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Chapitre 2 Méthodologie de la recherche

4.1. La sociologie compréhensive comme approche épistémologique

Il convient de clarifier la posture épistémologique qui a guidé notre choix des méthodes et notre approche de l’analyse de l’observation participante et des entretiens. Nous avons cherché à accéder à la connaissance sociologique à travers le « sens subjectif » que les pratiquants donnent à leurs engagements bouddhistes et vécus de bouddhistes. La principale démarche que nous avons adoptée est donc celle de la sociologie compréhensive. Sans la présenter de façon exhaustive1, il convient de dire qu’elle invite à « comprendre par interprétation […] l’activité sociale et par là […] expliquer causalement […] son déroulement et ses effets2 ». Pour Max Weber, les actions significatives des acteurs sociaux sont donc situées au centre de l’intérêt : « [E]xpliquer une activité sociale, c’est montrer qu’elle est le résultat d’un sens subjectivement visé qu’il s’agit de comprendre3. » C’est ce sens qui motive l’activité sociale. Sa compréhension sociologique se fait par l’interprétation et par l’approche rationnelle. L’action est donc comparée à des expériences analogues et des possibilités d’explication des motivations des acteurs sont imaginées.

En accord avec le sociologue Patrick Watier et la démarche de la sociologie compréhensive, nous passerons de la compréhension ordinaire à la compréhension savante qui relève « du raffinement ou du contrôle du sens commun plutôt que celle de la rupture4 ». Ce constat s’appuie sur le présupposé que les sujets interrogés partagent un monde commun avec le sociologue5. Par ailleurs, comme les autres acteurs sociaux, le sociologue part des mêmes capacités d’imagination et d’interprétation acquises dans la vie courante, d’un savoir ordinaire. Ce sens commun traduit une « capacité cognitive, mais aussi [un] savoir social sur le social6 ». Dans cette perspective, nous donnerons aux acteurs sociaux la capacité de s’exprimer sur leurs actions et leurs raisonnements et d’en rendre compte.

Toutefois, ce choix ne veut pas dire que le « savoir intuitif » est déjà une science7 : il est développé par le sociologue. Nous considérons de plus qu’il est possible de chercher ce sens subjectif et de construire un savoir scientifique, parce que l’approche compréhensive ne signifie pas la paraphrase ni l’alignement sur les discours des pratiquants. Il convient donc de poursuivre le mouvement de distanciation dans l’analyse pour objectiver des données en nous assurant de notre position de neutralité axiologique, c’est-à-dire de la posture méthodologique selon laquelle le sociologue ne devrait pas porter de jugement sur les faits

1

Voir la synthèse de Patrick Watier (P.WATIER, Une introduction à la sociologie compréhensive, Belfort, Circé, 2002). 2

M.WEBER, Économie et société, I : Les catégories de la sociologie (trad. par J. Freund et al., sous la direction de J. Chavy – É. de Dampierre), Paris, Pocket, 1995, p. 28.

3

F.GONTHIER, « Weber et la notion de “compréhension” », Cahiers internationaux de sociologie 116/1 (2004), p. 37. 4

P.WATIER, « La compréhension revisitée », Sociétés 114/4 (2011), p. 13. 5 Ibid., p. 17-20. 6 Ibid., p. 22. 7 Ibid., p. 22.

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étudiés1. Il lui appartient de les interpréter en respectant l’objectivité scientifique. Ses propres valeurs et convictions n’ont pas à interférer.

Dans cette démarche compréhensive, nous prenons donc en compte la dimension normative des discours bouddhistes. Il se peut en effet que différentes motivations ont pu entraîner des discours qui ne reflètent pas simplement la réalité, situation courante en recherche qualitative selon le sociologue Frédéric Gonthier2. Cet auteur montre que les discours des acteurs sociaux peuvent également être marqués par la norme sociale3. Pour sa part, Bourdieu suggère ainsi de prendre les discours comme des représentations de la réalité, dont l’objectif est d’être partagées afin d’agir sur l’interlocuteur4.

En effet, durant les discussions et les entretiens, nous avons rapidement remarqué, notamment chez les pratiquants plus expérimentés, une volonté de se tenir au plus près de l’enseignement bouddhiste orthodoxe. Cette normativité dogmatique des discours des acteurs sociaux religieux a déjà été soulignée par la sociologue des religions canadienne Géraldine Mossière dans le cas particulier des converties musulmanes5. Il s’agit du fait que les pratiquants tiennent des propos normatifs par rapport à leur groupe bouddhiste et à son enseignement. Ils peuvent se positionner davantage en tant que représentants du bouddhisme que comme des pratiquants singuliers. Ils peuvent ainsi chercher à transmettre la doctrine bouddhiste de façon orthodoxe au lieu de partager avec nous leurs propres opinions et vécus. Cependant, dans notre optique, les discours normatifs co-construisent ce vécu en tant qu’idéaux à viser et à transmettre.

Il devenait donc nécessaire de prendre conscience de la capacité des interviewés à utiliser des stratégies lors de l’enquête6, les découvrir pour dépasser des a priori positifs du terrain, et revenir d’une « hallucination » ou d’une « représentation très théâtralisée » sur terre pour problématiser les discours et les observations7. Pour Bensa, cette position rend par la suite possible « de dévoiler l’autre simultanément de l’intérieur (« tel qu’en lui-même ») et de l’extérieur (tel qu’il apparaît à l’observation)1 ».

C’est à partir de cette posture épistémologique que nous avons entrepris l’analyse en nous inspirant aussi de la théorie enracinée.

1

M.WEBER, Essais sur la théorie de la science (trad. de l’allemand et introduit par J. Freund), Paris, Plon, 1965. 2

F.GONTHIER, « Conduire un entretien. Les quatre temps », dans S.ABRIAL –J.-P.BOZONNET –F.GONTHIER et al., Enquêtes qualitatives, enquêtes quantitatives. Sous la direction de P. Bréchon, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2011, p.

51-52. 3

Ibid., p. 51. 4

P.BOURDIEU, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982. 5

G.MOSSIERE, Converties à l’islam. Parcours de femmes au Québec et en France, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2013, p. 60.

6

F.BONNET, « La distance sociale dans le travail de terrain. Compétence stratégique et compétence culturelle dans l’interaction d’enquête », Genèse 73/4 (2008), p. 59.

7

55 4.2. La théorie enracinée comme méthode d’analyse

Afin de pouvoir réaliser l’analyse de nos données dans la continuité de notre posture épistémologique de la sociologie compréhensive, nous avons choisi de nous inspirer de la théorie enracinée, sans l’adopter de façon globale pour des raisons pragmatiques liées au déroulement de notre recherche.

L’origine de la théorie enracinée se situe dans les années 1960 dans l’ouvrage de Barney Glaser et d’Anselm Strauss Discovery of Grounded Theory (1967)2. Elle se démarque de l’approche déductive3, pour prôner une approche inductive. Son principe est qu’une théorie peut naître des données collectées et analysées de façon créative sans qu’elle ait été définie à l’avance4. Méthode compréhensive, la théorie enracinée situe la rupture épistémologique par rapport à des théories préexistantes. Dans sa version plus pragmatique, supposant une certaine connaissance sociologique, elle est présentée par Anselm Strauss et Juliet Corbin dans Les fondements de la recherche qualitative (2004) :

« Nous ne plaquons pas nos interprétations sur les données pas plus que nous ne laissons les interprétations émerger des données. Nous reconnaissons davantage l’élément humain dans l’analyse et la potentialité de distorsions possibles de sens. C’est la raison pour laquelle nous estimons important que l’analyste valide ses interprétations par la comparaison constante d’une partie des données à l’autre5. »

Suivant cette attitude pragmatique, ces derniers auteurs recommandent une connaissance sociologique préalable du sujet de recherche qu’il faut approfondir durant le déroulement de la recherche6. Les données doivent être comparées à d’autres exemples de la recherche sociologique pour faciliter l’émergence de catégories spécifiques au terrain de recherche. Ce sont des faits empiriques qui vérifient la validité d’un concept.

La théorie enracinée ne vise pas de validation d’hypothèses, mais elle part d’une question initiale formulée de façon élargie7. Le chercheur est guidé par les données de l’enquête dans un mouvement constant de va-et-vient entre le terrain et ses hypothèses explicatives :

« L’essence de la théorisation est constituée par l’interaction entre l’élaboration des inductions (dérivation des concepts, de leurs propriétés et des dimensions des données) et des déductions (faire des hypothèses par rapport aux relations entre les concepts,

1

A.BENSA, op. cit., p. 132. 2

B.G.GLASER – A.L.STRAUSS, Discovery of Grounded Theory. Strategies for Qualitative Research, Chicago, Aldine, 1967. 3

Ibid., p. 3. 4

A.STRAUSS –J. CORBIN, Les fondements de la recherche qualitative. Techniques et procédures de développement de la

théorie enracinée (trad. de l’anglais par M.-H. Soulet), Fribourg, Academic Press Fribourg, 2004, p. 30-31.

5 Ibid., p. 172. 6 Ibid., p. 67-77. 7 Ibid., p. 28-30.

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relations qui dérivent elle aussi des données, mais de données qui ont été abstraites des données brutes par l’analyste)1. »

Nous pouvons illustrer cette approche pour notre propre travail de recherche. En parallèle à l’analyse de nos données empiriques, nous les avons confrontées aux théories sociologiques relatives aux sectes religieuses ou l’individualisation du croire, inspirées principalement des travaux de Hervieu-Léger2. Mais, très rapidement, nous avons été conduite à chercher des théories sociologiques qui nous permettraient de mieux saisir le sens de nos données, comme celles portant sur la logique de services, l’identité ou le tournant subjectif, auxquelles nous ne nous étions pas référée au début de l’approche théorique de notre sujet de recherche. Ces aspects théoriques fonctionnaient davantage comme des hypothèses explicatives auxquelles nous guidaient des cas empiriques de notre recherche considérés comme indices, et qui étaient continuellement confrontées à d’autres données empiriques.

Plus concrètement, la construction théorique commence par l’ordonnancement conceptuel, c’est-à-dire « l’organisation de données dans des catégories discrètes [...] en fonction de leurs propriétés et de leurs dimensions, puis de l’utilisation de la description pour élucider ces catégories3 ». Ces catégories traduisent des thèmes ou des concepts qui sont reliés entre eux. Elles sont décrites à l’aide de plusieurs propriétés dont chacune peut être mesurée. Par la suite, les concepts sont liés par des énoncés de relations et placés dans un schème logique et systématique qui explique le phénomène étudié.

Les catégories émergent dans le processus de codage qui est une forme de fragmentation des données. Ce codage doit être très détaillé au début puisqu’il s’appuie sur une microanalyse des données. Il est conseillé de procéder au codage « ligne par ligne » pour faire apparaître des catégories4. À ce stade, les auteurs conseillent de faire évoluer les questions posées aux interviewés en fonction des premières analyses, ce que nous n’avons pas fait, ayant choisi de conserver le guide d’entretien tout au long de la recherche. En effet, les premières analyses ont été effectuées lorsque la recherche de terrain a été déjà suffisamment avancée du côté français, mais bien moins du côté tchèque. Ne sachant pas si le terrain tchèque allait produire des résultats similaires, nous avons conservé le guide d’entretien pour assurer une éventuelle comparaison entre les deux terrains nationaux.

De plus, l’obligation de travailler pour gagner notre vie impliquant peu de temps disponible pour une distanciation par rapport aux données, leur analyse n’a pu véritablement être effectuée qu’à l’issue de l’enquête de terrain. Ce n’est qu’à la suite de notre éloignement

1

Ibid., p. 43. 2

Par exemple D.HERVIEU-LEGER, Le pèlerin et le converti…, op. cit. 3

A.STRAUSS –J.CORBIN, op. cit., p. 39. 4

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physique des enquêtés que nous avons pu nous détacher des particularités de chaque terrain.

Face à des données, le chercheur adopte d’abord l’outil analytique du « codage ouvert » pour identifier des concepts, des propriétés et des dimensions1. Il s’agit le plus souvent des codes qui retiennent la formulation exacte des individus comme, par exemple, « Dalaï-lama », « bouddhisme » ou « pratique ». Par ce codage systématique, le chercheur interprète les propos des interviewés. Nous avons systématiquement codé cinq entretiens avec des pratiquants débutants et avancés. Ce travail nous a permis de déterminer plusieurs centaines de codes que nous avons regroupés dans des codes plus élargis. De ce fait, les codes utilisés sont ancrés dans des données, bien que leur dénomination finale s’inspire déjà de la réflexion sociologique, comme par exemple le terme de « réflexivité » pour différents processus cognitifs identifiés lors de nos entretiens. Cet ancrage fonctionne comme l’une des manières de prévention du risque de surinterprétation2.

En parallèle avec le code ouvert, le chercheur procède au « codage axial » pour constituer des catégories, en cherchant des relations et en définissant des propriétés et des dimensions. Grâce à ces codages, les codes deviennent des catégories étoffées :

« Même si le codage axial se différencie du codage ouvert quant à son objectif, il ne s’agit pas nécessairement d’étapes analytiques séquentielles, pas plus que l’étiquetage n’est distinct du codage ouvert. Le codage axial nécessite certes que l’analyste ait quelques catégories, mais aussi le sens de la manière dont les catégories interreliées commencent à émerger lors du codage ouvert3. »

Grâce à ce codage axial, on peut développer des catégories et établir des relations entre elles. Par exemple, nous avons rassemblé sous le code unique de « réflexivité » les codes de « doute », de « concentration » ou d’« esprit ». Ce code devient ainsi une catégorie dont le « doute » ou la « concentration » ou l’« esprit » sont des propriétés, c’est-à-dire des caractéristiques. Il se rapporte aux codes des « émotions » et de l’« éthique » qui constituent dans ce sens des modalités de cette réflexivité. De la même manière, on pourrait aussi créer un axe autour du code de « réflexivité » allant de l’ignorance des émotions jusqu’à l’intuition émotionnelle. Ce sont des dimensions de la réflexivité, de l’absence de réflexivité à l’idéal de la réflexivité. Enfin, le rapport de la réflexivité au code « pratique » a été décelé. Cette catégorie fonctionne comme le stimulateur de la réflexivité et l’élément à l’origine de son changement.

1

Ibid., p. 133-176. 2

Selon le sociologue Bernad Lahire, chaque interprétation sociologique est une surinterprétation mais le sociologue doit faire attention à ce que celle-ci soit menée de façon contrôlée (B.LAHIRE, « Risquer l’interprétation. Pertinences interprétatives et surinterprétations en sciences sociales », Enquête, anthropologie, histoire, sociologie 3 [1996], p. 61-87).

3

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Pour poursuivre le processus de codage, les auteurs conseillent le « codage sélectif », l’analyste n’effectuant le codage que de certaines parties du corpus. Nous n’avons pas retenu cette technique, mais avons sélectionné plusieurs dizaines de codes par l’intermédiaire desquels nous avons codé les autres entretiens. Cette solution a été choisie en raison de la diversité des bouddhismes étudiés, et du fait qu’il nous semblait que des données étaient susceptibles de nous apporter de nouveaux éléments d’analyse.

Il existe des logiciels qui permettent d’aider un chercheur dans la construction d’une théorie enracinée. Strauss et Corbin conseillent d’utiliser le logiciel Atlas t.i.1 produit par l’université de Berlin, et mis sur le marché en 1993. Ce logiciel n’est que l’un des nombreux logiciels destinés à l’analyse qualitative de données, et dénommés également CAQDAS (Computer Assisted Qualitative Data Analysis Software). Il s’agit d’outils d’organisation et de codage de différents types de données2. Ces logiciels ont un grand potentiel. Il convient toutefois d’éclairer leur usage, et tout d’abord ne pas croire à une analyse automatique des données par le logiciel. La place de chercheur reste irremplaçable pour la construction d’une théorie. Ensuite, le travail avec le logiciel n’est pas évident et nécessite un apprentissage approfondi de son utilisation, pour éviter par exemple le risque d’une démultiplication des codes, ou celui de se retrouver avec des codes sans lien avec le modèle conceptuel3. Le chercheur peut même se persuader de trouver un sens dans certains codes.

Ainsi, au vu de notre approche compréhensive et de notre inspiration par la théorie enracinée, il convient de lire la thèse comme le résultat des allers-retours entre le terrain et la théorie bien que, dans notre présentation matérielle, nous ayons privilégié de rendre d’abord explicites les théories sociologiques avant de présenter les résultats de l’enquête. En réalité, nous avons progressé parallèlement dans les parties théorique et empirique. Par conséquent, la première partie théorique est à comprendre comme issue du travail de l’analyse entre les connaissances sociologiques et empiriques. Elle n’existait pas avant la fin de l’analyse des données empiriques. Les différents concepts sociologiques qui y sont présentés ont été continuellement confrontés aux données empiriques pour être finalement écartés, précisés ou enrichis.

1

Ibid., p. 319. 2

B.SMIT, « Computer Assisted Qualitative Data Software. Friend or Foe », South African Computer Journal 35 (2005), p. 107-111.

3

S.A. BONG, « Debunking Myths in Qualitative Data Analysis », Forum: Qualitative Social Research 3/2 (2002), <http://nbnresolving.de/urn:nbn:de:0114-fqs0202107>, le 26/06/2019.