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Le cadre conceptuel et théorique de la recherche

Chapitre 3 Le bouddhisme de convertis dans la modernité modernité

2. L’histoire du bouddhisme de convertis en République tchèque

Dans les pays tchèques1, le bouddhisme est d’abord présent grâce aux études des intellectuels tchèques2 s’inspirant des travaux d’orientalistes occidentaux, essentiellement français et allemands3. Comme partout en Occident, le bouddhisme theravāda est considéré dans l’approche orientaliste tchèque comme étant le plus authentique. Il est identifié au bouddhisme originaire, un bouddhisme sans Dieu, rationnel et dépourvu de rituel. Sa comparaison avec le christianisme est également présente dans cette recherche orientaliste. De même, nous retrouvons l’image de Bouddha en tant que réformateur social4. Nous pouvons en déduire le partage de caractéristiques orientalistes communes entre les perceptions du bouddhisme en Occident et dans les pays tchèques à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.

Une autre source qui encourage l’intérêt pour le bouddhisme pour la période de l’entre-deux-guerres, et pour cette fois-ci déjà en Tchécoslovaquie est à nouveau la théosophie5. La Československá buddhistická společnost (en français : Société bouddhiste

tchécoslovaque), fondée dans les années 1920, appartient à l’organisation bouddhiste

transnationale Mahā Bodhi Society que nous avons vue précédemment pour son importance dans la propagation du bouddhisme dans le monde et ses liens théosophiques6. Sa branche tchèque regroupe quelques individus dont l’intérêt pour le bouddhisme semble se limiter à la dimension intellectuelle, à l’exemple des sociétés savantes ailleurs en Europe et en France.

Pour l’intérêt plus religieux, il n’est présent qu’au début du XXe siècle sous la forme du bouddhisme importé par l’entrepreneur Leopold Procházka (1879–1944)7

. Désigné comme le « premier bouddhiste tchèque », ce dernier se convertit tout seul au bouddhisme

theravāda au début du XXe siècle. Imprégné puissamment des idées orientalistes,

théosophiques, notamment à travers les auteurs allemands et des rencontres avec d’autres

1

Précisons que l’histoire du bouddhisme de convertis en République tchèque est autant l’histoire du bouddhisme dans les pays tchèques au sein de l’Empire austro-hongrois et en Tchécoslovaquie que celle de la République tchèque actuelle.

2

Le travail le plus important est celui de V.LESNÝ, Buddhismus. Buddha a buddhismus pálijského kánonu, Kladno, Jar. Šnajdr, 1921.

3

J.ZUBATÝ, « Buddhismus », dans J.KORAN (dir.), Ottův slovník naučný, IV : Bianchi-Giovini – Bžunda, Praha, J. Otto, 1891, p. 836-837 ; V.LESNÝ, Buddhismus…, op. cit..

4

Son opposition contre l’élite cléricale brahmanique est valorisée, ce qui représente une critique implicite du pouvoir de l’Église catholique (I.J.HANUS, « Buddha », dans F.L.RIEGER [dir.], Slovník naučný, I : A. – Bžeduchové, Praha, Kober a Markgraf, 1860, p. 939-940). Au-delà du contexte des idées socialistes comme nous l’avons vu en Europe, il faut prendre en considération la lutte nationale et sociale tchèque au sein de l’Empire austro-hongrois dans lequel l’Église légitime le régime politique en place (J. ROZEHNALOVA, op. cit., p. 160). Le passage par l’Orient exotique fournit des arguments pour les revendications nationalistes.

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Les avis discordants au sujet du bouddhisme existent comme chez Franke au début du XXe siècle (E. FRANKE, « Buddhismus », Česká revue 1 [1907–1908], p. 262–268 ; E.FRANKE, « Buddhismus II », Česká revue 1 [1907–1908], p. 345– 349). Puis, tous les intellectuels tchèques ne sont pas non plus favorables aux conversions au bouddhisme de la même manière qu’elles sont critiquées en Europe. Chez Otakar Pertold le bouddhisme est critiqué pour ne pas être une religion, mais une éthique philosophique (O.PERTOLD, « Jest buddhismus náboženství vhodné pro Evropana? », Volná myšlenka [1910– 1911], p. 225–227, 260–263).

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J.ROZEHNALOVÁ,op. cit., p. 170.

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bouddhistes occidentaux comme l’Allemand Dahlke1, il suit ainsi la tendance qui s’est généralisée en Occident. De plus, il s’intègre dans les relations internationales bouddhistes de l’époque. Mais, accompagnant son intérêt intellectuel, son intérêt pour la pratique de la méditation reste exceptionnel dans le paysage bouddhiste tchèque avant la Seconde Guerre mondiale.

Le premier moine tchèque est son ami Martin Novosad (1908–1984), d’origine

modeste. Il devient moine Nyanasata Thera dans le bouddhisme theravāda au Sri Lanka en

19392, modèle de conversion au bouddhisme connu d’ailleurs aussi en Europe. Par conséquent, le monachisme bouddhiste est absent du paysage tchèque de l’entre-deux-guerres.

Interrompue par la Seconde Guerre mondiale, la reprise des activités bouddhistes est initiée par Karel Werner (1925-) qui s’engage dans la pratique du Theravāda après la découverte littéraire de O buddhistické meditaci (en français : De la méditation bouddhiste) de Procházka3 en 19404. D’autres personnes se joignent à lui à partir de la deuxième moitié des années 1940. L’intérêt pour le bouddhisme devient donc un intérêt plus pratique, à l’image du développement du bouddhisme de convertis en Europe. Une certaine libération des conditions politiques du régime communiste antireligieux des années 1960, permet à Werner de fonder en 1968 l’association bouddhiste Československý buddhistický kroužek (en français : Cercle bouddhiste tchécoslovaque). Mais son existence est interrompue par l’arrivée des armées du Pacte de Varsovie en août 1968 qui oblige Werner d’émigrer en Grande-Bretagne.

La consolidation du régime communiste athée du début des années 1970, et sa politique répressive face à toute forme d’organisation non communiste, ne sont pas favorables au développement des religions de façon générale et encore moins des religions non traditionnelles. Toutefois, d’après la recherche sociohistorique du bouddhisme à l’époque communiste de la sociologue des religions tchèque Petra Tlčimuková5, les pratiquants bouddhistes continuent à se rencontrer après 1968. Leurs activités de discussion et de pratique se déroulent souvent en cachette dans des appartements de particuliers parce qu’elles peuvent leur valoir la prison, comme ce fût le cas pour Vlastimil Marek (1946-), la figure emblématique du bouddhisme zen tchèque de l’époque6.

1 Ibid., p. 49. 2 Ibid., p. 41. 3

L.PROCHÁZKA, O buddhistické meditaci, Bratislava, CAD Press, [1930]. 4

K.WERNER, communication personnelle, le 20/12/2010. 5

P.TLČIMUKOVÁ, « Buddhist Memories of Normalization in Czechoslovakia », Religion and Society in Central and Eastern

Europe 8/1 (2015), p. 22.

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Pour d’autres changements qualitatifs, au vu de la situation politique, les personnes intéressées par le bouddhisme et sa pratique se rassemblent dans des groupes informels. Selon la recherche entreprise par Tlčimuková, il semble que ces groupes sont fluctuants et que l’adhésion à eux est fluide1. De plus, le bouddhisme fait partie d’un ensemble vague de « spiritualité orientale » (en anglais : « eastern spirituality ») dans laquelle domine le yoga2, ce qui conduit cette auteure à constater « l’interconnexion et le caractère inclusif de différentes “pratiques alternatives”, y compris le végétarisme et la méditation3 » (en anglais : « the interconnectedness and inclusivity of different sorts of “alternative practices”,

vegetarianism and meditation included »). Mentionnons à ce titre trois auteurs, František

Drtikol (1883-1961), Květoslav Minařík (1908-1974)4 et Eduard Tomáš (1908–2002)5 qui incluent le bouddhisme dans leur enseignement religieux à côté du mysticisme chrétien. Cette situation nous rappelle bien le lien jusqu’aux années 1980, entre le bouddhisme et le

New Age dans d’autres pays européens.

À cette époque, tout comme d’ailleurs en Europe occidentale, le bouddhisme se développe aussi de façon quantitative, mais avec de nouvelles spécificités. S’il touche une population encore très restreinte, il parvient cependant à se diversifier comme nous l’avions constaté pour l’Europe occidentale. Nous avons déjà abordé la présence du Theravāda et du bouddhisme zen6. Le bouddhisme exporté par des bouddhistes asiatiques joue un rôle plutôt marginal à cause de la fermeture des frontières, bien qu’un groupe de pratiquants de la

Sōka-gakkai se constitue grâce aux Japonais venant d’Autriche et des contacts qui existent

avec le Sri Lanka7. Des relations se développent surtout à l’échelle de l’Europe et avec les bouddhistes des États-Unis. Les pratiquants tiennent également leurs informations des traductions provenant des maîtres asiatiques, américains ou des textes bouddhistes classiques publiés clandestinement8.

Sans pouvoir empêcher la présence du bouddhisme de convertis sur son sol, le régime communiste réussit à en limiter l’impact. La situation change avec le tournant politique postérieur à 1989. La période allant de 1990 au début des années 2000 correspond à la floraison des organisations du bouddhisme de convertis, mais ce changement n’est pas entièrement tributaire de l’évolution politique puisque nous le constatons également dans d’autres pays européens9. Globalement en 2010, il existe vingt-six organisations du

1 Ibid., p. 27-28. 2 Ibid., p. 27. 3

Ibid., p. 27 (traduction personnelle). 4

J.HOLBA, « Buddhismus a jeho reflexe… », op. cit., p. 34-35. 5

J.CIRKLOVÁ, Buddhismus jako zdroj hodnot..., op. cit., p. 42. 6

V.MAREK, Český zen a umění naslouchat, Praha, Radost, 1994 ; M. SLAVICKÁ, « Když se potkají dva zloději, nemusí se představovat. Aneb několik vzpomínek na český buddhismus doby normalizace », dans J.HONZÍK (dir.), op. cit., p. 37-38. 7

P.TLČIMUKOVÁ, op. cit., p. 28-33. 8

V.MAREK, op. cit. ; P.TLČIMUKOVÁ, op. cit., p. 33. 9

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bouddhisme de convertis, qui rassemblent quatre-vingts centres bouddhistes1. Il convient de signaler une particularité du bouddhisme de convertis tchèque : la domination nette de structures organisationnelles bouddhistes de convertis par la Diamond Way. Cirklová constate aussi à ce sujet que plus de la moitié des centres bouddhistes appartiennent à des organisations transnationales2. Le bouddhisme tchèque participe de cette façon pleinement à la globalisation du bouddhisme et à la création de réseaux transnationaux.

Du point de vue de la division en écoles du bouddhisme de convertis, le bouddhisme

mahāyāna prévaut, comme en France, avec 87 % en 20113. Ce sont surtout des écoles bouddhistes tibétaines4, rattrapant rapidement l’arrivée tardive au début des années 1990, et celles promouvant le Zen5. Au vu du poids numérique de la Diamond Way, c’est l’école

Kagyüpa qui domine le paysage du bouddhisme tibétain, alors que la Sōka-gakkai ne

rassemblerait que plusieurs dizaines d’adeptes.

Contrairement à la France, il n’existe pas de nos jours d’organisation bouddhiste représentative en République tchèque. Cirlová constate même qu’au milieu des années 2000 différentes organisations bouddhistes n’entretenaient même pas de contact6. Ce serait sa recherche qui les aurait incitées à se rapprocher, ce qui a conduit à la rédaction d’un ouvrage commun Jednota v rozmanitosti (en français : L’unité dans la diversité)7. Nous attribuons cette situation à l’absence de pression étatique et à la situation historique particulière des organisations bouddhistes, qui ont privilégié dans un premier temps la quête d’une identité propre et d’une autonomie après la période communiste. En effet, encore dans les années immédiatement postérieures à 1989, les frontières restent floues entre les courants bouddhistes et d’autres formes religieuses8. Si cette perméabilité permet la fondation de l’organisation unique Buddhistická společnost (en français : la Société

bouddhiste) en 1991, rassemblant toutes les écoles bouddhistes dans le but d’officialiser

l’existence du bouddhisme en Tchécoslovaquie, la constitution d’organisations bouddhistes

1

J.HONZÍK (dir.), op. cit. 2

J.CIRKLOVÁ, Buddhismus jako zdroj hodnot..., op. cit., p. 68. 3

J.HONZÍK (dir.), op. cit. 4

Au XIXe siècle, de la même manière que dans la recherche occidentale, le bouddhisme tibétain est considéré comme une religion à part et est méprisé par des orientalistes tchèques en tant que lamaïsme (J.MALÝ, « Lamaismus », dans F.L.RIGER

[dir.], Slovník naučný, IV : I – Lžidimitrij, Praha, I. L. Kober, 1865, p. 1142). Il est infériorisé pour élever le christianisme. Un chapitre sur lui n’est ajouté dans l’ouvrage de référence sur le bouddhisme de Vincenc Lesný que dans sa version de l’après-guerre en 1948 (V.LESNÝ, Buddhismus, Praha, Samcovo knihkupectví, 1948). Critique du bouddhisme tibétain comme une religion dégénérée – l’idée répandue en Europe à l’époque –, Lesný en devient fasciné, probablement sous l’influence de David-Néel (J.ROZEHNALOVA,op. cit.,p.173) dont les livres commencent à être traduits à partir des années 1930 (A.DAVID -NEEL, O žebrácké holi do svatého města. [cesta Pařížanky do Lhasy] [trad. du français H. Jost], Praha, Česká grafická Unie, 1931). En même temps, la critique du bouddhisme tibétain perdure. C’est le ritualisme, le pouvoir des monastères et le caractère superstitieux qui en font l’objet principal (J.ROZEHNALOVA,op. cit.,p. 174-176 ; voir par exemple K.BEBA, « Tajemný »

Tibet, Praha, Naše vojsko, 1958). Les idées traditionnellement associées au lamaïsme sont reprises parce qu’elles

correspondent bien à la lignée officielle athée du régime communiste et légitiment l’invasion chinoise. L’orientalisme en tant que construction savante de l’Orient est instrumentalisé pour justifier la domination politique.

5

Le bouddhisme tibétain représente 68 % et le bouddhisme zen 20 % de la population bouddhiste convertie (J.HONZIK [dir.],

op. cit.).

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J.CIRKLOVA, communication personnelle, l’hiver 2013. 7

J.HONZÍK (dir.), op. cit. 8

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spécifiques dans les années 1990 entraîne sa disparition avant le début du nouveau millénaire1.

Quant au nombre des personnes se déclarant bouddhistes, nous disposons de données précises depuis le recensement de 20112. Ainsi, l’appartenance au bouddhisme est revendiquée par 6 101 individus, dont 3 484 pour la Diamond Way. Il nous semble pertinent de constater que ce chiffre ne concerne que des bouddhistes convertis parce que la population d’origine des pays traditionnellement bouddhistes regroupe 71 586 personnes en 20123. L’enquête réalisée par Cirklová en 2007 tente de chiffrer le nombre de pratiquants jugés actifs par les organisations bouddhistes centrées sur la pratique religieuse et l’estime à 1 097 personnes4.

À travers les mêmes sources en pays tchèques qu’en France, les recherches orientalistes, la théosophie et les cercles savants conduisent à l’implantation du bouddhisme de convertis depuis la première moitié du XXe siècle. Comme en France, nous constatons le développement progressif de l’intérêt intellectuel à la pratique méditative. Le paysage bouddhiste se diversifie ensuite dans la deuxième moitié du XXe siècle, mais son élargissement au-delà des initiés, son organisation et son autonomisation sont plus lents qu’en France, ne se situant notamment qu’après 1989. Le bouddhisme de convertis tchèque suit ainsi le mouvement européen généralisé de son développement et de son expansion.

Pour mieux connaître la population du bouddhisme de convertis qui nous intéresse, celle des pratiquants bouddhistes, nous nous proposons d’aborder leurs caractéristiques sociodémographiques en France et en République tchèque à partir des résultats de différentes recherches, complétées par notre enquête.

3. Les caractéristiques sociodémographiques des pratiquants