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Les approfondissements constitutionnels d’une liberté encadrée dans le second XIXe siècle

Dans le document Nationalité et souveraineté (Page 167-171)

A. L’émergence mouvementée de la liberté d’établissement (XIXe siècle)

2. Les approfondissements constitutionnels d’une liberté encadrée dans le second XIXe siècle

193. La Constitutionnalisation de la liberté d’établissement dans le régime de 1848. –

Les années 1840 sont animées par des grands désordres intérieurs qui dégénérent en guerre civile sous fond confessionnel. Plusieurs Cantons catholiques et conservateurs organisent une « alliance séparée [Sonderbund] » dès 1846, rendue publique en 1847. Ces velléités sécession-nistes sont défaites militairement entre le 4 et le 29 novembre 1847 par les troupes fédérales menées par le général Guillaume-Henri Dufour – portant en brassard la croix fédérale rouge et blanche697. La défaite des conservateurs698 renforce le sentiment national et ouvre la voie à la révision du Pacte fédératif de 1815.

194. Une commission déjà nommée en août 1847 commence ses travaux en février 1848699. Lors de la sixième séance de la Commission du 24 février 1848, la discussion porte sur l’« éta-blissement des Confédérés d’un canton dans un autre » et un membre, probablement le repré-sentant du Canton de Bâle-Ville, résume l’approche nuancée de la liberté d’établissement :

« Un membre a déclaré admettre que l’idée d’après laquelle les Suisses doivent avoir le droit de s’établir librement dans un canton quelconque et pouvoir considérer la Suisse entière comme leur patrie, est parfaitement conforme à l’esprit du temps et devra tôt ou tard être adoptée. Toutefois, considérée dans sa généralité, la proposition est de nature à soulever quelques difficultés de la part de certains cantons qui, jusqu’à présent n’ont pas reconnu ce principe, ainsi que par exemple Bâle. (…) [Il] est à craindre qu’une fois le principe consacré de la liberté illimitée d’établissement, la ville de Bâle ne se vit encombrée par une masse de gens telle qu’il deviendrait impossible de pouvoir dans toutes les directions à l’assistance né-cessaire. (…) Le principe de la liberté d’établissement dans cette partie du canton n’aurait des chances d’être favorablement accueilli qu’autant que la Commission parviendrait à établir des dispositions tutélaires contre ces dangers réels ou prétendus. »700

697 À propos de cette figure historique suisse, Jean-Jacques Bouquet, Histoire de la Suisse, Paris, PUF, 2016, p. 75, précise : « Modéré en politique, il savait qu’il faisait la guerre à des compatriotes et considérait que son armée, qui comptait de nombreux catholiques, était celle de la Suisse et non celle des radicaux. »

698 Victoire prévisible, les Cantons loyalistes représentant « les trois quarts de la population et les neuf dixièmes des richesses du pays » comme le note Jean-François Aubert, « Introduction historique », op. cit., n° 85, p. 21.

699 Ibid., n° 87.

700 Sixième séance de la Commission de révision du Pacte fédéral, 24 février 1848, in Ulrich Schiess, Protocole

La Commission est donc guidée, comme Pellegrino Rossi et ses collègues avant elle, par la recherche d’un équilibre entre la souveraineté cantonale et la consécration constitutionnelle du principe du libre établissement, c’est-à-dire une « combinaison du principe national avec le respect des cantons »701. Il est à noter également qu’un antisémitisme particulièrement marqué conduit les membres de la Commission lors des délibérations à exclure les individus de confes-sion juive du bénéfice du libre établissement : « Dans nombre de cantons on envisagerait comme un véritable fléau, que la liberté d’établissement fût étendue à cette classe, et que les communes pussent dès lors être contraintes à accorder un domicile aux israëlites comme aux autres citoyens suisses. Les israëlites ont tellement exploité et épuisé par l’usure le district zu-ricois (…) que la législation doit aviser à des mesures de rigueur contre de pareils abus. »702

195. Finalement, le projet est adopté par la Diète le 27 juin 1848 puis par les Cantons la

même année. La liberté d’établissement est consacrée à l’article 41 de la nouvelle Constitu-tion703 : « La Confédération suisse garantit à tous les Suisses de l’une des confessions chré-tiennes le droit de s’établir librement dans toute l’étendue du territoire suisse » (art. 41, al. 1). Pour ce faire, la Constitution prévoit que le citoyen suisse doit obtenir un permis d’établisse-ment délivré aux conditions classiques qu’il présente un acte d’origine (en cas de citoyen natu-ralisé, celui-ci doit jouir de la nationalité suisse depuis au moins cinq années), un certificat de bonne mœurs et une attestation de jouissance des droits civiques (art. 41, 1°, al. 1). Si les auto-rités le lui demandent, il doit en outre apporter la preuve « qu’il est en état de s’entretenir lui et sa famille, par sa fortune, sa profession ou son travail » (art. 41, 1°, al. 2). Le Suisse établi dans un autre Canton peut enfin être renvoyé par « sentence du juge en matière pénale », mais aussi « Par ordre des autorités de police s’il a perdu ses droits civils et a été légalement flétri ; si sa conduite est contraire aux mœurs, s’il tombe à la charge du public, ou s’il a été souvent puni pour contravention aux lois ou règlements de police » (art. 41, 6°, a. et b.) : le renvoi peut donc être ordonné par l’autorité judiciaire et l’autorité administrative. Cet ensemble est en réalité une constitutionnalisation du concordat du 10 juillet 1819 sur l’établissement des confédérés d’un canton dans un autre. Désormais, le libre établissement est généralisé à l’ensemble du territoire fédéral, même s’il reste particulièrement encadré. Dans une « patrie juridiquement agran-die »704, la nouvelle Constitution prévoit également une nationalité suisse, support juridique de

701 Jean-François Aubert, « Introduction historique », op. cit., n° 110, p. 26.

702 Sixième séance de la Commission de révision du Pacte fédéral, 24 février 1848, in Ulrich Schiess, Protocole

des Délibérations, op. cit., p. 36.

703 Constitution fédérale de la Confédération Suisse du 12 septembre 1848, RO I. 3.

704 Charles Delessert, L’établissement et le séjour des étrangers au point de vue juridique et politique, op. cit., p. 293.

la liberté d’établissement, fondée sur l’appartenance cantonale – « Tout citoyen d’un Canton est citoyen suisse » dispose l’article 42 de la Constitution.

196. Moins de vingt années plus tard, une première révision de la Constitution du 12

sep-tembre 1848 conduit à assouplir les conditions de la liberté d’établissement. Curieusement, c’est un acte de droit international – un traité conclu entre la France et la Suisse – qui en est à l’origine. En effet, en raison de la politique commerciale libérale menée par la France dans les années 1860, la Confédération helvétique demande la révision des traités de commerce et d’éta-blissement pour faciliter la circulation des personnes et des marchandises entre les deux pays. À cette occasion, la révision du traité d’établissement franco-suisse du 30 mai 1827 conduit la France à poser comme condition, lors des négociations, que les Français de confession juive ne puissent plus être exclus du traité : « [le Gouvernement français] déclara que c’était pour lui une affaire d’honneur de ne pas consentir à un traité qui placerait formellement une catégorie de Français dans une position inférieure. »705 La Suisse y consent et, suite à la ratification des traités en 1864, se trouve dans une situation paradoxale : sur le territoire suisse, les Français de confession juive disposent d’une liberté d’établissement plus étendue que les Suisses de la même confession. Cette inégalité flagrante conduit l’Assemblée fédérale à demander au Conseil fédéral d’émettre des propositions pour régler cette situation. Après consultation des Cantons, le Conseil fédéral, par un message du 1er juillet 1865, propose plusieurs modifications de la Constitution. Concernant le libre établissement garanti à l’article 41, le Conseil propose l’abro-gation des restrictions fondées sur la confession religieuse, ne les jugeant « plus compatibles ni avec l’esprit de la constitution, ni avec l’esprit du temps »706, il répond en cela à la demande formulée par l’Assemblée fédérale et solutionne l’inégalité entre Français et Suisses de confes-sion juive. Le Conseil profite également de l’occaconfes-sion qui lui est donnée pour proposer, notam-ment, une seconde modification de l’article 41 : l’exécutif fédéral aborde la possibilité d’abro-ger la restriction du libre établissement des Suisses naturalisés depuis moins de cinq années. Cette abrogation est considérée comme vecteur d’un approfondissement de la confiance inter-cantonale707. Enfin, saisie de ce projet en septembre 1865, la Commission du Conseil des États

705 Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale concernant un traité de commerce et d’établissement avec la France du 15 juillet 1864, FF 1864. II. 313.

706 Message du Conseil fédéral aux Conseils législatifs de la Confédération concernant la révision de la Constitu-tion fédérale du 1er juillet 1865, FF 1865. III. 43. De manière pour le moins étonnante, le Conseil nie la discrimi-nation sur un fondement religieux, mais explique plutôt cette réserve par une forme d’« antipathie sociale » : « on peut admettre comme certain que ce ne sont pas les préjugés religieux qui ont amené le résultat actuel, mais que l’on croyait devoir éviter à l’Israélite à cause de la direction particulière de son esprit, de sa manière de traiter les affaires, et l’exclure du bénéfice d’une entière liberté dans les relations. Ce sont donc plutôt des antipathies sociales qui ont fait refuser aux Israélites l’égalité départie aux autres citoyens. », ibid. 42.

propose d’abroger également la justification a priori du Suisse qui, souhaitant s’établir, doit apporter la preuve – si elle est requise – qu’il est en capacité de pourvoir à ses besoins à et ceux, le cas échéant, de sa famille708. L’ensemble est accepté par le peuple et les Cantons en 1866709. Ainsi, la liberté progresse de manière assez notable par cette première révision qui étend le principe du libre établissement aux Suisses de confession juive et aux Suisses naturalisés de fraiche date, et qui abolit le système de preuve des capacités financières au moment de la de-mande du permis d’établissement.

197. Nouveaux assouplissements dans le régime de 1874. – Dans la continuité de ce

mou-vement, les courants réformateurs libéraux et radicaux parviennent, contre les conservateurs, à engager une révision totale de la Constitution dès les années 1870. La volonté de centralisation juridique et militaire, de même que les mouvements anticléricaux, nourrissent l’adoption d’une nouvelle Constitution en 1874710. Les projets de l’époque continuent de soutenir un mouvement d’assouplissement de la liberté d’établissement, comme le montre par exemple le projet de ré-vision arrêté par le Conseil fédéral le 17 juin 1870. Celui-ci propose d’abord d’abroger la con-dition de production d’un certificat de bonne vie et mœurs, « parce que l’expérience a montré que ces certificats sont d’ordinaire insignifiants et qu’on ne peut s’en rapporter à leur con-tenu. »711 Le Conseil propose ensuite de supprimer les mesures d’expulsion par voie de police – les renvois administratifs – pour ne laisser subsister que les renvois par sentence du juge en matière pénale : « ces mesures de la police, généralement basées sur des appréciations qui lui sont toutes personnelles, ont déjà fourni matière à bien des plaintes, et il ne paraît pas juste de faire dépendre de l’arbitraire d’une autorité de police locale l’exercice d’un droit constitution-nel. »712 Les mots sont choisis et sévères – « l’insignifiance » de certaines conditions adminis-tratives, mais aussi « l’arbitraire » de l’appréciation des autorités locales – le but des courants réformateurs est bien de simplifier la liberté d’établissement et de rendre plus objectives les conditions de son application.

198. La nouvelle Constitution fédérale de la Confédération suisse du 29 mai 1874713 con-sacre alors au profit de tous les citoyens suisses « le droit de s’établir sur un point quelconque

708 Rapport de la Commission du Conseil des Etats concernant la révision de la constitution fédérale du 30 sep-tembre 1865, FF. 1865. III. 646. La Commission fait encore d’autres propositions concernant l’article 41, mais seule l’abrogation des dispositions concernant la justification de la capacité financière sera retenue in fine.

709 Arrêté fédéral concernant la révision de la Constitution fédérale du 22 février 1866, RO VIII. 680.

710 Sur l’ensemble, voy. Jean-François Aubert, « Introduction historique », op. cit., n° 147-195, p. 32-40.

711 Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale touchant la révision de la Constitution fédérale du 17 juin 1870, FF 1870 II. 789.

712 Ibid. 790.

du territoire suisse, moyennant la production d’un acte d’origine ou d’une autre pièce ana-logue » (art. 45, 1°). Il n’est ainsi plus question de fournir un certificat de bonne vie et mœurs. Surtout, le deuxièmement de l’article prévoit désormais qu’« Exceptionnellement, l’établisse-ment peut être refusé ou retiré à ceux qui, par suite d’un jugel’établisse-ment pénal, ne jouissent pas de leurs droits civiques » (art. 45, 2°). Disparaissent ainsi les dispositions de la Constitution de 1848 relatives au renvoi administratif des citoyens suisses dans le cadre de mesures de police. Le Constituant de 1874 suit donc intégralement les recommandations formulées par le Conseil fédéral dès 1870. Le renvoi peut encore intervenir lorsqu’un Suisse « [tombe] de manière per-manente à la charge de la bienfaisance publique », et seulement dans le cas où son Canton d’origine refuse « une assistance suffisante », c’est-à-dire une prise en charge des frais du Can-ton d’établissement (art. 45, 3°)714. Il s’agit là encore d’un progrès par rapport aux dispositions moins protectrice de 1848. Enfin, le renvoi peut être prononcé à l’encontre de ceux qui ont été plusieurs fois punis pour des délits graves (ibid.)715.

199. À ce stade, en combinant les révisions de 1866 et 1874, la liberté d’établissement des

nationaux Suisses suit désormais un régime juridique exclusivement répressif ; toutes les com-posantes préventives visant à limiter a priori l’établissement ont disparu. C’est une avancée considérable. Le ressortissant suisse jouissant de ses droits civiques bénéficie par principe d’une liberté d’établissement illimitée à laquelle aucun Canton ne peut s’opposer ; le retrait du permis d’établissement ou le renvoi vers le Canton d’origine ne pourront intervenir qu’a posteriori, suivant un régime répressif, soit à la suite de condamnations pénales graves et répétées, soit à la suite d’une indigence permanente. Le régime est alors plus libéral que celui que connaît l’Allemagne à la même époque sous l’empire de la loi du 1er novembre 1867 relative à libre circulation et installation (Gesetz über die Freizügigkeit). Mais cette période de liberté marque un prélude à un mouvement de recul compris entre la première et la seconde guerre mondiale.

Dans le document Nationalité et souveraineté (Page 167-171)

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