• Aucun résultat trouvé

Le cadre conceptuel et théorique de la recherche

Chapitre 4 Le religieux dans la culture de consommation

2. La diversité des regards du religieux dans la culture de consommation

2.1. Les modèles économiques : la consommation religieuse

Les sociologues des religions limitent souvent le lien entre le religieux et le consumérisme à la question de la consommation vue à travers différents modèles économiques de la consommation religieuse. Ces modèles sont sous-tendus par la « théorie

Muslim. Fashion, Politics, Faith, Oxford – New York, Berg, 2010. Un autre domaine qui se développe est celui qui fait le lien

entre le marketing et les organisations religieuses tant chez les sociologues des religions que chez les experts en marketing : les organisations religieuses peuvent y être décrites comme des entreprises qui cherchent à vendre des produits sur un marché concurrentiel à travers des techniques de marketing (J.-C. USUNIER – J.STOLZ [dir.], op. cit. ; M.EINSTEIN, op. cit.). Pour un ouvrage qui rassemble les différentes approches de la consommation et du religieux par des spécialistes en marketing, voir D. RINALLO – L.SCOTT – P.MACLARAN (dir.), Consumption and Spirituality, London – New York, Routledge, 2013. Les auteurs y abordent également la question de la dimension religieuse de la consommation, et plus particulièrement de la « sacralisation » des biens de consommation ou de la consommation. Ils appliquent souvent le vocabulaire économique au domaine religieux sans le problématiser, parlant par exemple, des consommateurs sur le marché spirituel concurrentiel dont la promotion est assurée par le marketing.

1

Si ces sujets s’inscrivent dans un intérêt grandissant de la sociologie des religions pour l’économie, le lien entre la religion et l’économie dans son ensemble dépasse l’ambition de ce chapitre. Pour ce type de démarche, voir F.GAUTHIER –L.WOODHEAD

– T. MARTIKAINEN, « Introduction. Consumerism as the Ethos of Consumer Society », op. cit., p. 1-24 ; F. GAUTHIER –T. MARTIKAINEN – L.WOODHEAD, « Introduction. Religion in Market Society », op. cit., 1-36 ; L.OBADIA, La marchandisation de

Dieu. L’économie religieuse, Paris, CNRS éditions, 2013.

2

Pour d’autres résumés, voir F.GAUTHIER –L.WOODHEAD – T.MARTIKAINEN, « Introduction. Consumerism as the Ethos of Consumer Society », op. cit., p. 1-24 ; B. S.TURNER, « Goods Not Gods. New Spiritualities, Consumerism, and Religious Markets », dans I.R.JONES – P.HIGGS – D.J.EKERDT (dir.), Consumption & Generational Change. The Rise of Consumer

Lifestyles, New Brunswick – London, Transaction Publishers, 2009, p. 37-62.

3

160

du marché religieux » qui englobe celle de « la logique du marché » et celle du « choix rationnel ».

Nous commencerons par les théories de la logique du marché dont le premier représentant est Berger. Dès les années 1960, cet auteur résume la manière suivante la situation de la pluralité des institutions religieuses dans le contexte sécularisé :

« La fidélité est volontaire et ainsi, par définition, elle n’est pas sûre. Par conséquent, la tradition religieuse […] doit à présent se vendre sur le marché. Elle doit être “vendue” à une clientèle qui n’est plus obligée d’“acheter”. La situation de la pluralité est avant tout une situation de marché. Dans ce marché, les institutions religieuses deviennent agences de marketing et les traditions religieuses deviennent marchandises pour les consommateurs. En tout cas, dans cette situation, une bonne partie de l’activité religieuse est dorénavant dominée par la logique de l’économie du marché1. »

Berger conçoit ainsi la pluralité des différentes visions religieuses du monde en termes de marché. La situation des institutions religieuses n’est plus monopolistique. Elles cherchent par conséquent à attirer des clients religieux pour leur marchandise religieuse dans le cadre d’un jeu de concurrence religieuse.

Du point de vue de la religiosité individuelle, l’individualisation du religieux est présentée comme une libéralisation du marché religieux dans lequel « [l]a dynamique de la préférence du consommateur est introduite2 » (en anglais : « the dynamics of consumer

preference is introduced »). On parle de satisfaction des « besoins » (en anglais : « needs »)

des « clients3 » parce qu’« [i]l est, presque a priori, impossible de vendre une marchandise à une population de consommateurs non-contraints sans prendre en considération leurs souhaits concernant cette marchandise4 ». En tant que consommateurs, les individus sont libres de choisir parmi les différentes options religieuses qui se présentent à eux comme des objets de consommation sur un marché pluriel. Pour Berger, ces objets de consommation sont par conséquent adaptés aux individus grâce au processus de leur sécularisation : « [Le consommateur] va préférer des produits religieux qui peuvent être accordés avec la conscience sécularisée aux produits qui ne le peuvent pas5. » Ainsi, comme nous le savons déjà, le religieux institutionnel s’est dorénavant centré sur les aspects moraux et thérapeutiques de la vie privée pour attirer les consommateurs6.

1

« Allegiance is voluntary and thus, by definition, less than certain. As a result, the religious tradition […] now has to be

marketed. It must be “soldˮ to a clientele that is no longer constrained to “buyˮ. The pluralistic situation is, above all, a market situation. In it, the religious institutions become marketing agencies and the religious traditions become consumer commodities. And at any rate a good deal of religious activity in this situation comes to be dominated by the logic of market economics. » (P.

BERGER, The Sacred Canopy…, op. cit., p. 138, traduction personnelle). 2

Ibid., p. 145 (traduction personnelle). 3

Ibid., p. 148. 4

« It is impossible, almost a priori to market a commodity to a population of uncoerced consumers without taking their wishes

concerning the commodity into consideration » (Ibid., p. 145, traduction personnelle).

5

« [Consumers] will prefer religious products that can be made consonant with secularized consciousness over those that

cannot. » (Ibid., p. 146, traduction personnelle).

6

161

Berger emploie la notion de marché pour désigner une dynamique religieuse plurielle. Les acteurs religieux sont dépeints comme des consommateurs libres dans leurs choix, et les organisations fonctionnent comme des agences de marketing pour vendre des objets de consommation utiles dans la vie privée. Le vocabulaire de la consommation décrit donc l’individualisation et la privatisation religieuse dans un langage économique libéral. Si son analyse attire notre attention sur le thème de la consommation et des valeurs qui sont associées à la culture de consommation, nous trouvons toutefois que l’auteur manque d’approfondir théoriquement l’usage qu’il fait du vocabulaire économique. Il nous semble être davantage dans la comparaison métaphorique, et ne nous permet donc pas d’éclairer pourquoi nous apercevons des rapprochements entre le religieux et les valeurs et les pratiques de la culture de consommation.

Une approche voisine qui s’inscrit dans la théorie de la logique du marché est aussi proposée par Luckmann, collaborateur de Berger. Dans la continuité de son travail sur la sécularisation du religieux et sa privatisation, cet auteur affirme que les institutions religieuses s’adaptent parce qu’elles

« doivent s’affronter sur ce qui est à la base un marché ouvert. La production, l’emballage et la vente des modèles de la signification ultime sont ainsi déterminés par les préférences de consommateurs, et le producteur doit être sensible aux besoins et aux demandes des individus “autonomes”1 ».

Quant à l’individu, Luckmann le compare au consommateur pour son approche individualisée et autonome. Comme il choisit ses amis ou ses produits de consommation, il choisit aussi sa vision religieuse du monde :

« Le sens de l’autonomie qui caractérise l’individu typique dans les sociétés modernes et industrielles est associé à une orientation consumériste généralisée. [...] L’individu est livré à lui-même afin de choisir de la marchandise et des services, des amis, des partenaires en mariage, des voisins, des loisirs et, comme nous allons maintenant le démontrer, même le sens “ultime” et tout cela de façon relativement autonome2. »

Pour Luckmann, l’individu mobilise partout une attitude d’acheteur autonome, à qui les institutions religieuses adaptent le contenu de l’enseignement en se centrant sur le domaine émotionnel. La logique du marché est donc celle de la pluralisation, de l’individualisation et de la privatisation dans laquelle la notion de consommateur décrit le religieux invisible, dont le rôle est redéfini pour s’occuper de la dimension émotionnelle de la vie individuelle. Ce langage économique n’est pas non plus problématisé chez Luckmann.

1

« […] must compete on what is, basically, an open market. The manufacture, the packaging and the sale of models of

“ultimate” significance are, therefore, determined by consumer preference, and the manufacturer must remain sensitive to the needs and requirements of “autonomous” individuals » (T.LUCKMANN, op. cit., p. 104, traduction personnelle).

2

« The sense of autonomy which characterizes the typical individual in modern industrial societies is closely linked to a

pervasive consumer orientation. [...] the individual is left to his own devices in choosing goods and services, friends, marriage partners, neighbors, hobbies and, as we shall show presently, even “ultimate” meanings in a relatively autonomous fashion. »

162

Observant dès les années 1990 le processus d’individualisation et de subjectivisation du croire hors les institutions religieuses1, Hervieu-Léger constate une « disponibilité consommatrice2 » des croyants qui demandent un « service spirituel ponctuel3 » dans un contexte de « libéralisation du marché des biens symboliques4 ». Il se constitue par conséquent une « économie symbolique » qui suit les « règles générales du marché » et de la « concurrence des univers du croire. »5 La sociologue française ne théorise pas non plus cet usage du langage économique pour parler de l’individualisation et de la pluralisation du croire. Le religieux non institutionnel est donc non seulement dépourvu du statut de religion, mais aussi implicitement critiqué pour son association à la consommation. Comme chez Berger et Luckmann, l’identité du consommateur se rapporte à l’aspect individuel du religieux, en s’attachant surtout à l’individu déconnecté d’une lignée croyante.

Dans la continuité de la théorie de la logique du marché nous trouvons enfin Olivier Roy et sa Sainte Ignorance (2008)6. À la fin des années 2000, cet auteur théorise sa conception de la globalisation du religieux en s’inscrivant dans le paradigme de la sécularisation comme perte du rôle social de la religion. Dans un contexte social sécularisé, le religieux se transforme d’abord en un processus de « déculturation », c’est-à-dire qu’il se sépare de son fondement culturel pour circuler dans le monde comme un « pur religieux7 ». En définissant la culture comme l’ensemble des « productions de systèmes symboliques de représentations imaginaires et d’institutions propres à une société8 », Roy l’associe à une société, le plus souvent nationale propre à un territoire, ou éventuellement une société d’un territoire plus large comme l’Occident.

Ce détachement permet au religieux de se présenter comme universel et de circuler. Par conséquent, nous assistons à une déterritorialisation du religieux. Cet aspect de la globalisation du religieux résulte d’un « marché mondial du religieux » où les « consommateurs » choisissent à leur gré9. L’auteur utilise une nouvelle fois le langage économique, pour décrire simplement la pluralité religieuse qui échappe aux acteurs politiques, et où les acteurs religieux se retrouvent en concurrence. La liberté de choisir des individus est associée au comportement de consommateur, démarche qui rejoint sans le problématiser le modèle du marché annoncé par Berger.

1

D. HERVIEU-LEGER, Le pèlerin et le converti..., op. cit. 2

D. HERVIEU-LEGER, La religion en miettes…, op. cit., p. 122. 3 Ibid., p. 148. 4 Ibid., p. 131. 5 Ibid., p. 131-133. 6

O.ROY,La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris, Éditions du Séuil, 2008.

7 Ibid., p. 21-22. 8 Ibid., p. 43. 9 Ibid., p. 23, 205-210.

163

En dernier lieu, ce religieux déculturé et déterritorialisé se standardise par son entrée dans un nouveau contexte. Ce « formatage1 », comme le qualifie Roy, ne se fait pas à travers l’acceptation de la culture locale par le biais de l’acculturation, qui est avant tout associée aux contraintes politiques, mais par l’appropriation de « marqueurs culturels flottants » : « Le marqueur religieux circule sans marqueurs culturels, quitte à se reconnecter avec des marqueurs culturels flottants, hallal fast-food, éco-cacher, cyber-fatwa, hallal

dating, rock chrétien, méditation transcendantale2. »

Il faut entendre par marqueur « le signe, le geste, le nom, la rubrique qui consacre la

sacralité d’un objet, d’un domaine ou d’une personne3 », c’est-à-dire des pratiques religieuses ou des pratiques qui, comme se nourrir, rendent les autres éléments religieux. Ce processus est nécessaire pour convertir et pour transmettre le religieux d’une génération à l’autre. La sécularisation et la marchandisation du religieux contribuent à son homogénéisation autour de plusieurs aspects qui ne concernent pas le contenu des croyances, mais plutôt la façon de vivre quotidiennement le religieux. Ce sont des normes, des règles et des valeurs rigides et puritaines. Par exemple, le religieux conserve des stéréotypes de sexe sur le rôle traditionnel de la femme, tout en promouvant une famille moderne, un couple partageant des caractéristiques sociodémographiques de l’âge et de l’éducation4. Ce formatage répond à la demande d’« affirmation de soi, réalisation, bonheur, salut5 », c’est-à-dire, pour Roy à la logique du marché.

À la conception de la pluralisation, l’individualisation et la privatisation du religieux, centré dorénavant aux domaines éthique, psychologique et émotionnel, à cause de la logique du marché adopté par le religieux, Roy rajoute d’autres valeurs dont l’imprégnation sur le religieux est attribuée à la logique du marché. Il attribue à la logique du marché les valeurs de la culture de consommation telles que l’individualisation, la réalisation de soi ou le bonheur. Le concept de consommateur n’est donc qu’une manière de décrire l’individualisation du religieux.

Quant à la théorie du choix rationnel6, nous y retrouvons la conceptualisation de la religion comme version de l’objet de consommation demandé par des consommateurs, qui cherchent à minimiser leurs coûts en poursuivant des objectifs religieux : « [L]e pluralisme religieux […] n’est important que dans la mesure qu’il augmente les choix et la compétition, proposant aux consommateurs un grand éventail de récompenses religieuses et forçant des

1 Ibid., p. 239. 2 Ibid., p. 22. 3 Ibid., p. 47. 4 Ibid., p. 23. 5 Ibid., p. 23. 6

164

fournisseurs à être plus réactifs et efficaces1. » Si les auteurs du choix rationnel proposent, contrairement aux défenseurs de la théorie de la logique du marché, une théorisation poussée de leur usage des concepts et des théories économiques, ils sont critiqués (cf. chapitre 1) pour avoir repris l’image économique du consommateur rationnel et libre, ce qui rejoint les critiques adressées aux économistes à l’encontre de leur vision sur la consommation. Leur démarche semble d’ailleurs plus relever d’une analogie entre le religieux et l’économique.

Chez les défenseurs des modèles économiques, les transformations du religieux sont dues au marché religieux de la pluralité religieuse. L’individu y est perçu en tant que consommateur, c’est-à-dire qu’on accentue sa liberté de choisir sa religion dans les différentes options offertes dorénavant. Nous pouvons nous interroger avec Obadia sur le « tournant économique2 » des sciences des religions. Nous observons en effet dans ces développements l’expression de l’introduction de la science économique dans l’épistémologie des sciences sociales. Comme le dit Gauthier, il semblerait que l’ « homo

œconomicus3 » s’impose comme le modèle explicatif de l’action sociale, y compris au sein de la sociologie des religions4. Une autre explication des transformations du religieux est soutenue par des auteurs d’inspiration marxienne qui les attribuent à l’exploitation du religieux par le capitalisme consumériste.