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Présentation de la problématique

Dans le document Nationalité et souveraineté (Page 63-69)

55. À partir de l’observation de l’influence du territoire dans la définition du lien de

na-tionalité, et de l’influence des droits de l’homme dans le droit de la nana-tionalité, il est possible d’induire deux hypothèses de recherche basées sur l’idée d’un encadrement fort, et en voie de renforcement, du pouvoir de l’État en droit de la nationalité. Pour vérifier ces hypothèses, on formulera une problématique générale centrée sur l’étude du degré de liberté de l’État lorsqu’il exerce son pouvoir en droit de la nationalité (1). La thèse de cette étude repose justement sur la généralisation de ces hypothèses – le pouvoir de l’État en droit de la nationalité, contrairement aux discours et aux représentations juridiques, est bel et bien fortement limité – que l’on tentera de démontrer par un plan en deux parties reposant sur l’étude du champ d’application puis du champ de réglementation des normes habilitant l’État et ses démembrements en droit de la na-tionalité (2).

261 Sous la Vème République, le droit de la nationalité est compris entre les articles 34 et 37 de la Constitution. La loi fixe les « règles » concernant la nationalité, et le règlement en assure la mise en œuvre. Voy. Paul Lagarde, La

nationalité française, op. cit., n° 00.07, p. 6.

1. Les hypothèses de recherche et la problématique

56. Première hypothèse : l’encadrement territorial de la nationalité. – Lier nationalité

et territoire peut sembler à première vue paradoxal. En effet, la nationalité fonde en droit inter-national une compétence personnelle de l’État, qui se distingue donc de la compétence territo-riale, et qui permet justement une projection de l’ordre juridique de l’État au-delà de ses fron-tières. Antoine Pillet considère ainsi que « l’exercice de [la] souveraineté extérieure dont le champ d’action dépasse (…) les limites du territoire » comprend « Le droit de statuer sur l’ac-quisition et la perte de la nationalité »263. Beaucoup d’auteurs insistent encore sur la « perma-nence »264 du lien de nationalité – qui se maintient donc à l’étranger, hors du territoire national – ou sur le caractère déterritorialisé de l’attribution de la nationalité par la filiation, présent dans la plupart des législations. Résumant la pensée générale, Charles Eisenmann écrit dans son Cours de droit administratif que la nationalité est « étrangère à toute donnée territoriale », et qu’elle exprime en ce sens une relation « purement personnelle », « complètement a-spa-tiale »265.

57. Il n’empêche, si la compétence à l’égard des nationaux n’est pas comprise dans un

cadre territorial étatique, il n’est pas pour autant fait obstacle à ce qu’elle prenne en compte des éléments de nature territoriale. De fait, il y a dans la nationalité un rapport au territoire et au temps qui fonde la distinction entre national et étranger. Ce constat a été fait de longue date, quoi que discrètement, en particulier à propos de l’étranger. Grotius utilise ainsi dans l’édition latine originale de son ouvrage Le droit de la paix et de la guerre le terme de « subditus tem-porarius »266 pour qualifier le sujet étranger, ce que Barbeyrac traduira par « sujet à tems »267

dans l’édition française de 1724, et Paul Pradier-Fodéré par « sujet temporaire »268 dans sa nou-velle traduction parue en 1867. Ce qui ressort de cette formule269 c’est que l’étranger, par sa présence sur le territoire, est soumis temporairement à l’ordre de contrainte de l’État, c’est donc ce qui qualifie fondamentalement le lien juridique qui s’établit entre l’individu étranger et

263 Antoine Pillet, « Recherches sur les droits fondamentaux des États », RGDIP, 1899, vol. 6, p. 517.

264 Voy. « nationalité », in Jules Basdevant, Dictionnaire de la terminologie du droit international, Paris, Sirey, 1960, p. 401 ; Jacques Maury, « Nationalité (Théorie générale) », op. cit., n° 22, p. 255.

265 Charles Eisenmann, Cours de droit administratif (1982), op. cit., p. 503.

266 Hugo Grotius, De Jure belli ac pacis, livre II, chap. 11, § 5, Paris, Nicolas Buon, 1625, p. 266.

267 Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, vol. I, Amsterdam, Pierre de Coup, 1724, p. 404.

268 Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, vol. II, Paris, Guillaumin, 1867, p. 133.

269 On retrouve cette même formule chez Rogers Brubaker, Citoyenneté et nationalité en France et en Allemagne (1992, trad. Jean-Pierre Bardos), Paris, Belin, 1997, p. 111, qui l’emprunte à Rolf Grawert, Staat und

l’État. Jellinek confirme cette idée en substituant toutefois au concept de « subditus tempora-rius » celui de « civis temporatempora-rius » :

« C’est le résultat du développement général de la civilisation que dans l’État moderne tout homme, soumis à quelques titres que ce soit à la puissance publique, possède, vis-à-vis de cette puissance, les prérogatives d’une personne. Par suite, bien qu’aujourd’hui encore, la qua-lité de membre parfait de l’État, dépende, pour un individu, de la question de savoir s’il ap-partient définitivement à l’État ou non, – il n’en est pas moins vrai cependant, que l’individu soumis temporairement à une puissance publique étrangère n’est pas seulement considéré comme subditus, mais comme civis temporarius, et qu’il a, à ce titre, non seulement des obli-gations publiques, mais aussi des droits publics. »270

Ce que met en valeur ici Jellinek, c’est la possession de droits et d’obligations par l’étranger, qui n’est donc pas seulement un « sujet » mais aussi, sous un certain sens propre à l’auteur, un « citoyen ». L’étranger n’est toutefois pas un « membre parfait » de l’association, en ce qu’il appartient « temporairement » et non « définitivement » à l’État. Dans le même sens, Ernst Isay, dans son cours à l’académie de La Haye donné en 1924, va justement qualifier les étrangers de « membres accidentels »271 de l’État. Que peut-on en déduire a contrario du point de vue du ressortissant national ? On peut former l’hypothèse que le lien de nationalité est caractérisé par une attache territoriale de l’individu à l’État présumée comme définitive, ou à tout le moins comme habituelle, c’est-à-dire non temporaire, ou non accidentelle.

58. Cette idée a déjà été indirectement évoquée en doctrine. Proudhon affirme ainsi dans

son Traité de 1809 que « C’est par la fixation de son domicile que l’homme attache les habi-tudes de sa vie à un lieu plutôt qu’à un autre ; c’est aussi par la fixation de son domicile qu’il supporte les charges publiques et confère sa mise en société dans un lieu plutôt que dans un autre : c’est donc là la véritable, comme c’est la seule marque distinctive de son association civile. »272 Pour cet auteur donc, la « marque distinctive » de la nationalité, c’est la fixité du domicile. Plus récemment, Patrick Dailler, Mathias Forteau, Alain Pellet définissent la popula-tion comme « la masse des individus rattachés de façon stable à l’État par un lien juridique, le lien de nationalité. C’est l’ensemble des nationaux. »273 Le caractère « stable » du rattachement renvoie encore à une certaine temporalité dans les attaches territoriales. Étienne Pataut écrit

270 Georg Jellinek, L’État moderne et son droit (1911), vol. II (Théorie juridique de l’État), Paris, Éditions Pan-théon Assas, 2005, p. 38.

271 Ernst Isay, « De la nationalité », RCADI, op. cit., p. 457.

272 Jean-Baptiste-Victor Proudhon, Traité sur l’état des personnes (1809), vol. I, Dijon, Lagier, Paris, Joubert, 1842, 3ème éd., p. 192. Le même auteur écrit encore : « La division des territoires ne s’applique (…) pas moins aux hommes qui les habitent, qu’aux fonds qui les composent ; (…) la fixation du domicile de l’homme décide du gouvernement auquel il appartient, parce qu’il fait partie de l’association à laquelle il a voulu attacher les habitudes de sa vie, par un établissement à perpétuelle demeure. » (ibid., p. 81).

quant à lui que « Population et territoire sont bien deux conditions constitutives de l’existence même d’un État, et l’objectif implicite est ici de faire plus ou moins coïncider communauté nationale et territoire national. »274 Pour cet auteur donc, le critère territorial est bien amené à jouer un rôle dans la définition de la nationalité. La première hypothèse est donc que la natio-nalité traduit un double rapport au territoire et au temps, et qu’en ce sens le pouvoir de l’État doit s’exercer dans le respect de cette nature particulière de la nationalité275.

59. Seconde hypothèse : l’inscription de la nationalité dans le champ des droits de l’homme. – Suivant Jean-Yves Carlier et Sylvie Saroléa, « comme tout pouvoir absolu doit un

jour céder à certaines oppositions, toute souveraineté connaît des oppositions qui, de revendi-cations en concessions, conduisent à des limites et des contrôles qui intègrent la souveraineté elle-même. L’histoire même des droits de l’homme en fait partie. »276 Et cette histoire en ma-tière de nationalité prend naissance dans le direct après-guerre et plus généralement le second XXe siècle277. En effet, depuis 1948 et la consécration d’un « droit à la nationalité » dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, la nationalité a intégré de manière symbolique le champ des droits de l’homme. Sur le plan juridique, c’est un avis consultatif de la Cour interaméricaine des droits de l’homme rendu le 19 janvier 1984 qui exprime avec une grande netteté cette liaison nouvelle entre nationalité et droits de l’homme :

« malgré le constat traditionnellement accepté qu’il appartient à chaque État de décider de l’attribution et de la réglementation de la nationalité, l’évolution contemporaine indique ce-pendant que le droit international impose certaines limites aux pouvoirs étendus dont jouissent les États en la matière, et que la manière dont ces derniers règlent les questions liées à la nationalité ne peut, de nos jours, être considérée comme relevant de leur compétence exclu-sive ; ces pouvoirs de l’État sont également circonscrits par l’obligation d’assurer pleinement la protection des droits de l’homme. »278

274 Étienne Pataut, La nationalité en déclin, op. cit., p. 23.

275 L’on parlera alors de « lien de sujétion territorial à titre habituel » pour exprimer cette composante de la natio-nalité qui unit l’individu à l’État et qui vient contraindre le pouvoir de l’État. La « sujétion » renvoie à la soumis-sion objective de l’individu à l’ordre de contrainte de l’État lorsqu’il est présent sur son territoire ; le titre « défi-nitif » est une évaluation présomptive attachée à cette sujétion qui est établie objectivement par les faits. L’on préférera cette expression plus technique à celle de domicile et de résidence qui ont déjà en droit de la nationalité des sens juridiques précis établis par la législation et la jurisprudence, et qui ne recouvre pas de manière générale l’ensemble du droit de la nationalité.

276 Jean-Yves Carlier et Sylvie Saroléa, Droit des étrangers, op. cit., n° 33, p. 78.

277 Voy. Patrick Weil, « Can a Citizen Be Sovereign ? », Humanity, 2017, vol. 8, n° 1, p. 2 ; Peter Spiro, « A New International Law of Citizenship », AJIL, 2011, vol. 105, n° 4, p. 697.

278 CIADH, avis consultatif, 19 janvier 1984, Série A, n° OC-4/84, Propuesta de modificación a la constitución

política de costa rica relacionada con la naturalización, § 32, p. 8. Traduction de Christina M. Cerna, « La Cour

interaméricaine des droits de l’homme. Les affaires récentes », AFDI, 1987, vol. 33, p. 354, (trad. légèrement amendée).

Cette « évolution contemporaine » que relève la Cour de San Jose est-elle applicable en Eu-rope ? La réponse apparaît clairement positive. Elle est notamment retenue par les rédacteurs de la Convention européenne sur la nationalité du 6 novembre 1997 qui écrivent dans leur rap-port explicatif qu’« Avec le développement de la branche du droit relative aux droits de l’homme depuis la seconde guerre mondiale, il est de plus en plus largement admis que le pou-voir discrétionnaire dont disposent les États en la matière doit aussi tenir compte des droits fondamentaux des individus »279. Cette dynamique progresse ainsi à rebours de l’idée d’une « cloison étanche »280 entre nationalité et droits de l’homme. Elle montre que le pouvoir de l’État est soluble dans le développement contemporain des droits de l’homme, et que la natio-nalité – le « droit le plus précieux de l’homme »281 écrit Laurent en 1880, le « droit d’avoir des droits »282 écrit Arendt en 1951 – mérite des protections particulières. La seconde hypothèse est donc que le pouvoir de l’État en droit de la nationalité se trouve désormais soumis au respect des droits de l’homme.

60. Formulation de la problématique. – Puisque ces deux hypothèses mettent en valeur

l’encadrement du pouvoir de l’État, que ce soit en vertu du caractère territorial de la nationalité, ou de son inscription dans le champ des droits de l’homme, on peut former la problématique générale suivante : Quel est le degré de liberté de l’État dans l’exercice de son pouvoir en droit de la nationalité ? De cette manière, l’on entend questionner la qualité « souveraine » du pou-voir de l’État en droit de la nationalité, et ainsi évaluer si celui-ci est libre et non contraint, ou bien si au contraire il fait l’objet d’encadrements juridiques importants remettant ainsi en cause l’emploi de ce qualificatif.

2. La thèse et le plan de l’étude

61. La thèse retenue. – La thèse retenue est celle de la réduction – voire de l’absence en

certains domaines – de la liberté de l’État dans l’exercice de son pouvoir en droit de la nationa-lité. Autrement dit, le pouvoir de l’État apparaît limité par plusieurs séries de contraintes juri-diques. Le qualificatif de « souverain » ne renvoie ainsi plus à la réalité du droit positif ; il s’est

279 Convention européenne sur la nationalité, rapport explicatif, § 29, p. 6.

280 Jean-François Flauss, « Naturalisation et droit international des droits de l’homme », in Chemins d’Europe.

Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Jacqué, Paris, Dalloz, 2010, p. 284.

281 François Laurent, Droit civil international, vol. III, Bruxelles, Bruylant, 1880, n° 147, p. 265.

282 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. L’impérialisme (1951, trad. Martine Leiris, rév. Hélène Frappat), Paris, Fayard, 2010, p. 297 et p. 300.

maintenu par habitude, comme un « préjugé »283 ou un « dogme incontesté »284, ne traduisant plus l’état du droit français285.

62. Le plan de l’étude. – Pour démontrer cette thèse, l’on s’attachera à croiser les deux

hypothèses de recherche avec la méthodologie indiquée supra (cf. n° 51 s.) reposant sur l’étude des champs d’application et de réglementation des normes d’habilitation étatiques en droit de la nationalité.

63. D’abord, le champ d’application du pouvoir de l’État en droit de la nationalité

(c’est-à-dire son domaine de compétence à l’égard des personnes physiques), loin d’être illimité, est particulièrement contraint par le caractère territorial de la nationalité. Le pouvoir de l’État ne peut s’exercer en matière d’octroi qu’à l’égard des individus qui possèdent un lien de sujétion territoriale à titre habituel avec l’État, et en matière de perte qu’à l’égard de ceux qui ont rompu définitivement leur lien de sujétion territoriale avec l’État. L’on démontrera ainsi dans un pre-mier temps le caractère territorial de la nationalité à travers l’histoire et le droit positif français, et le droit de l’Union européenne sous l’angle du fédéralisme comparatif. L’on vérifiera ensuite que le droit français comme le droit international encadrent la compétence de l’État et prohibent (le premier sous un rapport de validité, le second sous un rapport d’opposabilité) toute norme relative à l’octroi ou à la perte de la nationalité ne respectant pas ce cadre territorial.

64. Ensuite, le champ de réglementation du pouvoir de l’État en droit de la nationalité

(c’est-à-dire la latitude normative dont celui-ci dispose pour édicter une norme) est de plus en plus contraint par le caractère fondamental de la nationalité. Cette dynamique repose sur une prise de conscience, celle de l’importance fondamentale de la nationalité pour un individu, qui conduit dès lors à son inscription progressive dans le champ des droits de l’homme. L’on dé-montrera alors que ce recul du pouvoir discrétionnaire s’établit sur deux terrains convergents. Le premier est relatif à l’extension d’un certain nombre de normes de références de nature pro-cédurale et substantielle qui viennent réduire la discrétionnarité du pouvoir de l’État pour dé-terminer quels individus il tient pour ses nationaux. Le second est relatif à l’approfondissement

283 On emprunte l’expression à George Scelle, « À propos de la loi allemande du 14 juillet 1933 sur la déchéance de nationalité », Revue critique de droit international, 1934, t. 29, n° 1, p. 70.

284 Hugues Fulchiron, « Réflexions sur les évolutions récentes du droit de la nationalité en Europe », Réalisation

et défis de l’Union européenne : mélanges en hommage à Panayotis Soldatos, Bruxelles, Bruylant, 2012, p. 291. 285 Voy. pour une réflexion similaire en droit belge des étrangers, Sylvie Saroléa, « La souveraineté en droit belge : mythe et réalité », in Jean-Yves Carlier (dir.), L’étranger face au droit, Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 75-110, spéc. p. 108-110.

du contrôle juridictionnel, spécialement du juge administratif français, qui ne cesse de faire reculer la discrétionnarité du pouvoir de l’autorité publique.

Partie I : Le caractère territorial de la nationalité et l’encadrement de la compétence de l’État.

Partie II : Le caractère fondamental de la nationalité

Dans le document Nationalité et souveraineté (Page 63-69)

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