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L’héritage colonial des poor laws anglaises

Dans le document Nationalité et souveraineté (Page 185-190)

B. La consécration tardive de la liberté d’établissement (XXe siècle)

1. L’héritage colonial des poor laws anglaises

218. L’édiction des poor laws en Angleterre. – C’est sous le règne de la reine Elizabeth

(1558-1603), dont les historiens mentionnent souvent le souci pour le sort des pauvres789, que la législation anglaise va commencer à organiser très précisément les règles relatives à la prise en charge des indigents – en la matière, on parle couramment de « législation élisabéthaine ». La nécessité d’une réglementation trouve ses origines dans la dissolution des monastères et la confiscation des biens de l’Eglise par le Roi Henri VIII dans le premier XVIe siècle (qui fait brutalement passer au pouvoir temporel le soin de s’occuper des indigents790) et dans l’accrois-sement de la mobilité des pauvres due en partie à l’abolition du servage en 1574791. Pour ré-pondre à cette problématique sociale, le Parlement édicte l’Act for the Relief of the Poor792 en 1601. Cette grande législation organise un système de solidarité entre les paroisses anglaises (prises en tant que circonscription administrative) pour l’entretien des pauvres : des taxes sont créées et redistribuées, et des responsables – « inspecteur des pauvres [Overseer of the Poor] » – sont nommés pour administrer le système, c’est-à-dire prendre des mesures à l’égard des indigents comme les identifier, les placer dans des hébergements spéciaux, les mettre au travail, etc. À cette époque, parallèlement à cette législation, les « voyous, vagabonds et mendiants valides [Rogues, Vagabonds and Sturdy Beggars] » peuvent faire l’objet d’un renvoi forcé vers leur paroisse de naissance ou de dernière résidence en vertu de l’Act for punyshment of Rogues,

789 Il est rapporté les mots latins qu’elle aurait tenus en sortant d’une église alors qu’un mendiant lui demande l’aumône : « pauper ubique jacet [le pauvre est écrasé partout] », tiré d’Ovide, Fastes (vers 15 après J.-C.), I. 218, voy. Œuvres complètes d’Ovide (trad. Burette, Chappuyzi, Charpentier et a.), vol. VI, Paris, Panckoucke, 1834, p. 16 et p. 17 pour la traduction. La préoccupation ne va toutefois pas sans ironie puisqu’elle refuse d’abord l’aumône à ce mendiant, qui lui répond alors avec esprit « In thalamis, Regina, tuis hac nocte jacerem, Si foret hoc verum,

Paper ubique jacet [Cette nuit je serais gîté dans votre lit, Si ce mot était vrai, Partout le pauvre gît] », trad. et

commentaire de François Fariau de Saint-Ange, Les Fastes d’Ovide, vol. I, Paris, Levrault, 1804, p. 93, jouant sur le double sens littéral et figuratif du latin jacet. La « fable » est rapportée par Robert Naunton, La vie d’Élizabeth

Reine d’Angleterre (1641), vol. I, La Haye, G. Block, 1741, p. 502 et s.

790 Rodolphe Gneist, La Constitution communale de l’Angleterre (1863, trad. Théodore Hippert), vol. II, Paris, Lacroix et Verboeckhoven, 1868, p. 42. Ce phénomène de sécularisation se généralise d’ailleurs en Europe à la même époque.

791 Robert Pashley, Pauperism and Poor Laws, Londres, Longman, Brown et Green, 1852, p. 182-183 et p. 210.

792 43 Eliz. Cap. 2. (1601), in The Statutes of the Realm, vol. IV, part. II, Londres, Dawsons of Pall Mall, 1819, p. 962-965.

Vagabonds and Sturdy Beggars adopté en 1597-1598, dans une logique répressive793. Toute-fois, en aucune manière les simples indigents ne souffrent d’un système rigide d’établissement et d’expulsion794.

219. C’est justement cette dernière réserve qui change en 1662 lorsqu’est adopté l’Act for

the better Releife of the Poore of this Kingdom795 sous le règne de Charles II. Avec cette nou-velle législation, la possibilité d’un renvoi dans la dernière résidence paroissiale légale (Parish where he or they were last legally setled) est généralisée à tous les indigents. En effet, suivant les dispositions pertinentes de cette loi796, le marguiller797 (Churchwarden), l’inspecteur des pauvres ou même tout paroissien peuvent déposer une plainte auprès de deux juges de paix pour obtenir un mandat de renvoi (warrant to remove) à l’encontre de tout individu établi depuis moins de quarante jours, payant un loyer annuel inférieur à dix livres (Tenement under the yearely value of Ten pounds), et pouvant probablement tomber à la charge de la paroisse (likely to be chargeable to the Parish). Le renvoi est ordonné vers la dernière résidence paroissiale légale, déterminée par plusieurs critères alternatifs : le lieu de naissance (Native), de propriété immobilière (Householder), de séjour (Sojourner), d’apprentissage (Apprentice) ou de service (Servant). Donc, pour résumer, sauf à se maintenir sur le territoire d’une paroisse pendant plus de quarante jours et ainsi acquérir un « établissement » (settlement), les indigents peuvent faire l’objet d’un renvoi (removal) vers leur lieu d’origine. D’un avis unanime, ces nouvelles prévi-sions « créèrent un droit de résidence des plus embrouillés »798.

220. Pourquoi cette aggravation ? L’Act de 1662 mentionne en préambule l’accroissement

continu du nombre de pauvres, en particulier dans les villes de Londres et de Westminster, et les « défauts » de la législation de 1601 qui transforme beaucoup d’indigents en voyous (rogues). Selon les rédacteurs en effet, les indigents ne sont pas empêchés d’aller d’une paroisse

793 39 Eliz. Cap. 4. (1597-1598), in ibid., p. 899-902.

794 Robert Pashley, Pauperism and Poor Laws, op. cit., p. 217-219, spéc. p. 217 : « No provision was made by the

statute of 43 Eliz. c. 2., either for ascertaining a place of settlement by which the indigent poor were to be main-tained, or for removing them to any such place. »

795 14 Car. II. Cap. 12. (1662), in The Statutes of the Realm, vol. V, op. cit., p. 401-405.

796« That it shall and may be lawfull upon complaint made by the Churchwardens or Overseers of the Poore of

any Parish to any Justice of Peace within Forty dayes after any such Person or Persons coming so to settle as aforesaid in any Tenement under the yearely value of Ten pounds for any two Justices of the Peace whereof one to be of the Quo of the Division where any person or persons that are likely to be chargeable to the Parish shall come to inhabitt by theire warrant to remove and convey such person or persons to such Parish where he or they were last legally setled either as a native Householder Sojourner Apprentice or Servant for the space of forty dayes at the least unlesse he or they give sufficient security for the discharge of the said Parish to bee allowed by the said Justices », ibid., p. 401.

797 Individu chargé par l’église de tenir le registre paroissial de l’aumône.

à l’autre et d’ainsi choisir de s’installer dans les plus riches d’entre elles, et d’y « brûler et détruire » les réserves pour ensuite gagner la prochaine paroisse, « au grand découragement des paroisses qui mettent à disposition des stocks susceptibles d’être dévorés par des étrangers. »799

Il s’agit ici d’une excellente illustration de la figure de l’étranger dans un Etat encore imparfai-tement centralisé qui décide de s’en remettre à ses autorités locales et à leurs différentes com-munautés pour régler un problème d’assistance et d’ordre public. La réalité de l’époque n’em-portait sans doute pas l’édiction d’une législation si sévère. Comme le mentionne Robert Pashley en 1851 dans un ouvrage critique sur les poor laws, l’augmentation du nombre d’indi-gents était probablement due à l’inégale application, voir l’ineffectivité, des dispositions de la loi de 1601 – « les paroisses étaient lentes et réticentes à accomplir leur devoir de secours aux pauvres »800 – et à l’augmentation conjecturelle du prix du blé créant à cette époque « une grande détresse »801 dans les classes les plus pauvres de la société. La loi est donc particulière-ment attentatoire à la liberté, comme le résume avec force Adam Smith un siècle plus tard dans un passage célèbre à propos des poor laws de ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations :

« les barrières artificielles [artificial boundary] d’une paroisse sont bien plus difficiles à fran-chir pour un pauvre ouvrier, que des limites naturelles, telles qu’un bras de mer ou une chaîne de montagnes (…). C’est un attentat contre la justice et la liberté naturelle, que de renvoyer un homme qui n’est coupable d’aucun délit, de la paroisse où il choisit de demeurer ; cependant le peuple, en Angleterre, qui est si jaloux de sa liberté, mais qui, comme le peuple de la plupart des autres pays, n’entend jamais bien en quoi elle consiste, est resté, déjà, depuis plus d’un siècle, assujetti à cette oppression sans y chercher de remède. »802

De fait, les prévisions de la loi sont particulièrement sévères, notamment par la condition d’un loyer annuel de dix livres pour échapper au risque de renvoi : à cette époque, un loyer de dix livres est près de cinq fois supérieur au loyer payé en moyenne par les travailleurs803 ; selon certaines estimations, près de 90% de la population anglaise était susceptible de tomber sous le

799 « to the great discouragement of Parishes to provide Stocks where it is lyable to be devoured by Strangers »: 14 Car. II. Cap. 12. (1662), in The Statutes of the Realm, vol. V, op. cit., p. 401.

800 Robert Pashley, Pauperism and Poor Laws, op. cit., p. 226-227. Voy. dans le même sens Stefan A. Riesenfeld, « The formative Era of American Public Assistance Law », California Law Review, 1955, vol. 43, n° 2, p. 192-199.

801 Robert Pashley, Pauperism and Poor Laws, op. cit., p. 229.

802 Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776, trad. Germain Garnier revue et corrigée), in Adolphe Blanqui, Pellegrino Rossi et a. (dir.), Collection des principaux économistes, vol. V, Paris, Guillaumin, 1843, p. 183.

coup de la législation de 1662 et donc de ne pouvoir librement choisir le lieu de son établisse-ment804. Celle-ci restera en vigueur pendant près de deux siècles au Royaume-Uni805, et passera entre temps sur le territoire américain.

221. L’extension de cette législation sur le territoire colonial. – Zachariah Chafee, dans

son célèbre ouvrage Three Human Rights in the Constitution of 1787, tient la liberté de mou-vement (Freedom of Momou-vement) pour l’une des grandes libertés du système américain806. Il considère qu’en Amérique coloniale, les individus « peuvent aller où ils le veulent, dans toutes les colonies qu’ils souhaitent, et plus tard, s’ils sont insatisfaits de leur choix, dans n’importe quelle autre colonie » 807, concédant toutefois que « le facteur déterminant en faveur de la mo-bilité intercoloniale était (…) pratique mais non juridique. »808 Cette analyse semble toutefois assez idéaliste et dépeint une situation que la législation de l’époque n’exprimait pas. Dans l’Amérique du XVIIe siècle en effet, les poor laws anglaises ont traversé l’Atlantique avec les colons et leur structure est partiellement reproduite809. Un régime d’encadrement de la circula-tion et de l’établissement est donc institué juridiquement entre les colonies britanniques.

222. À titre d’illustration, avec Stefan A. Riesenfeld et son article sur les sources historiques

du droit de l’assistance publique aux Etats-Unis, les colonies de la Nouvelle Angleterre, les Middle Colonies et les colonies du Sud prévoient toutes, dès le XVIIe siècle, des législations

804 George Macaulay Trevelyan, English Social History, Londres, Longmans et Green, 2ème éd., 1946, p. 278.

805 En France, le système d’Ancien régime connaît une mobilité beaucoup moins encadrée. L’État cède davantage à un traitement oscillant entre assistance de l’indigent, et répression du récidiviste : l’indigent est ainsi accueilli dans des hôpitaux généraux, dont Paris dispose du plus célèbre, et reçoit hébergement et nourriture pendant un temps laissé à la discrétion du directeur ; libéré, le vagabond ou le mendiant pris en récidive peut être condamné à des peines particulièrement lourdes, notamment aux galères ou à la transportation. Le retour forcé dans la com-mune d’origine n’était pas réellement connu de la législation française ; il pouvait être encouragé par le versement d’une somme forfaitaire, mais jamais contraint (Christian Paultre, De la répression de la mendicité et du

vagabon-dage en France sous l’Ancien Régime, Paris, Librarire du Recueil Sirey, 1906, p. 332). C’est seulement à partir de

la deuxième moitié du XVIIIe siècle que le traitement de l’indigence se territorialise : le vagabond est renvoyé, sur son choix, à son lieu de naissance ou à son lieu de dernier domicile (Christian Paultre, De la répression de la

mendicité et du vagabondage, op. cit., p. 390). Cette approche est confirmée dans la législation révolutionnaire

par un premier décret du 30 mai 1790 et un second décret du 15 octobre 1793. Le traitement territorial de l’indi-gence s’efface dès le début du XIXe siècle pour devenir purement pénal.

806 Son ouvrage porte sur les libertés méconnues du régime politique américain, il mentionne encore la liberté de débat au Congrès (Freedom of Debate in Congress) et la prohibition des condamnations pénales par voie législa-tive (Prohibition of Bills of Attainder).

807 Zechariah Chafee, Three Human Rights in the Constitution of 1787, Lawrence, University of Kansas Press, 1956, p. 180 : « They could go whenever they pleased, to any colony they wished, and then, if dissatisfied with

their choice, to any colony they chose. »

808 Ibid. : « The determining factor in favor of internal mobility was, I think, not legal but practical. »

809 La capacité juridique des nouvelles colonies à édicter des lois particulières, différentes de celles anglaises, est juridiquement discutée : voy. Stefan A. Riesenfeld, « The formative Era of American Public Assistance Law »,

op. cit., p. 201, note 147 ; David S. Bogen, « The Privilege and Immunities Clause of Article IV », Case Western Reserve Law Review, 1987, vol. 37, n° 4, p. 807.

sommaires sur l’établissement et le renvoi des indigents810. Le XVIIIe siècle marque ensuite un approfondissement de la réception des poor laws anglaises. Les colonies accèdent en effet à cette époque plus facilement à la législation anglaise, notamment parce que l’administration passe entre les mains de gouverneurs royaux. Les lois nouvellement édictées se fondent alors plus directement sur les précédents anglais811. La législation se consolide avec une réception plus précise et générale des procédures de removal et des règles de settlement. Il ne s’agit ce-pendant jamais d’une pure transcription de l’Act de 1662, les colonies profitant d’une certaine autonomie législative812.

223. Ces législations paraissent toutefois avoir été moins utilisées qu’en Angleterre. Les

colonies nécessitent de fait une importante main d’œuvre et la migration est plutôt encouragée que freinée à l’échelle de l’Amérique coloniale813. D’ailleurs, ceux parmi les colons ne souffrant pas de pauvreté profitent d’une circulation aisée814 ; tous sujets d’un même Roi, ils voyagent ainsi entre différentes régions coloniales (sans statut étatique) qui ne peuvent les traiter en étran-ger : « Pour les Britanniques, note David Bogen, les colonies étaient des gouvernements subor-donnés. Un colon de Virginie n’était pas un ressortissant d’un État indépendant mais un sujet anglais habitant la Virginie. »815 La législation spéciale concernant les pauvres va survivre à la Révolution américaine.

810 Les colonies de la Nouvelle Angleterre sont les premières à mettre en place des dispositions spécifiques au XVIIe siècle. New Plymouth adopte ainsi en 1661 une législation sur l’expulsion des vagabonds « conformément aux lois anglaises » dont l’application est effective dès 1669. Il en va de même de la colonie de Massachussetts Bay en 1659 où l’on trouve même des exemples de renvoi vers l’Angleterre, ou encore au Connecticut avec une législation de 1682. Les colonies du Sud (Virginia, Maryland, South Carolina) sont en revanche bien moins pré-occupées par la législation sur les pauvres au XVIIe siècles. Elles sont en effet moins touchées par la mobilité des classes prolétaires agricoles et ne connaissent pas de centralisation urbaine. Les colonies du « milieu » (Middle

Colonies) placées entre le Nord et le Sud rejoignent plus tardivement l’Empire britannique – elles sont prises aux

Hollandais dans le second XVIIe siècle. Alors, en 1683, suivant en partie le système anglais, New York adopte un système de renvoi des individus ne présentant pas des garanties suffisantes d’autonomie financière. Voy. Stefan A. Riesenfeld, « The formative Era of American Public Assistance Law », op. cit., p. 204-220.

811 Ibid., p. 224.

812 Ibid., p. 225-232. Voy. également James W. Ely, « Poor Laws of the Post-Revolutionary South, 1776-1800 »,

Tulsa Law Journal, vol. 21, n° 1, p. 17, note 83 pour la réception de ces lois par les colonies du Sud. 813 David S. Bogen, « The Privilege and Immunities Clause of Article IV », op. cit., p. 811-814.

814 Sur la structure sociale des colons, Hannah Arendt, On Revolution (1963), Londres, Penguin Books, 1990, p. 68, considère que si la pauvreté existe, la misère est globalement absente : « the laborious in America were poor

but not miserable ». 815 Ibid., p. 814.

2. Le maintien d’une distinction à l’égard des indigents dans l’Amérique

Dans le document Nationalité et souveraineté (Page 185-190)

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