• Aucun résultat trouvé

L’existence implicite en droit intermédiaire : la situation des « émigrés »

Dans le document Nationalité et souveraineté (Page 103-108)

Section 2. La consécration des fonctions territoriales de la nationalité (XIX-XXe s.)

A. L’émergence du principe, approche empirique et négative

1. L’existence implicite en droit intermédiaire : la situation des « émigrés »

110. La perte du droit d’entrer sur le territoire est une perte de la qualité de Fran-çais. – Le droit intermédiaire comprend une série importante410 de mesures destinées à frapper les émigrés quittant le territoire français pour gagner les pays voisins aux fins notamment d’or-ganiser la « Contre-Révolution ». Considérés comme présentant une menace pour l’ordre, les personnes émigrées sont privées de leur droit de retour sur le territoire national, ce que les révolutionnaires analysent dès cette période comme une perte de nationalité.

111. Les émigrés ayant fui la France depuis 1789 sont frappés par une mesure générale

d’interdiction de retour par le décret du 23 octobre 1792 adopté par la jeune Convention :

« La Convention nationale décrète que tous les émigrés français sont bannis à perpétuité du territoire de la République, et que ceux qui, au mépris de cette loi, y rentreraient, seront punis de mort, sans néanmoins déroger aux décrets précédens qui condamnent à la peine de mort les émigrés pris les armes à la main. »411

408 Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, vol. I, livre II, chap. 2, § 15-16, op. cit., p. 239-240.

409 Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, vol. I, livre III, chap. 3, § 10, op. cit., p. 499-500. Pufendorf, L. III, c. III, §X, p. 337.

410 Pour un recensement exhaustif : Tables générales des Lois publiées dans le Bulletin des Lois, I, Paris, Rondon-neau et Decle, 1816, p. 469-482.

411 Décret du 23 octobre 1792 qui bannit à perpétuité les émigrés français, B. 25, 105, in Duvergier, Collection, t. 5, Paris, Guyot et Scribe, 1834, 2ème éd., p. 27 et les intéressantes notes sur la jurisprudence.

Le texte prévoyait initialement la peine de mort pour ces individus412, mais Buzot et Danton tiennent à ramener le texte sur le terrain territorial, comme le précise ce dernier à la séance du 23 octobre 1792 : « Ce sont les émigrés eux-mêmes qui se sont bannis de la France. Eh bien ! rendez perpétuel le bannissement qu’ils se sont imposés. »413 Le recours à la notion de « peine de bannissement » est donc trompeur, en aucune manière il n’est imposé à ces individus de quitter le territoire français puisqu’ils s’en sont déjà exilés. C’est en réalité leur retour qui est interdit. Lors de la constitutionnalisation de ces mesures à l’article 373 de la Constitution du 5 Fructidor an III, le terme de bannissement perpétuel sera d’ailleurs écarté au profit d’une for-mule plus rigoureuse : « La Nation française déclare qu’en aucun cas elle ne souffrira le retour des Français qui, ayant abandonné leur patrie depuis le 15 juillet 1789, ne sont pas compris dans les exceptions portées aux lois rendues contre les émigrés » (nous soulignons). Quant aux per-sonnes visées, malgré les tentatives de Tallien et Camille Desmoulins de définir plus précisé-ment la notion d’« émigré » en la remplaçant notamprécisé-ment par « Français fugitifs et rebelles »414, la Convention adopte cette formule générale et présume de manière irréfragable que l’émigré est coupable de crime contre la sûreté de l’Etat. Il faudra attendre le grand décret du 28 mars 1793 concernant les peines portées contre les émigrés pour que des définitions et exceptions précises concernant les émigrés frappés par cette interdiction du territoire soient adoptées415.

112. Peut-on imaginer qu’en réalité cette mesure puisse s’analyser comme une perte de la

nationalité suivant les mêmes motifs que l’Ancien Droit ? Comme il a déjà été démontré, le bannissement perpétuel emportait, avant la Révolution, la perte de la qualité de Français. Ici, le rapporteur Charles-Nicolas Osselin semble suivre cette interprétation lorsqu’il déclare à la séance du 19 octobre 1792 : « ceux que le sort des armes ne livrera pas à notre vengeance, seront désormais forcés de trainer, chez tous les peuples qui les méprisent, l’image honteuse, et mille fois plus affreuse que la mort, de la misère, de la proscription, et de l’état le plus dégradé où l’homme puisse descendre, celui de n’avoir plus de patrie. »416 (nous soulignons) Buzot confirme encore cette interprétation en déclarant à la séance du 23 octobre de la même année qu’en agissant de la sorte, « vous ne violez aucun principe ; vous punissez les traitres indignes

412 « La peine de mort, portée au Code pénal pour la punition des crimes contre la sûreté extérieure et intérieure de l’Etat, est proclamée contre tout Français émigré, et contre quiconque sera convaincu d’avoir favorisé, aidé ou conseillé l’émigration », in AP, 1ère série, t. 52, p. 578.

413 Ibid., p. 635.

414 Ibid.

415 Décret concernant les peines portées contre les émigrés, B. 28, 516, in Duvergier, Collection, V, Paris, Guyot et Scribe, 1834, 2ème éd., p. 218 s.

du nom français, qui ont été susciter dans les cours étrangères des ennemis à leur patrie »417

(nous soulignons), opinion à laquelle se range Danton qui énonce à la même séance : « Qu’ils aient été faibles ou lâches, ils ne doivent plus revoir la patrie. Que leur dit la patrie ? “Malheu-reux ! vous m’avez abandonnée au moment du danger, je vous repousse de mon sein. Ne reve-nez plus sur mon territoire, il deviendrait un gouffre pour vous. Et s’ils osent braver la loi, que la loi fasse tomber leur tête. »418 (nous soulignons)

113. Confirmation jurisprudentielle du principe. – Cette interprétation, plus lyrique que

juridique même si la filiation avec l’Ancien Droit est manifeste, est surtout confirmée par la jurisprudence de la Cour de cassation. La Cour juge d’abord que ces mesures d’interdiction de retour s’analysent en une mort civile, ce qui emporte très certainement la perte de la qualité de Français419. Mais plus certainement encore, une affaire rendue en 1806 relative à l’exécution des jugements étrangers en France va donner l’occasion d’une décision de principe sur ce point. L’article 121 d’une ordonnance de 1629 réservait aux seuls sujets français le droit d’obtenir une révision en France des jugements rendus à l’étranger420. La Cour de cassation juge dans un arrêt du 7 janvier 1806 qu’un émigré banni a perdu la qualité de sujet français et ne peut donc exercer cette prérogative : « Attendu que les dispositions de l’art. 121 de l’ordonnance de 1629 ne s’appliquent qu’aux jugements rendus en pays étrangers, entre un étranger et un Français ; et que, dans l’espèce, le jugement de Neufchâtel a été rendu contre des étrangers. »421

114. C’est donc la privation du droit d’entrée sur le territoire qui conduit à juger que les

individus ne sont plus Français, solution qui consacre implicitement le droit d’entrée des Fran-çais sur le territoire. Le débat juridique en reste là, même si l’acquis théorique est important : il s’agit bien d’une première reconnaissance implicite des fonctions territoriales de la nationalité. Le basculement vers la sphère de l’explicite s’opère rapidement dès le début du XIXe siècle.

417 Ibid., p. 635. Les propos de Buzot sont différemment retranscrits dans Philippe-Joseph-Benjamin Buchez et Pierre-Célestin Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, t. 19, Paris, Paulin, 1835, p. 369 : « Celui qui a fui son pays est un lâche ; celui qui est allé lui chercher des ennemis est un traître. Ni l’un ni l’autre n’est digne d’être citoyen français » (retranscription conforme au Moniteur universel, n° 298, 24 octobre 1792, p. 1261).

418 AP, 1ère série, t. 52, p. 635.

419 Voy. p. ex. Cass, 26 janvier 1807, Ficheux, S. 1807. I. 127.

420 « Les jugements rendus, contrats ou obligations reçues ès royaumes et souverainetés étrangers, pour quelque cause que ce soit, n’auront aucune hypothèque, ni exécution en notredit royaume : ains tiendront les contrats, lieu de simples promesses, et nonobstant les jugemens, nos sujets, contre lesquels ils auront été rendus, pourront de nouveau débattre leurs droits pardevant nos officiers comme entiers », in Isambert, Taillandier et Decrusy (dir.),

Recueil général des anciennes lois françaises, t. XVI, Paris, Belin-Leprieur, 1829, p. 262. 421 Cass., 7 janv. 1806, Chaillet c. Nicolas, S. 1806. I. 135.

2. Le développement des conventions bilatérales de réadmission en droit international 115. Approche internationale et bilatérale de la réadmission. – L’essor des flux

migra-toires européens au tournant du XIXe siècle conduit les États à devoir organiser les conditions de séjour des étrangers, de même que celles de leur retour dans leur pays de nationalité. Sur ce dernier point, le droit international conventionnel et bilatéral est venu consacrer cette obligation de réadmission fondée sur la nationalité, jusqu’alors implicite et dormante. Les États font dès cette époque apparaître clairement dans des conventions commerciales ou consulaires l’obliga-tion qu’ils entendent assumer à l’égard de leurs ressortissants. Les premières traces françaises de cette obligation apparaissent ainsi en 1827 dans deux conventions internationales. La pre-mière est relative à l’établissement réciproque des Français en Suisse, et des Suisses en France. Elle prévoit explicitement l’obligation inconditionnelle et absolue de l’État d’origine de rece-voir ses ressortissants :

« Art. 5. Les sujets ou ressortissants de l’un des deux États établis dans l’autre, et qui seraient dans le cas d’en être renvoyés par sentence légale, ou d’après les lois et réglements sur la police des mœurs et la mendicité, seront reçus en tout temps, eux et leur famille, dans le pays dont ils sont originaires et où ils auront conservé leurs droits, conformément aux lois. »422

D’ailleurs, à propos de cette Convention, un échange de lettres entre les représentants helvé-tiques et français donne à voir que l’exécution de cette obligation n’est pas le produit d’un engagement conventionnel mais plutôt d’un principe général du droit, dont la précision in ex-tenso dans une convention ne fait que favoriser la bonne exécution. L’ambassadeur de France en Suisse précise en effet dans une lettre du 29 mai 1827 adressée aux Commissaires fédéraux helvétiques que « Le retour volontaire de tout homme dans sa patrie, aussi longtemps qu’il n’a pas cessé de lui appartenir, est un droit tellement fondé sur la nature, qu’il semble ne pouvoir être circonscrit et bien moins encore détruit par aucune loi. »423 La position juridique exprimée par un haut membre de la diplomatie française est déterminante. Cette obligation juridique de réadmission est donc préexistante à ce processus conventionnel, mais la conclusion des traités bilatéraux permet de la mettre à jour. Une telle obligation ressort encore d’une convention de 1827 signée entre la France et la Prusse, cette fois à propos des ouvriers migrants :

422 Convention signée à Berne, le 30 mai 1827, entre la France et la Confédération Helvétique, au sujet de l’éta-blissement réciproque des Français en Suisse et des Suisses en France, in Jules de Clerq (dir.), Recueil des traités

de la France, vol. III, Paris, Pedone et Lauriel, 1880, p. 449-450.

423 Maximilien de Rayneval, « Note de l’ambassadeur de France aux Commissaires Fédéraux », 29 mai 1827, in

« Le Gouvernement français et le Gouvernement Prussien pénétrés de la nécessité de se donner mutuellement la garantie, qu’à l’avenir leurs sujets respectifs de la classe ouvrière qui se ren-dent du territoire d’un des deux gouvernements sur celui de l’autre pour exercer leurs profes-sions, seront toujours reçus à leur retour dans leur patrie (…). »424

L’idée principale qui ressort de ces deux premières conventions est que le Français présent à l’étranger qui ne sera plus en situation de pourvoir à ses besoins devra être rapatrié dans son pays d’origine, car il ne revient pas au pays hôte d’accueillir les « indigents » ou « aliénés » qui n’appartiennent pas à sa population. L’argument n’est pas nouveau et répond à la dynamique déjà ancienne de sécularisation de la lutte contre la pauvreté et l’aliénation425 : depuis la nais-sance de l’État moderne, la prise en charge de l’indigence échappe progressivement à l’Église pour passer entre les mains de l’autorité publique. À chaque État – et plus concrètement à chaque Commune – de s’occuper de ses pauvres ; le développement des migrations internatio-nales emporte dès lors la nécessité de mettre en place un système de rapatriement des indigents vers leur Etat d’origine426. C’est d’ailleurs précisément sur ce thème que plusieurs conventions postérieures rappelleront l’obligation de réadmettre ses nationaux, comme l’atteste une conven-tion consulaire conclue entre la France et l’Espagne en 1862 :

« Art. 17. Les mendiants ou les vagabonds déclarés tels par les lois de chacun des deux Pays, et qui auraient été détenus à la demande des Agents consulaires respectifs ou par ordre des autorités territoriales pour être expulsés du Pays, seront mis à la disposition desdits Agents. Ceux-ci seront tenus de pourvoir à leur entretien, jusqu’au moment où ils auront pris les me-sures nécessaires pour les rapatrier (…). »427

Une déclaration de 1866 entre la France et la Ville de Brême permet même de constater que des négociations internationales portent directement sur la question du rapatriement des indi-gents dans leurs pays de nationalité :

« Chacun des deux États Contractants s’engage à reprendre ses nationaux atteints d’aliénation mentale ou de maladies graves leur donnant droit aux secours publics et même toute personne dans ces conditions qui aurait perdu sa nationalité d’origine sans être devenue sujet d’un autre Etat. »428

424 Déclaration en date du 13 juin 1827, échangée entre la France et la Prusse, le 9 juillet suivant, au sujet des ouvriers émigrants, in ibid., p. 451.

425 Voy. Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique (1972), Paris, Gallimard, 1977, p. 56-91 et spéc. p. 60 s. à propos de la fondation en 1656 de l’hôpital général de Paris en charge des pauvres et aliénés.

426 Voy. Léon Lallemand, Histoire de la charité, vol. IV (Les temps modernes), 1ère partie, Paris, Alphonse Picard, 1910, p. 169-173.

427 Convention consulaire conclue à Madrid, le 7 janvier 1862, entre la France et l’Espagne, in Jules de Clerq (dir.),

Recueil des traités de la France, vol. VIII, Paris, Pedone et Lauriel, 1880, p. 379.

428 Déclaration échangée, le 20 octobre 1866, entre la France et la Ville Libre de Brême, pour le rapatriement des malades et des aliénés, in Jules de Clerq (dir.), Recueil des traités de la France, vol. IX, Paris, Pedone et Lauriel, 1880, p. 620.

Dans chacune de ces conventions, figure donc l’obligation pour l’État de nationalité de réad-mettre ses ressortissants. Un même phénomène se constate en Allemagne où les premières con-ventions de réadmission entre États germaniques sont datées de 1816429, le phénomène se con-solidant durant le premier XIXe siècle430. Cette consécration, qui demeure à ce stade cantonnée au droit international conventionnel bilatéral – et dont l’expression perdure encore au-jourd’hui431 –, ne tarde pas à être consacrée en droit international général.

Dans le document Nationalité et souveraineté (Page 103-108)

Outline

Documents relatifs