus individuels. Puisque le cadre théorique de la culture de consommation ne s’est imposé qu’à l’issue de notre enquête de terrain, la question du rôle de cette culture n’a jamais été abordée comme une réaction vis-à-vis de notre sujet de thèse.

Lors de la conduite de nos entretiens, nous avons constaté que notre rencontre donnait aux pratiquants la possibilité d’éclairer certaines particularités de leur engagement, mais aussi d’approfondir leur propre réflexion sur le bouddhisme. Dans ce sens, nos interactions s’inscrivaient donc dans la continuité de la réflexivité encouragée par la pratique bouddhiste et permettaient aussi aux participants de notre étude de structurer et d’accroître leur identité de pratiquants.

Notre enquête nous a également permis de donner une certaine forme de reconnaissance aux pratiquants et à leurs organisations dans la situation de marginalisation dans laquelle ils pouvaient se trouver. Nous aurons l’occasion d’y revenir. Pour les organisations, notre présence traduisait aux yeux des responsables une certaine validation de leur bouddhisme et l’ouverture organisationnelle vers l’extérieur. C’est dans cette même

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O.SCHWARTZ, Le monde privé des ouvriers…, op. cit., p. 41. 2

Ibid., p. 42. 3

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logique qu’il faut situer certaines interdictions relevées sur les terrains d’étude, comme par exemple, l’évitement de sujets polémiques ou l’étouffement des conflits dans les organisations. Il nous a ainsi été impossible d’assister à une discussion sur un nouveau centre à Prague, pour lequel la municipalité avait commencé à dresser quelques obstacles1. Par leurs discours et comportements, les pratiquants pouvaient ainsi chercher à construire une bonne image d’eux-mêmes et des organisations auxquelles ils étaient rattachés.

Notre présence pouvait aussi être perçue comme un moyen de nous convertir au bouddhisme, ou des personnes qui lui étaient extérieures. Un moine nous a ainsi exprimé que notre travail était un moyen d’attirer au bouddhisme des personnes qui ne l’auraient pas rencontré autrement2. Notre présence pouvait donc aussi servir à propager le bouddhisme.

Le pouvoir ne se situait donc pas nécessairement du côté du chercheur. Nous pouvions même être mise en situation de subordination du fait que, par notre participation, nous nous inscrivions dans la structure hiérarchique des organisations bouddhistes, reflétant l’identité plus proche d’un pratiquant ordinaire que celle d’un responsable ou d’un virtuose bouddhiste. Certaines rencontres nous restaient donc inaccessibles, de même que ne nous étaient pas transmises des informations destinées à certains groupes avancés de pratiquants.

Ce jeu de pouvoir ne pouvait toutefois pas instaurer des relations égalitaires, car si les pratiquants cherchaient à bénéficier de notre présence, nous nous nourrissions de leurs vécus personnels pour les besoins de notre enquête et pour en tirer profit dans le milieu universitaire, ce que Schwartz avait déjà souligné dans son enquête sur les ouvriers3. Ce rapport déséquilibré figurait un autre versant du cynisme de l’enquêteur, parce qu’il concernerait l’ensemble des interactions qui échappaient aux règles de l’échange social et se rapprochaient davantage d’une usurpation de l’intimité des acteurs : « L’oscillation constante entre vol et don excessif interdit à la relation enquêteur/enquêtés d’atteindre cette équilibration par réciprocité qui caractérise le véritable échange4. » Ainsi, les enquêtés s’opposent à ce rapport inégalitaire. Tous n’étaient pas favorables ou inconditionnellement ouverts. Certains avaient décliné notre demande d’entretien, alors que d’autres se maintenaient à distance de nous. Dans ce sens, la situation la plus problématique s’est trouvée dans la Sōka-gakkai puisque, une fois que nous étions présente lors d’une rencontre bouddhiste, il était impossible de nous éviter. Les pratiquants étaient donc limités dans leur liberté de décider eux-mêmes de participer ou non au travail d’enquête. Nous avons ainsi appris indirectement que notre présence n’était pas la bienvenue pour tous. Ce malaise est

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Journal de terrain de la Diamond Way, le 04/07/2012. 2

Journal de terrain de la Sótó Zen ČR, le 05/10/2012. 3

O.SCHWARTZ, Le monde privé des ouvriers…, op. cit., p. 50-53. 4

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aussi à mettre en relation avec le caractère particulier de l’activité de la Sōka-gakkai, où les pratiquants sont invités à révéler des aspects intimes de leur vie.

Nous pouvons mieux comprendre ce jeu de pouvoir lors des analyses de notre présence sur les terrains de la Sōka-gakkai et la Diamond Way. Souvent montrées du doigt par le grand public ou par la recherche universitaire, ces organisations oscillent entre leur quête de reconnaissance et d’ouverture vers l’extérieur, et le souci de se préserver. C’est sa recherche de reconnaissance et sa volonté de se montrer accueillante qui ont rendu possible notre accès à la Sōka-gakkai et le renouvellement de nos contacts1. Parallèlement, notre présence sur le terrain dans le cadre de l’observation participante a nécessité l’établissement d’un contact permanent avec des responsables locaux et nationaux de l’organisation. Ses responsables vivaient dans la crainte qu’elle fasse, en raison d’expériences antérieures, une nouvelle fois l’objet d’une étude diffamatoire ou anti-sectaire. Notre présence sur le terrain a donc été tolérée plutôt qu’encouragée. À titre d’exemple, lors d’un séminaire bouddhiste, la responsable locale nous a présentée aux participants en soulignant que nous n’étions là que pour observer et qu’il ne fallait donc pas nous adresser la parole2 ! L’ouverture s’est donc jointe à la restriction de notre liberté d’enquêter dans l’objectif de minimiser des possibilités d’interactions non maîtrisées par l’organisation.

Cette crainte envers ce que nous représentions et la volonté de maîtriser leurs relations à notre égard se sont également manifestées au sujet des entretiens. Nous avons été contrainte de nous rendre à Paris à deux reprises pour expliquer notre approche aux responsables de Sōka-gakkai, et de leur envoyer notre problématique de recherche avec le guide d’entretien dans une version abrégée. Malgré nos efforts, nous n’avons obtenu l’autorisation d’entreprendre des entretiens qu’à partir de l’hiver 2011, avec un encadrement très strict : interdiction du dictaphone, choix des pratiquants par l’organisation et présence d’une tierce personne au moment de l’interview. Nous avons trouvé ces deux dernières demandes impossibles à respecter. Notre situation n’a pu être débloquée que grâce à l’intervention d’un chercheur confirmé connu par l’organisation. Nous avons ainsi pu choisir nos interlocuteurs qui pouvaient nous autoriser l’usage du dictaphone et nous mettre à les interviewer individuellement. L’organisation tenait donc à nous permettre de poursuivre notre recherche, pour être légitimée par elle tout en la craignant. En cherchant à en assurer la

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Le premier contact avec le mouvement a été pris par téléphone en novembre 2009 après plusieurs tentatives inabouties par la voie électronique. Nous avons demandé à la secrétaire du siège organisationnel à Paris de nous mettre en relation avec un responsable strasbourgeois, en nous présentant comme sociologue intéressé scientifiquement et personnellement par la

Sōka-gakkai. À la suite de cet appel, nous avons été contactée à mi-décembre par la responsable régionale, et introduite dans un

groupe de jeunes dirigé par une jeune fille. Ces deux personnes sont devenues nos interlocutrices régulières pendant l’année d’enquête liée à la préparation de notre Master 2.

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maîtrise, elle attestait le déséquilibre de pouvoir entre notre statut de chercheur et celui de l’organisation religieuse qu’elle représentait.

Auprès de la Diamond Way, le terrain d’étude s’est également montré plus difficile d’accès pour la conduite de notre enquête. Si notre présence sur ce terrain a finalement été acceptée, c’est surtout du fait de notre attache universitaire en France, de notre niveau d’étude et du caractère de notre recherche qui portait également sur d’autres organisations bouddhistes. Ces aspects étaient aussi les garants de notre neutralité vis-à-vis de l’organisation, qui se méfiait de la recherche sociologique pour avoir été critiquée antérieurement, par des milieux académiques tchèques, pour son adaptation du bouddhisme et ses tendances sectaires. Dans la recherche de reconnaissance de son ouverture au monde académique et au monde extérieur dans sa globalité, nos déplacements pour participer à des activités bouddhistes ont été encouragés et nous étions régulièrement adressée aux personnes responsables. Cependant, à une exception, il ne nous a pas été possible de participer aux rencontres organisationnelles, qui n’étaient ouvertes qu’aux pratiquants.

Par ailleurs, sa direction nationale conseillait à des pratiquants de la prévenir de toute demande d’entretien et d’entreprendre avec nous les interviews sans dictaphone. Enfin, pendant la période d’hiver 2012, un entretien a été annulé par l’organisation et nous nous sommes trouvée exclue du terrain d’étude après y avoir été accueillie durant un mois. La situation s’est ensuite stabilisée grâce à notre départ pour la France et la fin imminente de l’enquête elle-même.

Comme pour la Sōka-gakkai, la Diamond Way a voulu montrer son ouverture en nous autorisant son accès et en encourageant le développement de notre travail de recherche, tout en restreignant nos possibilités d’enquête afin de maîtriser son image. Nous nous trouvions donc sur un terrain mouvant entre l’alliance et la méfiance, notamment dans ces deux organisations, qui nous avaient ouvert certaines portes tout en en fermant d’autres.

Pour Schwartz, la situation d’instrumentalisation qui conduit à déposséder les enquêtés semble propre à la méthode ethnographique. Elle ne peut pas être résolue par la consultation postérieure des résultats par les enquêtés. Comme le montre cet auteur, l’objectivation des enquêtés dans une analyse sociologique ne donne qu’une possibilité illusoire sur un possible retour de l’ethnologue sur le terrain, afin de discuter des résultats avec les personnes concernées :

« Il ne servirait à rien d’espérer annuler les effets de cette dépossession en misant sur un hypothétique “retour” de l’enquête vers les enquêtés : qui peut croire, en effet que

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ci, à la lecture d’un livre où leur vie est réifiée, supporteraient le simple fait de leur propre objectivation ainsi que la manière dont il est parlé d’eux1 ? »

Cette analyse ayant été confirmée par notre propre expérience du retour sur le terrain avec l’ébauche de notre mémoire de Master 2, nous n’avons pas entrepris de démarche de consultation de notre thèse par les participants.

Pour nous résumer, nous nous sommes donc investie physiquement et affectivement sur les terrains d’étude choisis pour chercher à comprendre le phénomène du bouddhisme de convertis, et pour accéder plus facilement à l’expérience des pratiquants. En nous rendant familière, nous nous sommes rapprochée des enquêtés en en payant le prix par un épuisement. En même temps, notre expérience ethnographique atteste d’un univers bouddhiste organisé, hiérarchique et parfois contraignant dans lequel l’enquêteur se comporte de façon cynique entre familiarité et prise de distance pour recueillir des données auprès de la population étudiée. Aussi, le fait d’expliciter notre démarche et les obstacles que nous avons rencontrés représente également un processus nécessaire dans l’approche méthodologique, parce qu’ils impactent la production des données finales, perturbées par l’enquête elle-même.

4. L’approche compréhensive et les méthodes inductives