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Le cadre conceptuel et théorique de la recherche

Chapitre 4 Le religieux dans la culture de consommation

2. La diversité des regards du religieux dans la culture de consommation

2.2. La destruction du religieux par le capitalisme consumériste

À la théorie du marché se sont rajoutées plus récemment d’autres propositions de l’analyse du religieux dans la culture de consommation. Elles l’interrogent surtout par rapport au capitalisme consumériste. Ce sont par exemple des chercheurs en sciences des religions tels que Jeremy Carrette et Richard King dans Selling Spirituality (2005)5. Ces auteurs inscrivent leur approche du religieux dans la perspective marxienne de la religion6. Pour

1

« […] religious pluralism […] is important only insofar as it increases choices and competition, offering consumers a wide

range of religious rewards and forcing suppliers to be more responsive and efficient. » (R.STARK – R.FINKE, op. cit., p. 201, traduction personnelle).

2

L.OBADIA, « Marchés, business et consumérisme en religion. Vers un “tournant économique” en sciences des religions »,

Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée moderne et contemporaine 129/1 (2017), p. 1-16.

3

F.GAUTHIER, « Primat de l’authenticité… », op. cit., p. 102. 4

F.GAUTHIER –L.WOODHEAD – T.MARTIKAINEN, « Introduction. Consumerism as the Ethos of Consumer Society », op. cit., p. 8. 5

J.CARRETTE –R.KING, Selling Spirituality. The Silent Takeover of Religion, London – New York, Routledge, 2005. 6

Dans la même lignée, voir C.MARTIN, Capitalizing Religion. Ideology and the Opiate of the Bourgeoisie, London – New Delhi – New York [etc.], Bloomsbury, 2014. La religion devient pour Craig Matin une idéologie légitimant le capitalisme consumériste pour la bourgeoisie (les inégalités sociales, la poursuite de la carrière, la consommation, le choix consommateur, la mode, l’utilitarisme, etc.).

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Marx, la religion est l’« opium du peuple1 ». C’est une idéologie créée par la bourgeoisie pour le réconfort du prolétariat. Elle constitue une sorte d’échappatoire qui est en même temps un moyen d’aliénation. En effet, pour Marx, la religion mystifie l’homme sur sa vraie situation de dominé.

De leur côté, Carrette et King postulent l’émergence d’une « spiritualité capitaliste » (en anglais : « capitalist spirituality ») ou « spiritualité consumériste » (en anglais : « consumerist spiritualities ») qui remplacent la religion. Pour ces auteurs, le capitalisme consumériste s’introduit dans le domaine religieux, ce qu’ils qualifient de « reprise silencieuse2 » (en anglais : « silent takeover ») par la commercialisation de la religion. En raison de ce processus, la religion décline et se décompose en se transformant en spiritualité. La spiritualité devient donc une marchandise et un « grand commerce3 » (en anglais : « big business »). Chez Carrette et King, le terme de spiritualité couvre des aspects aussi divers que la médecine holiste, les weekends de yoga ou la littérature New Age. Selon eux, elle s’introduit également dans les domaines du développement personnel, de la santé ou de l’éducation.

En définissant la spiritualité, Carrette et King considèrent qu’elle est une religion privatisée qui accentue l’individu égoïste, dans le sens où elle postule l’individualisation psychologique. La spiritualité encourage ainsi le soi psychologique d’un consommateur libre, comme le veut l’idéologie capitaliste : « L’individualisme psychologique est une nouvelle

forme de contrôle de masse dans la société du capitalisme tardif, créant une forme de subjectivité basée sur des idéaux de la liberté de consommateurs4. » Elle s’associe aux promesses du bonheur individuel et de l’actualisation de soi parce que « les pratiques spirituelles […] impliquent l’adaptation au style de vie consumériste hédoniste, de l’individualisme et de la “sagesse intérieure”5 ». Elle se caractérise également par des pratiques de bricolage en mettant « un accent sur l’éclecticisme, l’expérimentation individualiste et l’approche “choisi-mélange” des traditions religieuses6 ». La spiritualité braconne donc les religions traditionnelles sans qu’elle puisse prétendre elle-même au statut de religion.

L’individualisation et le braconnage touchent même des religions asiatiques grâce à d’un processus7. Durant leur transformation en spiritualité par le capitalisme consumériste,

1

K.MARX –F.ENGELS,Sur la religion. Textes choisis, trad. et annotés par G. Badia – P. Bange – É. Bottigelli, Paris, Éditions

sociales, 1960. 2

J.CARRETTE –R.KING, op. cit., p. ix. 3

Ibid., p. 1. 4

« Psychological individualism is a new form of mass control within late capitalist society, creating a form of subjectivity built on

ideals of consumer freedom. » (Ibid., p. 57, traduction personnelle).

5

« […] spiritual practices that involve conforming to a consumerist lifestyle of self-indulgence, individualism and

“inner-worldliness”. » (Ibid., p. 113, traduction personnelle).

6

« […] an emphasis upon eclecticism, individualist experimentation and a “pick and mixˮ approach to religious traditions. » (Ibid., p. 19, traduction personnelle).

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les religions asiatiques, y compris le bouddhisme, sont réinterprétées en termes individualistes et perdent leur dimension éthique : « [L]es enseignements de New Age qui nous sont couramment vendus en tant que “spiritualité asiatique” reflètent l’obsession culturelle très occidentale du soi et un manque d’intérêt pour la compassion, le contrôle des désirs, l’aide altruiste à autrui et pour les questions de justice sociale1. » C’est notamment leur dimension exotique qui est ensuite capitalisée sur le marché spirituel.

De surcroît, la religion est vendue sous forme de spiritualité pour servir les intérêts capitalistes. La spiritualité représente ainsi un médiateur et un promoteur de l’efficacité, de la recherche du profit, du travailleur capitaliste exemplaire et du bonheur dans la consommation à la faveur des entreprises capitalistes :

« Le fait de commercialiser le “phénomène spirituel” permet aux entreprises et leurs consommateurs de se donner l’apparence de représenter les religions mondiales “exotiques”, riches et historiquement importantes, tout en se dégageant de tout engagement dans les visions du monde et les façons de vivre que ces religions représentent2. »

Dans cette logique, la spiritualité est attirante pour des personnes possédant déjà l’état d’esprit capitaliste de la recherche du profit et cherchant une religiosité à mettre en adéquation.

Comme le constatent Gauthier et al., l’approche critique de la spiritualité chez Carrette et King mène à une perception négative de la spiritualité. Cette dernière est dépourvue d’authenticité religieuse. Il s’agit d’une « consommation religieuse » (en anglais : « religious consumption ») qui est supposée « de ne pas avoir la profondeur morale et la cohésion sociale des religions plus traditionnelles3 ». Un élément d’explication de cette perception négative de la spiritualité est celle du religieux par la perspective marxienne. Elle concerne de plus la situation dans laquelle la spiritualité est commercialisée, à savoir dans l’entrée du religieux sur le marché, et s’associe à l’idée que la commercialisation du religieux lui fait perdre son authenticité4. Nous pouvons ensuite y observer le reflet des images de la consommation considérée comme une activité triviale5, à l’exemple de l’École de Francfort pour la culture de masse6. Cette attitude négative de la spiritualité pourrait enfin refléter des rapports sociaux de sexe7. Les nouvelles formes de religiosité que Carrette et King qualifient

1

« […] the kind of New Age teachings that we commonly find sold to us as “Asian spirituality” reflect a very western cultural

obsession with the individual self and a distinct lack of interest in compassion, the disciplining of desire, self-less service to others and questions of social justice » (Ibid., p. 114, traduction personnelle).

2

« Marketing “the spiritual” allows companies and their consumers to pay lip-service to the “exotic”, rich and historically

significant religions of the world at the same time as distancing themselves from any engagement with the worldviews and forms of life that they represent. Religion is rebranded as “spiritualityˮ in order to support the ideology of capitalism. » (Ibid., p. 17,

traduction personnelle). 3

« […] to lack the moral depth and social cohesiveness of more traditional religion » (F.GAUTHIER –T.MARTIKAINEN – L. WOODHEAD, « Introduction. Religion in Market Society », op. cit., p. 5, traduction personnelle).

4

G.REDDEN, op. cit., p. 243. 5

D.SLATER, Consumer Culture and Modernity, op. cit., p. 33. 6

Voir par exemple T.W., ADORNO, op. cit. 7

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de spiritualité sont peut-être dévalorisées, au même titre que la consommation comme pratique sociale1, parce qu’elles sont initiées principalement par les femmes.

En résumé, Carrette et King constatent la transformation du religieux en spiritualité par le capitalisme consumériste, devenant ainsi une forme dépréciée de religieux. Les valeurs propres à la spiritualité que nous trouvons chez ces défenseurs de la théorie du marché, à savoir l’individualisation, la privatisation ou le bonheur, sont liées à la commercialisation du religieux. Nous trouvons cependant ces théorisations insuffisantes. C’est pourquoi il convient de nous arrêter aux travaux des chercheurs en sociologie des religions qui approfondissent davantage les valeurs et les significations des pratiques de consommation et de la culture de consommation en liaison avec le religieux.