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La peine de bannissement et la perte de la nationalité

Dans le document Nationalité et souveraineté (Page 95-99)

Section 1. La construction d’un droit de la nationalité fondé sur le territoire (XVI-XVIIIe s.) « [L]es terres des particuliers réunies et contiguës

B. Perte de la nationalité par la sortie involontaire : le bannissement à perpétuité hors du royaume

2. La peine de bannissement et la perte de la nationalité

100. La perte de la nationalité par l’effet même du bannissement. – Les auteurs les plus

anciens comme Loisel précisent que « Bannis à perpetuité, ny condamnez aux galeres, ne suc-cedent »381 ou encore que « L’homme condamné aux galeres, ou banny à perpetuité, ou a plus de dix ans confisque ses biens, & ne peut succeder. »382 Chez cet auteur, le bannissement à perpétuité entraine la perte du droit de succéder et ramène le national à un statut d’aubain. Loisel mentionne cependant étonnamment que la peine des galères ou le bannissement à temps peuvent emporter cette même conséquence. Cette opinion demeure toutefois isolée. En effet, seul le bannissement à perpétuité marque une rupture territoriale (contrairement à la peine des galères) définitive (contrairement au bannissement à temps) qui seule conduit à la perte de la nationalité, c’est-à-dire dans l’esprit des juristes comme Loisel, la perte du droit de succéder. La même opinion est exprimée avec davantage de clarté encore par Bodin. L’auteur précise que l’individu demeure citoyen tant qu’« il n’avoit point faict acte contraire au subject »383. Or, pour Bodin, « Les actes contraires sont le bannissement perpetuel, ou le refus d’obeïr à son Prince étant sommé : ou s’il obtient lettres de naturalité d’un Prince estranger »384 (nous soulignons). Très classiquement, la naturalisation en pays étranger ou le refus d’obéir emporte la rupture du

380 Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, vol. II, livre VIII, chap. 11, § 6, op. cit., p. 499. L’auteur préfère à cette peine une déportation aux colonies, « un moyen moins odieux d’éloigner les Citoiens suspects ».

381 Antoine Loisel, Institutes coustumieres (1607), livre II, titre V, § 30, op. cit., p. 61.

382 Ibid., livre VI, titre II, § 23,p. 153.

383 Jean Bodin, Les six livres de la République (1576), livre I, chap. 6, in op. cit., p. 139-140.

lien de sujétion. Surtout, le « bannissement perpetuel » est considéré comme un « acte contraire au subject » et conduit donc à perdre la nationalité française.

101. Deux autres grands auteurs du XVIIe siècle, Grotius et Hobbes, confirment cette

ana-lyse. Grotius le premier, dans De jure publié en 1625, explique qu’« un Etat n’a plus de juris-diction sur ceux qui en ont été bannis ; comme le soûtient Iolas, dans une Tragédie d’Euripide, au nom des Héraclides, ses Cousins, dont il étoit le Défenseur ; & comme Isocrate le fait dire au fils d’Alcibiade, en parlant du tems auquel Alcibiade avoit été chassé d’Athénes. »385 Grotius se fonde ici en partie sur une scène d’une tragédie d’Euripide, les Héraclides, dans laquelle Iolas, ancien compagnon d’Hercule, banni à perpétuité d’Argos par le Roi Eurysthée, fait face à un envoyé du Roi qui lui ordonne de regagner Argos. Iolas lui indique alors que, banni, il est désormais « étranger » et ne peut être réclamé suivant une qualité qu’il a perdue386. Hobbes, moins lyrique, écrit sommairement en 1651 dans son Léviathan que « Si le souverain bannit l’un de ses sujets, durant le bannissement il n’est pas sujet. »387 Il avait auparavant davantage détaillé cette position dans De Cive, publié en 1642 :

« les particuliers peuvent être délivrés légitimement de la sujétion, par la volonté et sous le

bon plaisir de celui qui gouverne absolument, pourvu qu’ils sortent des limites de son royaume : ce qui peut arriver en deux façons, à savoir, par permission, lorsqu’on demande et

qu’on obtient congé d’aller demeurer ailleurs, ou quand on fait commandement de vider le

royaume, comme à ceux que l’on bannit. »388 (nous soulignons)

Pufendorf en 1672 synthétisera l’ensemble de la pensée des XVIe et XVIIe siècles dans sa somme sur Le droit de la nature et des gens, au chapitre interrogeant « Comment on vient à n’être plus Citoien ou Sujet d’un Etat » :

385 Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, vol. I, livre II, chap. 5, § 25, op. cit., p. 307. L’auteur confirme encore : « Je mets au même rang la retraite que l’on donne aux Exilez : car, comme nous l’abvons remarqué ail-leurs, après Euripide, l’Etat, d’où ils sont sortis, n’a plus aucun droit sur eux. Et en effet, à quoi bon ordonner un bannissement, si le Banni ne trouve point d’endroit où on veuille le recevoir ? » (ibid., vol. II, livre III,chap. 20, § 41, p. 959).

386 « Iolas. Prince, je jouis dans tes Etats de cet avantage qu’il m’est permis d’entendre et de parler à mon tour, et que personne ne me chassera d’abord, comme on a fait ailleurs. Rien de commun entre cet homme et nous ; car,

puisque nous n’avons plus de rapport avec Argos en vertu du décret rendu, et que nous sommes exilés de notre patrie, à quel titre cet homme pourrait-il nous réclamer comme Argiens, nous qui avons été expulsés du pays ? Nous sommes dès lors étrangers. » (nous soulignons), voy. « Les Héraclides », in Théâtre d’Euripide (trad. Emile

Pessonneaux), I, Paris, G. Charpentier, 1880, 3ème éd., p. 318-319. Le second exemple de Grotius, vraisemblable-ment tiré du Discours sur le couple de chevaux ou pour le fils d’Alcibiade d’Isocrate laisse place à un récit d’exil, moins intéressant du point de vue strictement juridique, voy. Œuvres complètes d’Isocrate (trad. Aimé-Marie-Gaspard de Clermont-Tonnerre), vol. III, Paris, Firmin Didot, 1874, p. 264-303.

387 Thomas Hobbes, Leviathan (1651), livre II, chap. 21, in William G. Pogson Smith, Hobbes’s Leviathan, Ox-ford, Clarendon Press, 1909, p. 171 : « If the sovereign banish his subject, during the banishment he is not

sub-ject. »

388 Hobbes, De Cive (1642, trad. Sorbière), livre II, chap. 7, § 18, in Œuvres philosophiques et politiques de

« On ne cesse donc d’être un Citoyen d’un Etat, malgré soi, que quand on est banni à perpétuité en punition de quelque Crime vrai, ou faux, dont a été accusé en Justice. Car du moment que l’Etat ne plus reconnoitre quelcun pour un de ses Membres, & qu’il le chasse de ses terres, il le tient quitte des engagements où il étoit entant que Citoyen, & il ne conserve plus sur lui aucune Juridiction ; comme le soutient Iolas, dans une Tragédie d’Euripide, au sujet des Hé-raclides, qui avoient été chassez d’Argos. »389

La filiation est claire entre Pufendorf et Grotius qui développent ainsi les mêmes démonstra-tions – au support des mêmes références helléniques. Pufendorf affirme toutefois avec davan-tage de clarté que le banni n’est plus membre de l’État et perd donc sa citoyenneté, c’est-à-dire sa nationalité au sens moderne du terme. L’auteur insiste encore sur la rupture territoriale qui conduit à cette relégation au statut d’étranger.

102. La perte de la nationalité par la mort civile inhérente au bannissement. – Le

ban-nissement perpétuel hors du territoire national se résume chez d’autres auteurs, plus tardifs, à une mort civile. Cette idée se retrouve chez Pothier, « Le bannissement à perpétuité et hors du royaume emporte la mort civile »390, et « les morts civilement perdent tous les droits qui sont, soit du droit civil, soit du droit des gens. »391 Nul doute donc que chez cet auteur, le banni perd tous ses droits de nationaux, autant sur le versant civil (droit de tester notamment) que sur le versant international (droit de protection du souverain). Beccaria analyse par ailleurs dans les mêmes termes la peine de bannissement :

« Le coupable doit perdre tous ses biens, si la loi qui prononce son bannissement a déclaré rompus tous les liens par lesquels il tenoit au corps politique. Alors le citoyen est mort ; il ne reste que l’homme ; & par rapport au corps politique, la mort du citoyen doit avoir les mêmes suites que la mort naturelle. »392

Aucune ambivalence ne ressort de ces écrits, le bannissement à perpétuité induit nécessairement la rupture avec le corps politique et donc la mort du citoyen. La pensée du XVIIIe siècle s’ac-corde donc parfaitement avec les démonstrations déjà formées au XVIe siècle393. Voltaire af-firmera, non sans un certain dédain, que la question ainsi posée est profondément artificielle, et

389 Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, vol. II, livre VIII, chap. 11, § 7, op. cit., p. 499-500.

390 Robert-Joseph Pothier, Traité des personnes, partie I, titre III, section 2, op. cit., p. 48. Le Chancelier d’Agues-seau le confirme encore dans une lettre du 8 juin 1742 au Parlement de Genoble : « Dans les principes de l’ordre public, l’effet du bannissement hors du royaume, est de retrancher absolument le condamné de la société qui est entre tous les sujets du même prince ; c’est ce qui fait que cette peine est regardée comme une mort civile », in Joseph-Nicolas Guyot, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile, criminelle, canonique et

bénéfi-ciale, II, Paris, Visse, 1789, p. 133.

391 Robert-Joseph Pothier, Traité des personnes, partie I, titre III, section 2, op. cit., p. 48.

392 Cesare Beccaria, Traité des délits et des peines, op. cit, p. 73-74.

393 Le début du XIXe siècle marque un infléchissement de cette logique liant perte de la qualité de sujet au prononcé de la mort civile : le code civil considère en effet comme deux causes distinctes de perte des droits civils d’une part la privation de la qualité de Français, et d’autre part le prononcé de la mort civile. À cette période donc, il ne peut plus être soutenu que le prononcé de la mort civile entraine la perte de la nationalité.

qu’être chassé définitivement de son pays, c’est nécessairement en perdre la nationalité, nul besoin de se tourmenter pour chercher en d’autres fondements une solide explication394.

*

103. Conclusion de section : la territorialité toute puissante de l’Ancien Droit. – La

période s’étendant du XVI au XVIIIe siècle jette les fondations de la nationalité moderne. Les critères d’accès et de perte sont alors profondément inscrits dans le territoire, comme le note Vanel :

« Le jus soli a (…) une place très importante dans la théorie de l’Ancien Droit. Si l’on peut être Français sans être né en France, il n’en reste pas moins que la résidence en France est exigée, pour que joue le principe du jus sanguinis. Inversement, tout individu qui se fixe à l’étranger sans esprit de retour, perd la qualité que lui conférait sa naissance en France. La notion de domicile, de fixation sur le sol du royaume, a donc toujours une extrême importance pour la connaissance de la qualité d’un individu. »395

Il ne faut toutefois pas perdre de vue qu’à cette époque le statut de sujet français est surtout inscrit dans une logique civile : la qualité de Français est fondée sur la présomption selon la-quelle l’individu qui en bénéficie va se maintenir physiquement sur le territoire de l’État, et ainsi maintenir la domiciliation française de ses richesses. Ce que l’on fixe sur le territoire à travers les hommes, c’est surtout « l’Or & l’Argent » pour reprendre les termes de Bacquet. Comme le note encore très justement Jean-Christophe Gaven, « La mobilité des personnes n’est donc pas essentiellement en cause. Celle des fortunes, en revanche, est inenvisageable, redoutée comme un appauvrissement mécanique du royaume. »396 Mais ce mouvement pratique, dont la jurisprudence des Parlements se fait justement l’écho, alimente en retour une réflexion plus générale, doctrinale cette fois, sur ce qui fait la qualité de sujet d’un souverain. L’on constate donc bien que, dès cette époque, la qualité de Français est le fruit d’un lien personnel unissant l’individu à un État et reflétant un attachement non seulement territorial, mais aussi durable. Le droit du sol, le droit du sang sous condition de retour, et la naturalisation sous condition de résidence en sont les manifestations positives. À l’inverse, la perte de la nationalité par la sortie définitive du territoire, qu’elle soit volontaire ou non, en est la manifestation négative. Le lien de sujétion d’un individu à un État consacre donc en droit une situation factuelle inscrite dans

394 Voltaire, « Bannissement », Dictionnaire philosophique (1764), vol. II, in Œuvres de Voltaire, vol. 27, Paris, Lefèvre, 1829, p. 278 : « Ceux qui ont écrit sur le droit des gens se sont fort tourmentés pour savoir au juste si un homme qu’on a banni de sa patrie est encore de sa patrie. C’est à peu près comme si on demandait si un joueur qu’on a chassé de la table du jeu est un encore un des joueurs. »

395 Marguerite Vanel, Évolution historique de la notion de Français d’origine, op. cit., p. 66.

396 Jean-Christophe Gaven, « La déchéance avant la nationalité. Archéologie d’une déchéance de citoyenneté »,

le territoire. C’est ce puissant statut, précisément en raison de cette inscription territoriale, qui va être mobilisé dès la fin du XVIIIe siècle pour devenir le réceptacle de nouvelles fonctions territoriales nécessaires au bon ordre des migrations internationales.

Dans le document Nationalité et souveraineté (Page 95-99)

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