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La consécration d’un droit absolu par la réforme constitutionnelle de 1975

Dans le document Nationalité et souveraineté (Page 180-185)

B. La consécration tardive de la liberté d’établissement (XXe siècle)

2. La consécration d’un droit absolu par la réforme constitutionnelle de 1975

210. La Suisse connaît après 1945 le « miracle économique de l’après-guerre »761. Du fait de la neutralité, son outil de production a été relativement préservé pendant la guerre, de même qu’une part de son activité commerciale, et elle bénéficie des conditions favorables de la reprise européenne. L’unité nationale s’est par ailleurs renforcée dans les années 1930, notamment par l’intermédiaire de plusieurs mouvements nationalistes regroupés sous l’appellation de « dé-fense nationale spirituelle » et dont la Confédération se fait le relai officiel par la création en 1949 de la fondation « Pro Helvetia », chargée de maintenir et promouvoir les valeurs helvé-tiques762. Dès lors, « [à] la Suisse déchirée de 1918 s’est substituée l’image d’une Suisse unie »763. L’approfondissement et la consécration de la liberté d’établissement suit ce mouve-ment.

211. Émergence d’une liberté absolue : les concordats relatifs à l’assistance au domi-cile. – Le système de l’assistance par le lieu de domicile est inhérent à la structure de la Suisse

moderne. En effet, le système traditionnel, émergeant au XVIe siècle, est celui de l’assistance par le lieu d’origine. Charles Aubert en décrit l’apparition dans sa thèse :

« La question de l’établissement a toujours été étroitement liée à celle de l’assistance. Au moyen-âge, l’Eglise était le seul organisme qui secourût les pauvres. Les villes et les villages des Etats confédérés lui laissaient ce soin. Ces localités n’avaient alors aucun intérêt à expulser ou à refuser l’établissement aux indigents, car ceux-ci ne leur infligeaient aucune charge. À la fin du XVe siècle déjà, après les guerres de Bourgogne, le nombre de soldats désœuvrés in-quiéta la Diète. Celle-ci engagea les communes à secourir elles-mêmes leurs indigents ainsi que les Confédérés qui se trouvaient sur leur territoire, et à expulser les mendiants étrangers. Au début du XVIe siècle, les Confédérés momentanément sans foyer se virent intimer, par la Diète, l’ordre de retourner à l’endroit d’où ils étaient venus. (…) [Le] 23 novembre 1551, la Diète décida que chaque localité et chaque paroisse utiliserait ses propres ressources pour l’entretien de ses pauvres. (…) C’est ainsi qu’est né le système de l’assistance des indigents par les autorités compétentes du lieu de leur domicile. Les communes avaient donc tout intérêt à limiter le nombre des immigrants ; elles refusèrent bientôt de recevoir au nombre de leurs pauvres les personnes qui n’étaient pas nées sur leur territoire ou même qui ne descendaient pas d’habitants établis depuis longtemps. C’est ainsi que l’on passa peu à peu du système de l’assistance à domicile (…) à celui de l’assistance par le lieu d’origine. Le recès du 6 juillet 1681 institua ce dernier système, qui est tout à fait particulier au droit suisse. »764

Le principe dans la Suisse du XIXe siècle est donc celui de l’assistance par le lieu d’origine, ce qui entraine la possibilité déjà étudiée du refus ou du retrait d’établissement lorsqu’un indigent

761 Peter Gilg et Peter Hablützel, « Une course accélérée vers l’avenir (1945-…) », in Comité pour une nouvelle histoire de la Suisse (dir.), Nouvelle Histoire de la Suisse et des Suisses, III., op. cit., p. 189.

762 Hans Ulrich Jost, « Menace et repliement (1914-1945) », ibid., p. 117-118.

763 Peter Gilg et Peter Hablützel, « Une course accélérée vers l’avenir (1945-…) », ibid., p. 236.

764 Charles Aubert, La liberté d’établissement de Confédérés, op. cit., p. 11-12 ; dans le même sens, voy. Charles Delessert, L’établissement et le séjour des étrangers, op. cit., p. 243-253.

cherche à s’établir dans un Canton duquel il n’est pas originaire (autrement dit dont il ne pos-sède pas la nationalité), parfois même, plus rarement dans une autre Commune de son Canton. Or, face à l’approfondissement des mobilités au XIXe siècle, et à l’injustice parfois entrainée par le renvoi d’un indigent vers une commune d’origine qu’il ne connaît pas ou peu, le Canton de Berne, dès 1857, met en place sur l’ensemble de son territoire le système de l’assistance par le lieu de domicile765. Autrement dit, dans toute l’étendue bernoise, les indigents peuvent s’éta-blir librement dans n’importe quelle commune, qui se trouvera alors en charge des indigents domiciliés766 originaire du Canton. Ce système va être progressivement généralisé à l’échelle intercantonale.

212. Cette généralisation va intervenir par la voie de concordats intercantonaux entre 1920

et 1959. Le premier concordat d’assistance au domicile est conclu le 9 janvier 1920767, il est approuvé par un peu plus d’un quart des Cantons de la Confédération768. Il est rapidement rem-placé par un nouveau concordat du 15 juin 1923769, cette fois approuvé par plus de la moitié des Cantons de la Confédération770. Ce texte est lui-même remplacé par un nouveau concordat du 16 juin 1937771 auquel sont alors parties plus des trois quarts des Cantons de la Confédéra-tion772. Enfin, le dernier concordat en date du 25 mai 1959773 est rejoint par les derniers Cantons de la Confédération en 1967774. Il aura donc fallu près de cinquante années pour rallier l’en-semble des Cantons au système de l’assistance au domicile. Les différents concordats sont gé-nériques et varient peu en dehors de l’étendue des prestations d’assistance prises en charge et

765 Charles Aubert, La liberté d’établissement de Confédérés, op. cit., p. 112.

766 Classiquement, le domicile est le lieu du « principal établissement » pour reprendre la définition historique (et toujours en vigueur) du code civil français (art. 102).

767 RO 36. 59.

768 Appenzell Rhodes Extérieur et Intérieur, Bâle-Ville, Berne, Grisons, Schwyz et Tessin.

769 RO 39. 169.

770 Retrait d’Appenzell Rhodes Intérieur, mais approbation supplémentaire des Cantons d’Argovie, Bâle-Cam-pagne, Lucerne, Schaffhouse, Soleure, Uri et Zurich.

771 RO 53. 648 ; RS 8. 722.

772 Approbations supplémentaires des Cantons d’Appenzell Rhodes Intérieur, ainsi que les Cantons de Neuchâtel, Nidwald, Obwald et Saint-Gall.

773 RO 1961. 3

de la clé de répartition des frais entre le Canton de domicile et le Canton d’origine775. Le prin-cipe en est toujours le même776, comme affirmé dans le concordat de 1937 :

« Le concordat substitue (…) l’assistance par le lieu de domicile au régime du droit fédéral, fondé sur le principe de l’assistance par le lieu d’origine. Dans les cas relevant du concordat,

le canton de domicile renonce au droit de retirer l’établissement à un ressortissant d’un autre canton du fait qu’il recourt à l’assistance publique ; il l’assiste, au contraire, comme l’un de

ses ressortissants et partage avec le canton d’origine, d’une façon déterminée, les frais de cette assistance. » (art. 1)777 (nous soulignons)

Par l’intermédiaire de ces régimes d’assistance au domicile, la liberté d’établissement est pro-fondément renforcée dans la Confédération entre les Cantons concordataires, qui ne peuvent désormais plus retirer l’établissement des Confédérés pour des motifs d’indigence (seul de-meure alors le motif de renvoi pour récidive de délits graves ou privation judiciaire de droit civique). Dès 1967, lorsque l’ensemble des Cantons deviennent concordataires, les dispositions relatives à l’indigence de l’article 45 de la Constitution fédérale sont rendues obsolètes. Appa-raissent dès lors les perspectives d’une révision constitutionnelle.

213. Consécration d’une liberté absolue : la révision constitutionnelle du 7 décembre 1975. – Comme l’annonçait Jean-François Aubert dans son fameux Traité de droit

constitu-tionnel Suisse paru en 1967, « le système de 1874 est considéré, aujourd’hui, comme vieilli. Les restrictions qu’il tolère, notamment en matière pénale, ne sont plus conformes à l’esprit de notre temps. C’est pourquoi on parle sérieusement d’une révision de l’art. 45, qui pourrait être la dernière étape sur la voie d’une totale libéralisation. »778 De fait, c’est par la voie parlemen-taire et référendaire que le processus va aboutir.

214. Le Conseil fédéral se montre initialement réticent face aux propositions de révisions

de l’article 45 de la Constitution fédérale. Dans son rapport sur sa gestion pour l’année 1965, l’Exécutif fédéral estime « qu’une révision de l’article 45 de la constitution serait à l’heure actuelle une mesure d’une trop grande portée et ne répondant pas à un besoin objectif. Le retrait

775 La répartition dans les trois premiers concordats est plutôt simple, après un établissement de deux années (con-cordats de 1920 et 1923, art. 2) ou quatre années (concordat de 1937, art. 2), les prestations du Suisse domicilié sont prises en charge aux deux tiers par son Canton d’origine pendant les dix premières années d’établissement ; entre dix et vingt années d’établissement, la prise en charge du Canton d’origine passe à la moitié des frais ; au-delà de vingt années, elle tombe à un quart (art. 5, concordats de 1920, 1923 et 1937). Le concordat de 1959 met en place un système beaucoup plus complexe qui augmente globalement la part des Cantons d’origine.

776 Les différents concordats prévoient toujours, par exception, le rapatriement au Canton d’origine de l’assisté qui est responsable de son indigence en raison de sa mauvaise gestion, son inconduite, et même sa paresse, voy. l’art. 13 des concordats de 1920, 1923 et 1937, et l’art. 22 du concordat de 1959.

777 Au lieu d’une « substitution », les deux premiers concordats de 1920 et 1923 mentionnaient plus volontiers « un compromis entre l’assistance par le lieu d’origine et celle par le lieu du domicile » (art. 1).

de l’établissement pour cause d’indigence ne joue pratiquement plus aucun rôle aujourd’hui (…). Un appel adressé aux cantons et aux communes les invitera à ne faire usage qu’avec beau-coup de modération de la possibilité de refuser ou de retirer l’établissement aux personnes ayant subi plusieurs condamnations pénales ou privées de leurs droits civiques. »779 C’est le Conseil national qui lancera le processus en 1973, reprenant à son compte une initiative du conseiller Fritz Waldner déposée le 22 septembre 1965780. Dans son rapport, la commission du Conseil national considère les différentes limitations de l’article 45 de la Constitution comme « suran-nées »781 en notant, d’une part, que le régime concordataire d’assistance au domicile a rendu « très rares »782 les rapatriements dans le Canton d’origine et, d’autre part, « qu’une évolution analogue commence à se dessiner aussi en ce qui concerne les restrictions à l’établissement fondées sur des raisons d’ordre pénal » et que « toujours plus nombreux sont ceux qui renoncent formellement à la possibilité de restreindre la liberté d’établissement pour des motifs d’ordre pénal. »783 La Commission propose de réviser l’article 45 dans sous une nouvelle formule unique aussi laconique que symbolique – « Tout citoyen suisse a le droit de s’établir en un lieu quelconque du territoire suisse » – et de constitutionnaliser le système de l’assistance au domi-cile en l’intégrant à l’article 48 de la Constitution. Consultés, seuls six Cantons s’opposent, plutôt timidement, à la révision (Genève, Neuchâtel, Schaffhouse, Thurgovie, Vaud, et Zu-rich)784. Revirant sa position, le Conseil fédéral se rallie à l’initiative du Conseil national et rend un avis positif sur le projet de révision785. Finalement, par une votation populaire du 7 décembre 1975, le projet de révision concernant la liberté d’établissement et l’assistance est adopté à l’unanimité des Cantons et à une majorité de plus de 75% des votants786.

215. L’année 1975 marque alors en Suisse l’avènement d’une liberté d’établissement

illi-mitée, déjà largement concrétisée de facto. Elle ne sera plus remise en question par la suite : elle est entièrement confirmée, sans débats particuliers, lors de l’adoption de la nouvelle Cons-titution fédérale de la Confédération helvétique du 18 avril 1999 qui dispose en son article 24

779 Conseil fédéral, Rapport à l’Assemblée fédérale sur sa gestion en 1965, 13 avril 1966, p. 136-137.

780 L’élu déclare sommairement que « Les alinéas 2 et 5 de l’article 45 sont contraires à la conception actuelle de l’exécution des peines et de l’assistance sociale. Ils doivent disparaître de la constitution. », voy. Rapport du 11 septembre 1973 de la commission du Conseil national sur l’initiative Waldner, FF 1974. 1. 226.

781 Ibid. 219.

782 Ibid.

783 Ibid.

784 Ibid. 220.

785 Avis du 8 mai 1974 du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale sur la révision de l’article 45 de la constitution relatif à la liberté d’établissement, FF 1974. 1. 1386 et s.

786 Rapport du 15 janvier 1976 du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale relatif au résultat de la votation populaire du 7 décembre 1975, FF 1976. 1. 342 s.

que « Les Suisses et les Suissesses ont le droit de s’établir en un lieu quelconque du pays. »787

Depuis 1975 donc, la souveraineté cantonale a été intégralement levée au profit d’une unifica-tion territoriale de la liberté d’établissement au sein de la Confédéraunifica-tion helvétique.

§ 3. Le droit de résidence dans le fédéralisme américain

« “[H]ostility that made the little towns group and arm as though to repel an invader, (…) guarding the world against their own people. In the West there was panic when the migrants multiplied on the highways. (…) And the defending people said, They bring disease, they’re filthy. We can’t have them in the schools. They’re strangers. (…) We can’t let these Okies788 get out of hand. » (John Steinbeck, The Grapes of Wrath, 1939, XXI)

216. La situation américaine est plus complexe que les exemples continentaux de

l’Alle-magne et de la Suisse ; l’évolution de la libre installation des nationaux ne suit pas le schéma classique d’une discrimination des nationaux fédérés décroissant progressivement, jusqu’à dis-paraître, en lien avec les progrès du processus fédéral. Les commentateurs notent souvent avec une certaine emphase, en lien avec l’imaginaire du mouvement aux États-Unis, que le droit de circulation interétatique est profondément ancré dans le fédéralisme américain, à tel point que les rédacteurs de la Constitution de 1787 n’ont même pas jugé nécessaire de l’y inscrire. Cette vision est cependant largement romantique. Pendant près d’un siècle et demi, comme en Alle-magne et en Suisse, l’installation aux États-Unis ne fut pas réellement libre : de nombreux États fédérés ont longtemps discriminé les nationaux fédéraux indigents qui n’étaient pas leurs res-sortissants en empêchant leur établissement (settlement law) ou en procédant à leur renvoi (re-moval law) (A). Ce n’est que dans les années 1940, dans une dynamique jurisprudentielle qui court jusqu’à la veille du XXIe siècle, que la libre circulation interétatique a acquis son carac-tère absolu (B).

A. Un droit de circulation interétatique garanti à l’exception des nationaux indigents 217. La liberté de circulation aux États-Unis est au cœur d’une tension entre fait et droit.

La charge symbolique de cette liberté est particulièrement forte car intégrée dans un imaginaire mêlant les figures du colon, du pionnier, ou de la « Frontière ». Pour autant, en droit, l’héritage des lois sur les pauvres, les « poor laws », édictées dès le XVIIe siècle en Angleterre, puis

787 RO 1999. 2560.

Atlantique, est maintenu en vigueur dans l’Amérique postrévolutionnaire (1). Il en ressort de nombreuses lois restreignant l’installation des nationaux indigents non-résidents des États dérés, certaines lois prévoyant même leur expulsion (2). Par ce moyen, de nombreux États fé-dérés restreignent l’accès à leur nationalité et prive les Américains pauvres de leur droit de libre circulation et installation (3).

Dans le document Nationalité et souveraineté (Page 180-185)

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