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Le cadre conceptuel et théorique de la recherche

Chapitre 1 Le religieux dans la modernité tardive

1. Les caractéristiques de la modernité et de la modernité tardive

Si la sécularisation théorise les dynamiques qui traversent le religieux au XXe siècle, face à la modernité, il faut d’abord analyser cette modernité. Cette présentation ne se veut cependant aucunement exhaustive. Elle ne reprend que quelques grandes lignes dans une logique introductive, c’est-à-dire des traits communs de la modernité et de sa continuité dans la modernité tardive.

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La modernité désigne au départ la période qui émerge en Europe et aux États-Unis à la fin du XVIIIe siècle1. Elle est en rupture avec la société prémoderne de l’absolutisme royal, des privilèges, de l’inégalité naturelle, de l’économie agricole dominante et du catholicisme comme religion d’État. La modernité que nous présentons est conçue comme un ensemble de processus interconnectés et communs. Notons toutefois que tous les chercheurs ne sont pas d’accord sur cette proposition d’une modernité unique, postulant plusieurs variantes de la modernité comme le sociologue israélien Shmuel Noah Eisenstadt :

« Tandis que le point de départ a été une fois le programme culturel de la modernité dans sa version occidentale, les développements plus récents ont enregistré une multitude de formations culturelles et sociales qui dépassent largement les aspects homogénéisant de la version originale2. »

Eisenstadt propose de réfléchir en termes de modernités multiples plutôt que de se référer à une modernité unique.

Concernant les principes de base de la modernité, nous ne retiendrons que quelques processus caractéristiques : l’urbanisation, l’industrialisation, la pluralité fonctionnelle, l’État-nation, l’individualisation, le capitalisme consumériste, la rationalisation et la bureaucratisation.

La société moderne est une société urbaine et industrialisée3. Les campagnes s’accommodent du mode de vie urbain et des demandes de la population qui vit majoritairement en ville. La production concentrée en ville est principalement de type industriel.

Cette société moderne est rendue complexe par sa structuration sociale en différents groupes et classes et par la dynamique des fonctions sociales. Nous approfondirons plus loin cette question de classes4, mais nous souhaitons préciser dès à présent notre approche, à savoir que l’espace social est hiérarchisé et occupé par différents groupes sociaux, catégorisés et classés selon des critères économiques, culturels, moraux et symboliques. La société est également divisée en de nombreuses structures institutionnelles, économiques, politiques, religieuses ou encore familiales vitales pour les acteurs sociaux.

1

A.DAWSON, Sociology of Religion, London, SCM Press, 2011. 2

« While the common starting point was once the cultural program of modernity as it developed in the West, more recent

developments have seen a multiplicity of cultural and social formations going far beyond the very homogenizing aspects of the original version. » (S.N.EISENSTADT, op. cit., p. 24, traduction personnelle).

3

A.DAWSON, Sociology of Religion, op. cit., p. 2-3. 4

R.PFEFFERKORN, Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classes, rapports de sexes, Paris, La Dispute, 2007, p. 7-23 ; B. SKEGGS, Class, Self, Culture, London – New York, Routledge, 2004, p. 2-26. Nous utilisons le pluriel pour parler des classes ouvrières, moyennes ou supérieures parce que nous considérons la catégorie de classe comme diversifiée (cf. J.DAMON, Les

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L’organisation politique par excellence de la société moderne est celle de l’État-nation1. Celui-ci dispose d’une souveraineté politique, militaire, juridique et administrative sur une population et un territoire donné. Sa forme politique se démocratise au XXe siècle.

La société moderne valorise également l’individu2. Ce processus moderne de l’individualisation se caractérise par l’affaiblissement des contraintes institutionnelles et des organisations collectives familiales, étatiques ou scolaires3. Ainsi, par rapport aux contraintes typiques des sociétés prémodernes, les individus disposent de plus de liberté dans les différents domaines de leur vie, du choix de la profession au choix d’un style de vie4.

Une autre caractéristique de la société moderne est le capitalisme consumériste, caractérisé par une économie monétaire centrée sur le profit, l’accumulation de richesses et le contrôle pris par la consommation sur la vie des individus grâce au soutien apporté par le système bancaire5. Le développement du capitalisme consumériste comme celui de l’individualisation est associé à l’émergence des classes moyennes.

Nous développerons son côté consumériste du capitalisme plus tard. Dans cette introduction, nous présenterons le capitalisme consumériste par rapport au marché qui se globalise à l’échelle du monde6. En économie, il se caractérise par un fonctionnement neutre, libre et compétitif, ajustant l’offre et la demande à travers l’outil du prix7. Le sociologue britannique Don Slater articule la conception libérale du marché de la manière suivante :

« Le marché dans le sens néo-classique est un mécanisme qui traduit les préférences individuelles, exprimées individuellement, en la répartition de ressources organisée socialement parmi différents sphères de la production et parmi les individus avec différents types et degrés de désirs. Son aspect crucial est le fait qu’on puisse attribuer tous les événements sur le marché, tous les résultats (différences en prix, niveaux de production, types de marchandise) aux individus et leur recherche des intérêts privés8. »

Sur ces marchés libéraux, les entreprises et les individus sont libres de vendre, d’acheter et de choisir9. Pour les économistes, les consommateurs y poursuivent leurs

1

L.WOODHEAD, « Modern Contexts of Religion », dans L.WOODHEAD – H.KAWANAMI – C.PARTRIDGE (dir.), Religions in

the Modern World. Traditions and Transformations, London – New York, Routledge, 20092, p. 1-12. 2

L.WOODHEAD, « Modern Contexts of Religion », op. cit., p. 7-8. 3

Z.BAUMAN, The Individualized Society, Cambridge, Polity – Oxford – Malden (Mass.), Blackwell, 2001 ; U.BECK –E.BECK -GERNSHEIM, Individualization. Institutionalized Individualism and its Social and Political Consequences, London – Thousand Oaks – New Delhi, Sage Publications, 2002 ; A.GIDDENS,Modernity and Self-identity. Self and Society in the Late Modern Age,

Cambridge, Polity Press, 1994 ; G.LIPOVETSKY, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 19932. 4

A.DAWSON, Sociology of Religion, op. cit., p. 4. 5

L.WOODHEAD, « Modern Contexts of Religion », op. cit., p. 6-7. 6

C.-A.MICHALET, Qu’est-ce que la mondialisation ? Petit traité à l’usage de ceux et celles qui ne savent pas encore s’il faut être

pour ou contre, Paris, Éditions La Découverte, 2004.

7

D.SLATER, Consumer Culture and Modernity, Cambridge, Polity, 1997, p. 41. 8

« The neo-classical market is a mechanism for translating individual preferences, privately formulated, into a socially

coordinated allocation of resources among different spheres of production and between individuals with different kinds and degrees of desire. Its crucial aspect is that all events in the market-place, all outcomes (different prices, levels of production, kinds of goods etc.) can be explained as the result of individuals pursuing privately defined interests. » (Ibid., p. 41, traduction

personnelle). 9

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intérêts utilitaires en se comportant de façon rationnelle grâce à la connaissance de leurs besoins. Mais ces théories sont loin de la réalité du marché qui est un espace social comme l’indique Slater. En effet, contrairement aux économistes, les sociologues théorisent le marché comme un espace régi avant tout par des acteurs sociaux1 : « Les marchés, dans ce sens, ne sont pas simplement des phénomènes économiques, mais ils sont les manifestations et les institutions sociales complexes2. » Ce sont par exemple des fabricants, des commerçants, des éditeurs, des distributeurs qui gèrent le marché, en déterminent l’accès et le fonctionnement. Les individus entrent en relation entre eux et avec les autres consommateurs pour effectuer des achats, développer des relations sociales ou passer du temps libre. Des biens et des compétences arrivent sur ce marché et deviennent des

marchandises ou des services, ce que les Anglo-Saxons dénomment la

« commoditization3 », « la marchandisation, c’est-à-dire la transformation des choses en marchandise échangeable sur le marché à un certain prix fixe et monétaire4 » (en anglais : « commoditization, that is the transformation of a good into a commodity exchangeable on

the market at a certain fixed monetary price »). Par conséquent, le marché devient un

médiateur important pour les individus parce que leurs besoins individuels de consommation y trouvent des réponses de façon exponentielle5. La manière de vivre dépend de la médiation marchande entre l’individu et la culture matérielle et symbolique6. Mais l’accès au marché et les choix que l’individu peut y faire sont déterminés par les moyens financiers et les préférences personnelles, qui sont eux-mêmes les expressions de la classe, du sexe7, de l’ethnicité ou de l’âge8.

Comme le montre Max Weber, le capitalisme se répand grâce à l’accélération de la production et la rationalisation grandissante de la vie individuelle et de la société9. Weber

1

Ibid., p. 4, 40-54.

2

« Markets, in this sense, are not purely economic but complex social events and institutions. » (Ibid., p. 54, traduction personnelle).

3

R.SASSATELLI, Consumer Culture. History, Theory, Politics, Los Angeles – London – New Delhi [etc.], Sage Publications, 2007, p. 10.

4

Ibid., p. 4 (traduction personnelle). 5

D.SLATER, Consumer Culture and Modernity, op. cit., p. 4. 6

Ibid., p. 8. 7

Nous entendons la catégorie sociale de sexe dans sa théorisation des rapports sociaux de sexe développée par le sociologue français Roland Pfefferkorn (R.PFEFFERKKORN, Genre et rapports sociaux de sexe. Postface de C. Vidal, Lausanne, Éditions Page Deux – Paris, Editions Syllepse, 20163). Nous privilégions l’expression « sexe » à son équivalant d’origine anglo-saxonne de « genre ». Pour nous, il s’agit de désigner le fait que le sexe est issu d’une fabrication sociale. Notre approche s’inscrit dans la conception des rapports sociaux de sexe comme les rapports de pouvoir, des rapports de l’oppression entre les hommes et les femmes qui se combinent avec les rapports de pouvoir de classe.

8

R.SASSATELLI, Consumer Culture…, op. cit., p. 155 ; D.SLATER, Consumer Culture and Modernity, op. cit., p. 26. 9

L’analyse de l’émergence du capitalisme est entreprise par Weber dans son ouvrage L’Éthique protestante et l’esprit du

capitalisme (M.WEBER,L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Édité, traduit et présenté par J.-P. Grossein, avec la

collaboration de F. Cambon, Paris, Gallimard, 2003). La rationalité économique moderne à l’origine du capitalisme est expliquée par Weber à partir de conduites religieuses issues du protestantisme puritain et plus particulièrement du calvinisme. D’après lui, l’éthique sociale de la culture capitaliste est une obligation éthique de produire et d’accumuler le capital de manière rationnelle. Pour qu’un tel esprit puisse naître, il faut que le travail soit considéré comme une fin en soi et que l’entrepreneur développe certaines qualités éthiques comme maîtrise de soi, sang-froid, refus d’ostentation, de luxe. Pour Weber, ces qualités morales personnelles viennent de l’éthique protestante qui, dans sa version calviniste, introduit une éthique de vie rationnelle, systématique, cohérente et ascétique. De plus, le travail y est un devoir venant de Dieu et le profit a une signification religieuse parce qu’un travail productif témoigne qu’on a été choisi par Dieu. Cela amène Weber à affirmer qu’il existe une affinité élective entre l’éthique de vie calviniste et le développement du capitalisme moderne.

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définit la rationalisation par l’attitude ascétique de l’individu et par l’accent mis sur la calculabilité et l’efficacité dans l’action rationnelle dirigée vers un but, ce qui aboutit à la bureaucratisation organisationnelle1. La rationalisation et la bureaucratisation constituent ainsi des processus modernes.

Les sociologues comme Anthony Giddens2, Ulrich Beck3 ou Edgard Grande4 montrent que les sociétés du XXe siècle entrent dans une nouvelle forme de la modernité, celle évoquée dans les ouvrages de ces auteurs par la « modernité avancée » (en anglais : « advanced modernity »), la « modernité tardive » (en anglais : « late modernity »), la « nouvelle modernité » (en anglais : « new modernity »), la « seconde modernité » (en anglais : « second modernity ») ou encore la « modernité cosmopolite » (en anglais : « cosmopolitan modernity »)5. Cette modernité est dans la continuité des processus déjà en place en les approfondissant6. Par exemple pour le capitalisme, il s’agit de la « marketization », c’est-à-dire de la tendance grandissante de la marchandisation de la vie et de la médiation grandissante des aspects de la vie par le marché7. D’autres processus viennent s’y rajouter comme ceux de la globalisation et de la médiatisation8.

Pour la globalisation, notons que les auteurs français préfèrent parfois le terme de

mondialisation. Relevons aussi que les expressions « globalisation » et

« transnationalisation » peuvent être considérées comme interchangeables, et qu’un phénomène est transnational lorsque celui-ci ne s’est répandu que dans un nombre limité de pays ou qu’il n’a pas de point de départ concret9, tandis que ce même phénomène est international lorsque son expansion est liée aux rapports interétatiques10. Nous nous contenterons de ne pas faire de distinction entre la globalisation et la transnationalisation, et conserverons le sens que traduit le concept d’internationalisation.

Selon le sociologue britannique James Beckford, la globalisation peut être expliquée comme la circulation grandissante à l’échelle mondiale tant des personnes que des idées et de l’argent, souvent sous une forme standardisée. Grâce aux médias, les événements distants se rapprochent dans le temps et l’espace1. Avec la globalisation, il s’agit d’une intensification et d’une « complexification » des mouvements et des liens déjà en cours à

1

M.WEBER, Économie et société, I..., op. cit., p. 130-131, 285-320. 2

A.GIDDENS, op. cit. 3

U.BECK, Risk Society. Towards a New Modernity (transl. by M. Ritter), London – Newbury Park, Sage, 1992. 4

U.BECK –E.GRANDE,op. cit.

5

Il existe aussi des sociologues posant comme principe l’existence d’une rupture avec la modernité et considérant que les sociétés vivent dans la postmodernité (G.LIPOVETSKY,op. cit. ;J.BAUDRILLARD, La société de consommation. Ses mythes, ses

structures. Préface de J. P. Mayer, Paris, Gallimard, 1970).

6

L.WOODHEAD, « Modern Contexts of Religion », op. cit., p. 10. 7

A.DAWSON, Sociology of Religion, op. cit., p. 5. 8

L.WOODHEAD, « Modern Contexts of Religion », op. cit., p. 10. 9

J.-P.BASTIAN,« Pentecôtismes latino-américains, logiques de marché et transnationalisation religieuse », dans J.-P. BASTIAN – F. CHAMPION – K. ROUSSELET (dir.), La globalisation du religieux, Paris – Montréal – Budapest [etc.], L’Harmattan, p. 100. 10

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l’échelle du monde2. Malcolm Waters souligne que le processus est le plus avancé dans le domaine de la culture, d’où résulte son homogénéisation3. Pour Ronald Robertson, nous assistons à une universalisation du particulier et à une particularisation de l’universel4. Ce mouvement accentue donc aussi l’affaiblissement de la diversification culturelle.

L’expansion des médias et leur pouvoir grandissant dans la société sont désignés par l’expression « mediatization5 ». Ainsi, les informations se propagent rapidement par

l’intermédiaire des médias de la communication de masse comme la télévision, la radio ou encore internet6. C’est un processus qui est complexe et décentralisé. On y trouve aussi de nouveaux espaces de communication interpersonnelle et d’expression7.

C’est par rapport à ces processus modernes de l’urbanisation, de l’industrialisation, de la pluralité fonctionnelle, de l’État-nation, de l’individualisation, du capitalisme consumériste, de la rationalisation, de la bureaucratisation qu’il faut comprendre les changements du religieux que les sociologues englobent dans le cadre de la sécularisation.