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Les nouveaux reculs par l’ajout d’encadrements extraconstitutionnels (1918-1949) 20 Comme le note l’historien Hans Ulrich Jost, « La période de 1914 à 1945 comprend

Dans le document Nationalité et souveraineté (Page 172-180)

B. La consécration tardive de la liberté d’établissement (XXe siècle)

1. Les nouveaux reculs par l’ajout d’encadrements extraconstitutionnels (1918-1949) 20 Comme le note l’historien Hans Ulrich Jost, « La période de 1914 à 1945 comprend

neuf ans et demi de guerre ; aussi près d’un tiers de sa durée est-il marqué par un état d’excep-tion politique, le régime des pleins pouvoirs, qui suspend en partie pendant les deux guerres les règles démocratiques et constitutionnelles. »716 Cet état d’exception témoigne d’une « mentalité autoritaire (…) [trouvant] un écho dans les mouvements conservateurs et fascistes. »717 L’unité du peuple suisse recule en partie au profit d’une vision plus « corporatiste » : la législation d’exception suit cette dynamique et fait à nouveau converger avec force la figure du Confédéré avec celle de l’étranger.

202. La lutte contre la pénurie de logement. – Près de vingt années avant l’Allemagne,

la Suisse connaît une grave crise du logement qui va la conduire à encadrer le libre établisse-ment. Le « dépeuplement » des campagnes et petites communes conduit à l’augmentation de la population dans les villes. Ce mouvement est le fruit d’une baisse d’activité dans les secteurs paysans et agricoles et de besoins nouveaux dans les secteurs industriels et surtout des services : dans les communes de plus de 5 000 habitants, la population augmente en moyenne de plus d’un quart entre les deux guerres718.

203. Mais il y a plus. Pendant la première guerre mondiale, le Conseil fédéral note l’arrivée

massive d’étrangers, considérés comme aisés, qui s’installent dans les grandes villes suisses et qui causent une augmentation des loyers « au préjudice de la population plus ancienne. »719 La conjugaison de ce phénomène et des conditions démographiques déjà décrites conduisent le Conseil fédéral à agir en vertu des « pleins pouvoirs » dont il dispose depuis le début de la Grande Guerre720. Le 29 octobre 1918 est adopté un arrêté fédéral concernant la lutte contre la

716 Hans Ulrich Jost, « Menace et repliement (1914-1945) », in Comité pour une nouvelle histoire de la Suisse,

Nouvelle Histoire de la Suisse et des Suisses, III, Lausanne, Payot, 1983, p. 98. 717 Ibid., p. 99.

718 Sur l’ensemble, voy. ibid., p. 102.

719 Rapport du Conseil fédéral du 18 mai 1920 à l’Assemblée fédérale sur l’arrête du Conseil fédéral du 9 avril 1920 concernant les baux à loyer et la pénurie des logements, FF 1920. 3. 376.

720 Arrêté fédéral du 3 août 1914 concernant les mesures propres à assurer la sécurité du pays et le maintien de sa neutralité, RO 30. 347. En France à la même période, le Parlement français refuse une demande similaire émanant

pénurie des logements par des mesures restreignant la liberté d’établissement ou de séjour721, bientôt abrogé et refondu dans un arrêté du 9 avril 1920 concernant les baux à loyer et la pénurie des logements722. Ces nouvelles législations autorisent les Cantons « à refuser ou à retirer la faculté de s’établir et de séjourner sur les territoires des cantons qui souffrent de la pénurie des logements, aux personnes hors d’état de prouver d’une façon suffisante la nécessité de leur présence dans ces régions » (nous soulignons). Que recouvre la notion de preuve suffisante d’une nécessaire présence ? Les raisons sont principalement économiques : « notamment (…) l’exercice d’une profession, d’un métier, ou d’une activité quelconque pour subvenir aux be-soins de la vie ». Les cantons peuvent en outre examiner si l’activité des nouveaux arrivants « paraît nécessaire dans la région », ce qui n’est pas sans caractériser un pouvoir particulière-ment discrétionnaire. Cet ensemble législatif s’applique en priorité aux « arrivants » qui tom-bent à nouveau sous le coup d’un régime préventif de liberté d’établissement, disparu depuis l’entrée en vigueur de la Constitution de 1874. Quant aux « présents », les conditions de retrait de leur établissement sont plus sévères, il faut une « absolue nécessité »723, c’est-à-dire la preuve que les mesures concernant les arrivants ne sont plus suffisantes et que la commune est dans un état de surpeuplement avéré. Le régime répressif de la liberté d’établissement est donc également aggravé. Le Conseil fédéral, conscient de l’atteinte manifeste au droit constitutionnel de libre établissement, appelle les Cantons à « une interprétation prudente et soucieuse des in-térêts légitimes de ceux qui sont visés. »724 Bien que largement appliquée et plébiscitée par les Cantons725, cette mesure est abrogée par le Conseil fédéral par un arrêté du 28 juillet 1922, entré en vigueur le 30 juin 1923726. La situation est en effet en voie de retour à la normale et l’exécutif fédéral souhaite surtout revenir à la légalité ordinaire, c’est-à-dire à la pleine application de l’article 45 de la Constitution garantissant le libre établissement. À nouveau, pendant la seconde guerre mondiale, de mêmes dispositions sont encore adoptées par le Conseil fédéral en vertu de

du gouvernement d’Aristide Briand. Sur cet épisode, voy. Élina Lemaire, « Le désaccord du parlement et du gou-vernement sur “la Constitution du pouvoir politique en temps de guerre” : l’échec du projet Briand sur les décrets-lois (déc. 1916-jan. 1917) », Jus Politicum – Revue de droit politique, 2016, n° 15, 28 p.

721 RO 34. 1124.

722 RO 36. 205.

723 Charles Aubert, La liberté d’établissement des Confédérés. Étude critique de l’art. 45 de la Constitution

fédé-rale, op. cit., p. 195. Dans le même sens, Rapport du Conseil fédéral du 18 mai 1920 à l’Assemblée fédérale sur

l’arrête du Conseil fédéral du 9 avril 1920 concernant les baux à loyer et la pénurie des logements, FF 1920. 3. 377.

724 XIe Rapport du Conseil fédéral du 2 décembre 1918 sur les mesures prises par lui en vertu de l’arrêté fédéral du 3 août 1914, FF 1918 V. 173.

725 Rapport du Conseil fédéral du 28 juillet 1922 à l’Assemblée fédérale sur l’arrêté du Conseil fédéral du 28 juillet 1922 portant abrogation partielle de l’arrêté du Conseil fédéral du 9 avril 1920 concernant les baux à loyer et la pénurie des logements, FF 1922. II. 933.

nouveaux « pleins pouvoirs »727 dans un arrêté du 15 octobre 1941 instituant des mesures contre la pénurie de logements728. Cette mesure est abrogée quelques années après la fin de la seconde guerre mondiale par un arrêté du Conseil fédéral du 23 décembre 1949 rétablissant le libre établissement729.

204. Ces temps troublés révèlent finalement un acquis peu consolidé en matière de libre

établissement. À ces deux époques, la Suisse fait le choix de créer un régime paraconstitutionnel de garantie du libre établissement à la fois préventif et répressif, et fortement discrétionnaire : le recul est particulièrement important730. L’étendue de l’atteinte à la liberté d’établissement ressort davantage encore par la comparaison avec l’Allemagne : dans ce pays qui connaît une situation du logement autrement plus dégradée que la Suisse après la seconde guerre mondiale, les autorités se refusent à encadrer la liberté d’installation de leurs propres ressortissants pré-sents sur le territoire, et ne prévoient qu’un encadrement très relatif de l’installation des Alle-mands réfugiés ou expulsés de retour sur le territoire (voy. supra n° 179 s.) lors de l’adoption de la Constitution de 1949. Cette attitude divergente s’explique assez clairement par un senti-ment d’unité national moins assuré dans la Suisse du premier XXe siècle, comme le révèlent les débats sur une seconde législation concernant Genève.

205. La « défense » du canton de Genève dans les années 1940. – Le canton de Genève,

dès la période d’entre-deux guerres, est dans une situation particulière. Charles Aubert, dans sa thèse relative à La liberté d’établissement des Confédérés soutenue en 1939, consacre de longs développements à ce Canton et insiste sur plusieurs points particuliers : Genève est la deuxième ville de Suisse par son nombre d’habitants, et « elle attire bon nombre de campagnards qui croient pouvoir y trouver aisément de l’ouvrage »731 ; elle est une ville frontière et « de nom-breux Confédérés rapatriés y échouent et y restent »732 ; Genève attire enfin de « très nombreux “indésirables” qui tiennent à vivre inconnus et auxquels la grande ville offre non seulement un

727 Arrêté fédéral du 30 août 1939 sur les mesures propres à assurer la sécurité du pays et le maintien de sa neutra-lité, RO 55. 781.

728 RS X. 927.

729 RO 1949. 1919.

730 Le recul concerne encore l’établissement intracantonal puisque, alors que « les cantons admettent en général sur leur sol une liberté de séjour et d’établissement en faveur de leurs nationaux totalement indépendante des règles juridiques relatives à l’admission » (Charles Delessert, L’établissement et le séjour des étrangers au point de vue

juridique et politique, op. cit., p. 197 ; dans le même sens, Charles Aubert, La liberté d’établissement des Confé-dérés, op. cit., p. 186), désormais « l’établissement [peut], dans le Canton d’origine, être refusé ou retiré à un

ressortissant dans les communes dont celui-ci n’est pas originaire » (Charles Aubert, La liberté d’établissement

des Confédérés, op. cit., p. 197).

731 Charles Aubert, La liberté d’établissement de Confédérés…, op. cit., p. 202.

champ d’action mais encore des possibilités d’existence »733. Ce phénomène d’attrait est encore renforcé par, d’une part, une « jolie allocation de chômage »734 octroyée selon des critères plus larges que dans le reste de la Confédération et, d’autre part, de nombreuses œuvres privées de bienfaisance. Souhaitant enrayer cette dynamique, l’autorité cantonale avait déjà adopté dans les années 30 une série d’arrêtés compliquant l’arrivée de nouveaux Confédérés. En particulier, un arrêté du Conseil d’État de Genève du 30 janvier 1935 relatif à l’engagement de personnes étrangères au Canton735 prévoyait de subordonner la délivrance d’un permis d’établissement à la production par le demandeur d’un « certificat d’embauche », assurant ainsi aux autorités qu’il dispose d’une « occupation régulière ». Le même arrêté prévoit encore le rapatriement des nou-veaux arrivants sans moyen d’existence. Cet arrêté crée alors un régime préventif d’autorisation d’établissement, ce qui entre manifestement en contradiction avec la lettre et l’esprit de l’article 45 de la Constitution. Le Tribunal fédéral dans un arrêt Weilenmann du 8 juillet 1938 le con-firme : « l’inconstitutionnalité de cette prescription ne fait pas de doute puisqu’elle fait dé-pendre le droit d’établissement d’une condition non prévue par l’art. 45 de la Constitution fé-dérale »736. Le Canton de Genève se trouve ainsi directement opposé à la législation constitu-tionnelle qui n’est maintenue en vigueur que par l’action de la juridiction suprême helvétique.

206. L’octroi des « pleins pouvoirs » au Conseil fédéral en 1941 va justement permettre aux

autorités genevoises d’obtenir les limitations à la liberté d’établissement qu’elles ne pouvaient mettre en œuvre dans une situation de légalité ordinaire. Par un arrêté du Conseil fédéral du 29 juillet 1942 restreignant la liberté d’établissement dans le seul canton de Genève737, les autorités fédérales donnent entière satisfaction aux revendications genevoises738 : les Confédérés con-damnés peuvent se voir refuser l’établissement pendant une période égale à quatre fois la durée de leur peine (art. 2) ; « ceux qui notoirement se livrent à la prostitution, la favorisent ou en vivent » peuvent faire l’objet d’un retrait ou d’un refus d’établissement (art. 3), de même que les individus qui compromettent « l’ordre ou la moralité publics »739 (art. 4, al. 1) ou qui ne

733 Ibid.

734 Ibid., p. 203.

735 Recueil des Lois de Genève, t. 121, p. 18, voy. Charles Aubert, La liberté d’établissement de Confédérés, op.

cit., p. 204.

736 Tribunal Fédéral, 8 juillet 1938, Weilenmann c. Cour de justice de Genève, ATF 64. I. 158, ici 166.

737 RO 58. 728.

738 Ce qui montre un infléchissement important de la politique suivie jusqu’alors, comme le révèle une Circulaire du 31 juillet 1936 du Conseil fédéral aux gouvernement cantonaux, concernant la liberté d’établissement et les tendances à l’autarchie, FF 1936. 2. 381 : « Nous sommes persuadés que toute atteinte au principe constitutionnel de la liberté d’établissement porte préjudice, à la longue, au peuple dans son ensemble. »

739 Un rapport du département fédéral de justice et de police montre qu’« On vise en particulier les homosexuels, les maîtres-chanteurs, les trafiquants de stupéfiants, les exploitants de tripots », in Conseil des Etats, séance du 8

peuvent subvenir à leurs besoins ou à ceux de leurs familles sans recourir aux « institutions ou aux œuvres d’assistance » (art. 4, al. 2) ; la nouvelle main d’œuvre peut encore faire l’objet de refus d’établissement lorsque les effectifs d’une « branche ou profession » est déjà en « sura-bondance » (art. 5). Il s’agit d’une restriction sans précédent de la liberté d’établissement : cet arrêté, par la richesse et l’étendue de ses motifs, permet une restriction quasi absolue de cette liberté et ramène résolument le principe de la liberté d’établissement au statut d’exception.

207. Les débats au Conseil des États lors de l’examen de ce texte pour approbation montrent

un attachement fort peu évident des instances fédérales au principe du libre établissement, qui tend d’ailleurs même vers une certaine xénophobie confédérale à la lecture des propos du rap-porteur, Max Petitpierre, élu radical démocrate du Canton de Neuchâtel, ancien Doyen de la Faculté de droit de la même ville, et futur Président de la Confédération. Parlant volontiers d’une « population étrangère au canton »740 (nous soulignons) d’une « qualité (…) nettement inférieure à la moyenne »741, il considère que « Genève exerce une attraction particulière sur les éléments douteux d’autres cantons »742 et qu’« On doit donner à Genève la possibilité de réagir contre une situation, qui ne peut que s’aggraver, si l’on continue à considérer le canton comme un déversoir, un dépotoir, que l’on remplit de tous les éléments jugés indésirables ail-leurs »743. Ces termes choisis et inhabituels témoignent d’une solidarité fédérale particulière-ment diminuée alors que Genève se voit autorisée à ramener l’ensemble des Confédérés séjour-nant sur son territoire à une situation d’étranger au sens fort du terme. D’ailleurs, Petitpierre ne cache pas que cet arrêté, pourtant réservé à un Canton, pourrait être un laboratoire pour une future réforme : « On fait une expérience qui sera peut-être utile et conduira le législateur fédé-ral à modifier le système institué par l’art. 45 de la Constitution fédéfédé-rale qui, il faut le recon-naître, n’est pas absolument satisfaisant. »744 Les quelques réactions d’autres représentants, sur-tout formelles745, peinent à cacher une quasi-unanimité : le texte est approuvé par trente voix contre quatre. Seul Albert Pictet, élu libéral du Canton de Genève, montre un certain recul sur

juin 1943 (Mesures propres à assurer la sécurité du pays. 7e rapport du Conseil fédéral), Bulletin officiel de l’As-semblée fédérale 1943. II. 163.

740 Ibid. 164.

741 L’auteur s’intéresse ici « au point de vue moral, de la criminalité et de l’indigence », ibid. 166.

742 Ibid. 163.

743 Ibid. 164.

744 Ibid.

745 Alain Malche, élu radical démocrate du Canton de Genève déclare : « Nos confédérés, de leur côté, contribuent avec nous à la prospérité et au renom de la République ; nous les apprécions, nous connaissons leur valeur. De leur côté, ils se sentent très attachés, très heureux chez nous ; ils y sont chez eux. », ibid. 171.

les questions de principe que pose cet arrêté, et plus généralement la dynamique de recul du libre établissement des ressortissants suisses :

« Avec beaucoup d’autres (…) je déplore que la liberté d’établissement comme d’ailleurs celle du commerce et de l’industrie, qui constituent des éléments fondamentaux de notre état fédé-ratif, subisse une nouvelle atteinte. Le cloisonnement que l’on tend à instituer toujours davan-tage, de canton à canton et parfois même de commune à commune, dans un esprit de protec-tionnisme local rappelant par trop des temps et des mœurs que nous espérions révolus, ne peut que nuire, à la longue, à l’ensemble du pays et tout spécialement à Genève. Je suis attristé en constatant combien nous marchons facilement dans cette mauvaise direction, sans toujours en bien peser les conséquences plus tard. »746

208. Les rapports annuels du Conseil fédéral à l’Assemblée permettent de se faire une idée

partielle de l’application de cet arrêté. En effet, l’accord du Département fédéral de justice et de police était nécessaire pour faire application des dispositions de l’article 4 de l’arrêté du 29 juillet 1942, c’est-à-dire pour retirer ou refuser l’établissement pour des motifs d’indigence, d’ordre ou de moralité publics. La première année, en 1943, le Canton de Genève forme 66 demandes, et les autorités fédérales en admettent 30747 ; dès l’année suivante, en 1944, 137 demandes sont formées, et 58 sont admises par le département fédéral748 ; en 1945 enfin, 40 demandes sont formées et seulement 11 sont admises749. Dès la fin de l’année 1945, le Conseil fédéral note une amélioration de la situation et une baisse subséquente des demandes du Canton de Genève, il annonce alors envisager l’abrogation de cet arrêté750 : c’est chose faite le 15 mars 1946751, ce qui clôt cette période paraconstitutionnelle propre au Canton de Genève. Au terme de cet épisode juridique et suivant les rapports du Conseil fédéral, ce sont donc moins de cent Confédérés qui auront fait l’objet de ces mesures, sur une population totale estimée à plus de 80 000752, ce qui révèle une disproportion manifeste entre d’une part l’envergure des moyens juridiques utilisés et l’atteinte portée au régime constitutionnel et, d’autre part, l’intérêt pratique et l’utilisation concrète de ces moyens.

209. Le caractère paraconstitutionnel des limitations. – La série d’arrêtés du Conseil

fédéral ici étudiée s’inscrit résolument en rupture avec l’ordre constitutionnel édicté par l’article

746 Ibid.

747 Conseil fédéral, Rapport à l’Assemblée fédérale sur sa gestion en 1943, 28 avril 1944, p. 206.

748 Conseil fédéral, Rapport à l’Assemblée fédérale sur sa gestion en 1944, 29 mars 1945, p. 180.

749 Conseil fédéral, Rapport à l’Assemblée fédérale sur sa gestion en 1945, 17 avril 1946, p. 234.

750 Rapport du Conseil fédéral du 10 décembre 1945 à l’Assemblée fédérale sur l’ensemble des arrêtés et mesures pris en vertu des pouvoirs extraordinaires et encore en vigueur, ainsi que sur le sort prévu pour lesdits arrêtés, FF 2. 552.

751 RO 62. 368.

752 Conseil des Etats, séance du 8 juin 1943 (Mesures propres à assurer la sécurité du pays. 7e rapport du Conseil fédéral), Bulletin officiel de l’Assemblée fédérale 1943. II. 164.

45 de la Constitution. En créant un régime préventif d’autorisation préalable de l’établissement, en aggravant ou en étendant le régime répressif du retrait de l’établissement, cette législation d’exception viole la Constitution fédérale. Comment alors une telle atteinte a-t-elle pu être jus-tifiée ? Juridiquement et politiquement, le régime d’exception construit en matière de libre éta-blissement est fondé sur les « pleins-pouvoirs »753 conférés – hors de tout cadre constitutionnel – au Conseil fédéral lors des deux conflits mondiaux. Pour autant, il demeure tout de même étonnant qu’une législation d’exception puisse contrevenir aux dispositions de la Constitution fédérale. En ce sens, Gaston Jèze, dans un article à propos des plein-pouvoirs du Conseil fédéral suisse lors de la première guerre mondiale, précise qu’il est « juridiquement irréfutable »754 que des pleins-pouvoirs octroyés par une Assemblée ne peuvent modifier l’ordre constitutionnel :

« [N]’est-il pas évident que l’Assemblée fédérale n’a pas pu conférer à l’Exécutif des pouvoirs refusés par la Constitution fédérale ? L’Assemblée fédérale n’est pas une assemblée souve-raine : elle n’a que des pouvoirs limités par la Constitution fédérale. Si donc une mesure, jugée désirable par le Conseil fédéral, aboutit à modifier la Constitution fédérale, se heurte à une disposition constitutionnelle, la loi du 3 août 1914 sur les pleins pouvoirs ne permet pas au Conseil fédéral d’édicter cette mesure. Si la mesure est jugée indispensable, il faudra d’abord modifier la Constitution selon les formes prescrites. »755

En réalité, l’approche positiviste de Jèze s’oppose directement à la théorie allemande de l’état de nécessité (Nothstand). Suivant cette théorie jusnaturaliste bâtie à la suite de la philosophie hégélienne, « nécessité fait loi » (Noth hat kein Gebot756) et, comme le note Bluntschli, cette théorie « ne se justifie que par la nécessité du développement indispensable ou du salut de la nation, lorsque les voies de la réforme sont absolument fermées. Là où les intérêts majeurs du bien public sont menacés, la vie du peuple entravée, l’Etat mis en péril de mort, une nation vaillante et énergique puise dans la nécessité même le droit de rompre ses chaînes mortelles : “La nécessité fait loi” (Nothrecht). »757 Bref, en pareille situation de nécessité, le Gouvernement est habilité en vertu d’un droit naturel de conservation à édicter des normes qui échappent à la

753 Arrêté fédéral du 3 août 1914 concernant les mesures propres à assurer la sécurité du pays et le maintien de sa neutralité, RO 30. 347 ; arrêté fédéral du 30 août 1939 sur les mesures propres à assurer la sécurité du pays et le maintien de sa neutralité, RO 55. 781.

754 Gaston Jèze, « Les pleins pouvoirs du Conseil fédéral suisse », RDP, 1917, t. 34, p. 224-268 (I) et p. 404-432 (II), ici p. 232.

755 Ibid.

756 Des propos qui sont prêtés au Chancelier allemand Bethmann-Hollweg, voy. Léon Duguit, Traité de droit

constitutionnel, vol. III, Paris, Boccard, 3ème éd., 1927-1930, p. 753. Duguit commente d’ailleurs, il s’agit d’une

Dans le document Nationalité et souveraineté (Page 172-180)

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