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Le cadre conceptuel et théorique de la recherche

Chapitre 4 Le religieux dans la culture de consommation

3. La marchandisation du bouddhisme et son caractère alternatif

Bien que les analyses des auteurs que nous avons choisis de citer dépassent largement la tentation de théoriser le bouddhisme comme seul objet de consommation2, ils critiquent cependant principalement l’influence néfaste qu’exerce la culture de consommation sur le bouddhisme, et considèrent, pour l’exprimer brièvement, que le bouddhisme et son authenticité sont compromis par cette culture, qu’il fait éventuellement preuve de résistance à cette culture ou se pose comme pouvant être une alternative. Ces travaux sont ceux des chercheurs en bouddhisme et des sociologues des religions Scott A. Mitchell3, Joshua A. Irizarry4, John S. McKenzie5 et Todd Lorentz6.

La grande majorité d’entre eux prolonge directement la pensée critique développée par Carrette et King, en se préoccupant avant tout du problème de l’authenticité du bouddhisme à la suite de sa mise sur le marché et du rôle destructeur joué par la culture de consommation. Rappelons que pour ces deux auteurs, le bouddhisme est exploité par le capitalisme consumériste qui le transforme en une spiritualité consumériste, psychologisée et égoïste :

1

Ibid., p. 59. 2

L.OBADIA, « Le bouddhisme et la globalisation culturelle… », op. cit., p. 89. 3

S.A.MITCHELL, « Buddhism, Media and Popular Culture », dans D.L. MCMAHAN (dir.), op. cit., p. 305-323. 4

J.A.IRIZARRY, « Putting a Price on Zen. The Business of Redefining Religion for Global Consumption », Journal of Global

Buddhism 16 (2015), p. 51-69.

5

J.S. MCKENZIE, « Buddha for Sale ! The Commoditisation of Tibetan Buddhism in Scotland », dans F. GAUTHIER – T. MARTIKAINEN (dir.), op. cit., p. 159-173.

6

T.LORENTZ, « The Dharma and the West. Can Buddhism Survive Consumerism? », Contemporary Buddhism 2/2 (2001), p. 191-199.

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« [L]e bouddhisme ne peut pas être présenté en tant que philosophie centrée sur le développement de soi – au lieu de la philosophie qui “décentre” l’ego – à moins d’épurer ses enseignements traditionnels de leur message éthique, philosophique et transformateur […]. Toutefois, la majorité de la littérature populaire sur la spiritualité et le développement personnel exploite, bien sûr, justement cette désinterprétation1. »

En plus d’être détaché de ses conceptions éthiques et philosophiques de base, le bouddhisme perd son authenticité dans la culture de consommation.

Le travail réalisé par Mitchell, chercheur en bouddhisme et spécialiste du bouddhisme japonais, se concentre justement sur cette critique de la perte d’authenticité du bouddhisme dans la culture de consommation, du fait de son incorporation dans la culture populaire2. Le bouddhisme se retrouve vendu tant par des entreprises capitalistes que par des organisations bouddhistes. Ce mouvement de marchandisation donne naissance au « bouddhisme de la culture populaire3 » (en anglais : pop-cultural Buddhism), destiné pour un grand public et qui se répand principalement par des médias de masse. Ce processus de marchandisation que Mitchell voit comme une allégeance au capitalisme peut avoir des effets destructeurs sur le bouddhisme : « [I]l faut se poser la question sur ce qui est authentiquement “bouddhiste” face aux représentations véhiculées par le bouddhisme pop-culturel et les médias4. » Selon l’auteur, le bouddhisme court le risque de devenir inauthentique du fait de sa marchandisation.

Nous pouvons également inclure dans la tradition critique le travail d’Irizarry, chercheur en bouddhisme, qui a publié en 2015 les résultats de son enquête sur le Zen5. Pour lui, le Zen est instrumentalisé par le capitalisme afin d’encourager la consommation. Il devient « Zen de consommation » (en anglais : « consumer zen »)6 :

« [L]e mot zen possède une valeur commerciale non seulement parce qu’on lui a retiré son aura religieux, mais aussi parce qu’il a été, par conséquent, transformé en une toile vide de signification sur laquelle il est possible de projeter les qualités attirantes pour les consommateurs7. »

En tant qu’expression langagière et symbolique dépourvue du sens traditionnel, le zen évoque aujourd’hui la créativité, l’innovation, le non conformisme, le bien-être, l’exclusivité et le luxe dans le marketing entrepreneurial pour mieux vendre des produits de consommation, surtout à des classes favorisées. Son usage n’est pas ainsi limité à un sens

1

« […] it is only if one purges traditional Buddhist teachings of their ethical, philosophical and transformative message that

Buddhism can be presented as a philosophy centred upon the cultivation of the individual self rather than as one which seeks to “decentre” the ego […]. This misrepresentation, of course, is precisely what much of the popular literature on spirituality and personal development exploits. » (J.CARRETTE –R.KING, op. cit., p. 105, traduction personnelle).

2

S.A.MITCHELL, « Buddhism, Media and Popular Culture », op. cit. 3

Ibid., p. 309-311. 4

« […] pop-cultural Buddhism and media representations raise questions about what is or is not authentically “Buddhist” » (Ibid., p. 320, traduction personnelle).

5

J.A.IRIZARRY, op. cit. 6

Ibid., p. 51. 7

« […] the word zen has commercial value not only because it has been stripped of its religious aura, but also because it has

consequently been transformed into a semiotic blank canvas upon which qualities desirable to consumers can readily be projected » (Ibid., p. 52, traduction personnelle).

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prédéfini ou à une entreprise concrète. Le zen finit par s’éloigner de ses racines religieuses et à perdre en authenticité.

Pour Irizarry, si cet usage dans le marketing échappe aux institutions bouddhistes, elles peuvent en profiter en retour, comme l’école Zen sōtō, pour se faire mieux connaître. Il s’agit dans ce cas d’une forme de résistance au bénéfice des institutions bouddhistes. À la question de la perte d’authenticité du Zen dans la culture de consommation, Irizarry répond par le pouvoir de résistance des organisations bouddhistes zen.

La même orientation critique, qui souligne la menace à laquelle est exposée l’authenticité du bouddhisme dans la culture de consommation et sa capacité de résistance, est soutenue par le sociologue des religions McKenzie dans son article « Buddha for Sale ! The Commoditisation of Tibetan Buddhism in Scotland » (2013)1. Il s’agit d’une étude sur la

Rokpa Scotland, l’organisation du bouddhisme tibétain en Écosse. Selon cet auteur, il ne fait

pas de doute que le bouddhisme perd en authenticité à cause de la culture de consommation et des « effets corrosifs de la marchandisation2 » (en anglais : « corrosive

effects of commoditisation »). Dans ce processus, le bouddhisme se trouve vendu au sein

même des centres bouddhistes par des objets, des livres et des services tarifés. À l’échelle individuelle, cette adaptation peut entraîner une adhésion superficielle.

McKenzie trouve cependant que le bouddhisme est capable de mobiliser des stratégies pour contourner ce processus de la mise sur le marché, tout en s’implantant dans la culture consumériste. Par exemple, les organisations bouddhistes peuvent restreindre la marchandisation du bouddhisme en tenant secrets certains de leurs enseignements. Elles peuvent aussi vendre des produits et des services de consommation, y compris bouddhistes, pour permettre à leurs adhérents d’exprimer l’attitude consumériste dans un cadre organisé : « RS [Rokpa Scotland] fournit l’espace culturel et les conseils autoritaires pour les pratiquants afin de les aider à atteindre des buts religieux dans la culture de consommation mais dans les limites de l’organisation3. » La consommation se déroule ainsi dans un cadre contrôlé. Le bouddhisme peut, de cette manière, s’adapter à la culture de consommation tout en négociant continuellement son implication : « RS [Rokpa Scotland] a besoin d’être constamment vigilante face aux effets de la culture de consommation tout en étant façonnée profondément par cette négociation avec la culture de consommation globalisante1. » Craignant une perte de son authenticité, le bouddhisme cherche donc à résister à la culture de consommation par diverses stratégies de marchandisation et de sauvegarde de ses spécificités.

1

J.S.MCKENZIE, op. cit. 2

Ibid., p. 173. 3

« RS [Rokpa Scotland] provides both the cultural space and the authoritative guidance for practitioners to achieve religious

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Tout en développant ses idées sur la menace d’inauthenticité du bouddhisme véhiculée par la culture de consommation et sur ses stratégies de résistance, Lorentz, chercheur en bouddhisme, y rajoute une nouvelle dimension, celle de voir dans le bouddhisme une alternative à cette culture consumériste. Cet auteur constate d’abord une contradiction essentielle entre le bouddhisme et le consumérisme2 : « [L]a société occidentale ordinaire, dominée par des valeurs propres au consumérisme et au matérialisme, ne peut pas accepter l’intégration sincère et institutionnelle du bouddhisme doctrinal3. » Il oppose aux valeurs matérialistes, à la consommation, au désir et à la recherche de l’identité, les valeurs prônées par le bouddhisme telles que la générosité, la gentillesse, la simplicité, la renonciation, l’ascétisme et le refus de soi permanent. Ces valeurs sont contradictoires à tel point que l’effort des organisations bouddhistes de s’implanter et de s’adapter à une société consumériste occidentale conduirait à la perte de son authenticité doctrinale. Mais sans se conformer aux valeurs de la société de consommation, les bouddhistes s’excluraient de leur participation à la société. Leur seule option d’existence serait alors de se refermer dans des groupes isolés parce que « la participation simultanée à la société de consommation occidentale et à la sangha bouddhiste sincère s’excluent mutuellement. […] Le pratiquant bouddhiste sincère ne peut pas interagir avec la société de consommation de façon continue et harmonieuse4 ». Les analyses de Lorentz signifient que le bouddhisme confèrerait le statut de paria à l’individu dans la société de consommation, ou plus encore, qu’il ne serait pas authentique parce que la vraie doctrine bouddhiste ne peut pas être intégrée dans une société de cette nature.

Le bouddhisme peut cependant jouer un rôle dans la société de consommation. À l’adaptation négative et à la résistance organisationnelle au consumérisme exprimés par certains auteurs, Lorentz propose que le bouddhisme devienne une alternative au consumérisme culturel. Grâce au caractère contradictoire des valeurs qu’il porte au regard de celles du consumérisme, le bouddhisme est le candidat idéal pour devenir son « antidote5 » : « Tandis que le consumérisme promet du bonheur à travers l’acquisition et l’identification avec des objets matériels et des expériences, le bouddhisme enseigne son pendant : le détachement et la renonciation6. » Le bouddhisme pourrait donc transmettre de nouvelles valeurs aux personnes désenchantées du consumérisme, et deviendrait une

1

« RS [Rokpa Scotland] needs to be constantly vigilant as to the effects of consumer culture, while being profoundly shaped by

its negotiation within a globalising consumer culture. » (Ibid., p. 173, traduction personnelle).

2

T.LORENTZ, op. cit., p. 191-199. 3

« […] mainstream Western society, dominated as it is by the values inherent in consumerism and materialism, cannot

accommodate a sincere institutional integration of doctrinal Buddhism » (Ibid., p. 91, traduction personnelle).

4

« […] the simultaneous participation in a Western consumerist society and a sincere Buddhist sangha are impossible. […] A

sincere practicing Buddhist could not interact harmoniously and continuously in the consumerist society » (Ibid., p. 93,

traduction personnelle). 5

Ibid., p. 96. 6

« Where consumerism promises happiness in the acquisition of, and identification with, material forms and experiences,

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véritable alternative. Lorentz rejoint ici les auteurs qui défendent des positions clairement bouddhistes et engagées, et pour lesquels le consumérisme est un défi auquel le bouddhisme peut proposer des solutions1. Pour Lorentz, cette place du bouddhisme est facilitée par les failles du consumérisme lui-même qui commencent à apparaître. Le consumérisme exacerbé serait responsable de son propre déclin (l’insatisfaction perpétuelle, la destruction de la nature, etc.) et favoriserait la floraison du bouddhisme.

L’analyse sociologique du bouddhisme dans la culture de consommation se limite souvent à l’opposition des valeurs bouddhistes à celles du consumérisme culturel. Les auteurs adoptent une approche critique selon laquelle le consumérisme profite du bouddhisme en le rendant inauthentique. Dans ce contexte, le bouddhisme peut opter pour des stratégies de résistance ou se positionner clairement en tant que réelle alternative.

Née des changements dans la consommation à partir de la fin du XVIIe siècle et encouragée par des transformations dans la commercialisation et la production des produits de consommation, la culture de consommation est devenue une culture de masse à partir de la deuxième moitié du XXe siècle tant en France qu’en République tchèque. Les représentations qui y sont associées concernent avant tout le consommateur lui-même. Imitateur ou rebelle, souverain ou esclave, libre ou déterminé, il consomme pour montrer sa position sociale, se différencier, répondre à la manipulation, ou pour être créatif et exprimer son individualité selon les différentes théories de consommation développées par des sociologues. Ces représentations avec des valeurs telles que le choix, l’individualisme, la liberté, l’authenticité, le bonheur, la réflexivité forment un éthos consumériste en arrière-plan culturel de la culture moderne.

Pour les sociologues des religions prônant les théories du marché, les individus sont des consommateurs libres ou rationnels sur un marché religieux pluriel. Les auteurs de la tradition critique alertent sur les risques que présentent la marchandisation du religieux et l’adaptation à la culture de consommation des entreprises séculières et des organisations religieuses. C’est principalement dans ce courant que travaillent les auteurs qui analysent le bouddhisme dans le contexte de la culture de consommation, tout en prodiguant ses stratégies de résistance et d’opposition alternative. Nous considérons cependant que les

1

En critiquant le consumérisme, la société de consommation ou de surconsommation, les auteurs bouddhistes montrent comment le bouddhisme permet de résister à ces phénomènes en offrant leur révision ou en proposant une alternative. Le bouddhisme est présenté comme une solution aux problèmes causés ou encouragés par le consumérisme, comme les crises environnementales ou la pauvreté. Il apporte par exemple une façon de vivre plus frugale et plus simple. Il prévient de la surconsommation à la base de la doctrine sur l’inexistence de l’ego, alors que la valeur de non-violence encourage d’autres formes de consommation. Les auteurs proposent, entre autres, la consommation éthique et écologique pour faire face au consumérisme. Ils accentuent souvent le consumérisme comme le matérialisme et la surconsommation. Voir par exemple A.H. BADINER (dir.), Mindfulness in the Marketplace. Compassionate Responses to Consumerism, Berkeley, Parallax Press, 2002 ;S. KAZA, « How Much is Enough? Buddhist Perspectives on Consumerism », dans R. K. PAYNE (dir.), How Much is

Enough? Buddhism, Consumerism and the Human Environment, Somerville, Wisdom Publications, 2010, p. 38-61 ; CHÖGYAM

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analyses libérales, métaphoriques, marxiennes, ou différemment critiques du religieux et du bouddhisme dans la société de consommation ne nous éclaircissent que partiellement, car elles peinent à problématiser la rationalité des acteurs, à approfondir l’usage du langage économique, ou à prendre au sérieux la culture de consommation comme un ensemble de pratiques sociales, de représentations et de valeurs. Gauthier et al. et, en partie, Turner cherchent à remédier à cette pénurie théorique en suggérant que les pratiques, les représentations et les valeurs de la culture de consommation pénètrent et façonnent le religieux. Le religieux pénètre sur le marché où ses services et ses produits sont vendus. Radicalisant la culture d’authenticité et d’expressivité, les styles de vie et l’éthos consumériste deviennent pour eux des catégories qui rendent compte du religieux contemporain.

Aussi, en accord avec notre problématique de recherche, nous nous proposons maintenant de porter notre attention aux styles de vie et aux organisations religieuses dans la culture de consommation. Pour nous, la culture de consommation représente un contexte et une source de valeurs, de pratiques, de représentations et de modèles culturels, comme le sont les organisations de services ou les styles de vie. Il nous faut donc nous interroger sur les recherches sociologiques portant sur ces deux sujets.

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Chapitre 5 Les organisations et les styles de vie dans la